XII. Le Bateau
La création d'un nouveau bateau constituait toujours un événement. Ils coûtaient si cher à construire que seuls les plus riches marchands et le roi en possédaient les moyens. Une portion des revenus du royaume provenait d'ailleurs en grande partie de la vente de ces navires aux nations qui ne savaient pas les produire, en particulier la Hanse de la Vunci. Mais cet aspect du commerce répugnait à Brun. Il avait l'impression que l'Orvbel se dépouillait d'une partie de sa puissance au profit d'éventuels ennemis. Il préférait les louer avec leur équipage. Malheureusement, avec à peine plus de vingt mille habitants, ses options étaient restreintes. Et il devait bien se résoudre à les céder. En tout cas, il veillait à ce que les seuls bateaux exportés fussent armés pour le commerce. Les navires de guerre, il se les réservait. Et seul le palais avait le droit d'en construire. Là encore, la petite taille du royaume limitait son importance. Avec à peine cinq bâtiments, elle mobilisait presque un dixième de la population de la ville. Et leur entretien grevait une part non négligeable du budget royal. Pourtant, ils étaient loin des nefs géantes helarieal capables d'embarquer une demi-légion, soit plus de huit cents fantassins. Aussi quand un vaisseau de guerre était mis en chantier, Brun se devait de se déplacer pour y assister.
À proprement parler, il ne venait pas agrandir la flotte, mais la restaurer dans son état antérieur. Cette nouvelle unité était destinée à remplacer l'une des deux détruites lors du tsunami quelques mois auparavant.
Brun quitta le palais au petit matin, dans une calèche. Il avait choisi ce type de véhicule découvert, malgré le froid, pour se faire admirer de la population comme il en avait l'habitude. Ce jour-là, il n'était pas accompagné par l'une des sublimes concubines de son harem, mais par Orellide. La reine mère avait peu l'occasion de sortir, elle se délectait de la vue. Six gardes rouges montés les escortaient. Le convoi royal quitta la cour d'honneur. Ils s'engagèrent sur l'une des deux rues longeant la grande place qui faisait face au palais. Cette place magnifique était bordée de résidences somptueuses bien que loin d'atteindre la beauté et l'opulence du palais. Mais en direction du port, elle était fermée par la bourse aux esclaves, une construction laide en pierres noires. Brun l'aurait bien démolie pour la remplacer par quelque chose de plus harmonieux. Mais c'était impossible, elle était à l'origine des deux tiers des revenus de la ville. Dans ses sous-sols, des cellules retenaient prisonnier les êtres qui allaient bientôt être vendus. Mais il y en avait dix fois plus réparti dans les différents sérails de la ville.
La bourse aux esclaves marquait la limite entre la zone bourgeoise et un quartier populaire : le quartier pirate ainsi nommé parce qu'il datait de la création de la ville, quand les pirates la gouvernaient. Toutefois, habité par une population aisée, il était loin de la pauvreté des secteurs situés au fond de l'estuaire, le long de l'Orvbel ou encore de ceux de la bordure ouest de la baie. C'est cette direction qu'ils prirent en atteignant l'avenue séparant le port proprement dit des zones résidentielles.
Pendant qu'ils se déplaçaient en ville, Orellide en profita pour mettre les choses au point avec son fils.
— Serlen est maintenant concubine depuis un an, et cinq mois qu'elle a donné naissance à ton héritier. Quand vas-tu en faire ta reine ?
— Jamais ! répondit Brun.
Interloquée, Orellide se tourna vers lui.
— Comment ça ? Tu dois avoir une reine !
— Absolument pas ! Je dois avoir un héritier. Je l'ai. La reine, c'est juste un ornement destiné à en mettre plein la vue aux dignitaires étrangers. Le fait d'en faire ma reine ne la rendra pas plus décorative qu'elle ne l'est déjà.
— Beaucoup de monde la considère déjà comme telle.
— Ils se trompent. Je ne peux pas épouser une autre concubine sans compromettre la position de mon héritière. Et je refuse de faire reine la meurtrière de Dayan.
Orellide mit longtemps à répondre.
— Je comprends.
— J'en suis fort aise.
— Le lui as-tu annoncé ?
— Non. Et je ne compte pas le faire. Je veux qu'elle se pose la question, qu'elle rumine constamment là-dessus.
Il s'interrompit le temps de saluer un groupe de dockers sortant d'une taverne qui les regardaient passer. Les longs bâtiments bordant la rue du côté de la baie lui appartenaient. Chaque client y prenant un verre grossissait son trésor.
— Quelles que soient ses hypothèses, jamais je ne les confirmerai. Elle en sera réduite aux expectatives.
Ils arrivèrent enfin au port militaire. Il était isolé du reste de la ville par une muraille dont les portes étaient habituellement fermées. À l'endroit où les fortifications rejoignaient le quai, de petites tours assuraient la protection. Il comportait actuellement trois vaisseaux, mais une vingtaine y auraient tenu à l'aise. La calèche s'engagea dans la cour. Au fond se trouvait la forme de radoub, pour l'heure vide de son eau, dans lequel la nouvelle frégate allait être construite.
— Où est le navire ? demanda Orellide en regardant autour d'elle.
— Il est encore à construire, répondit Brun.
— Pourquoi sommes-nous venus alors si ce n'est pour le lancer ?
— Pour la pose de la quille. C'est une cérémonie importante et je dois la célébrer si je veux assurer une longue carrière au navire. Matak risquerait de se détourner de lui si je la délaissais.
— Superstition.
— Possible. Les marins sont superstitieux, riposta Brun.
De la main, elle désigna les batis qui supportaient des dizaines de madriers.
— Et tout ça va servir à construire ce bateau.
— Tout ça et bien d'autres. Il faudra un millier d'arbres pour l'achever.
— Un millier !
L'énormité du chiffre la laissa sans voix.
— Mais si on voulait égaler la flotte de l'Helaria, on devrait raser toutes nos forêts !
— Comprends-tu maintenant pourquoi couper un arbre est passible de la peine capitale ?
— C'est clair, en effet.
— En fait, permettre aux arbres de croître suffisamment pour en tirer ces grandes pièces de bois nécessite une gestion stricte de notre forêt. Si aujourd'hui nous possédons des navires, c'est parce que les rois du passé ont assuré cette gestion. Et tout arbre coupé doit être replanté si je veux que mes successeurs puissent continuer à en bâtir.
Tout en dispensant ses explications, Brun était descendu du véhicule et en avait fait le tour pour ouvrir la porte et aider sa mère à en sortir. Le long du bassin, alignés sur plusieurs rangées, tous les professionnels qui allaient participer à la construction du navire attendaient que le roi vînt les honorer. Tous les corps de métiers étaient représentés. Des charpentiers bien sûr, mais aussi des forgerons, des sculpteurs, des scieurs en long, des cordiers, et bien d'autres encore. En tout, une centaine de personnes. Un pas en avant se tenait le maître d'œuvre, et à ses côtés l'architecte l'ayant dessiné. C'est ce dernier qui entama la cérémonie.
— Bienvenue au Seigneur lumineux, mille fois béni des dieux, nous vous remercions d'assister à la naissance de notre nouveau navire.
Le roi salua l'auditoire d'un geste large.
— Je vous sais gré à tous de nous avoir invités à cette venue au monde. L'Orvbel appartient aux nations capables de construire des navires. C'est un club très fermé et grâce à vous nous en faisons partie.
Heureusement, il n'avait pas un discours à prononcer. Il ne se sentait pas très inspiré ce matin.
— Que le plus jeune apprenti s'avance, ordonna-t-il.
Un adolescent, presque un enfant encore, sortit du groupe pour se placer en face de son roi, à deux pas seulement. Bien qu'il sût que cette scène allait se produire, comme à chaque mise en chantier d'un bateau pour le compte du roi, il ne pouvait s'empêcher d'être nerveux. Il sentait des gouttes de transpiration couler le long de son visage et s'enfoncer dans son col.
Brun détacha sa bourse de la ceinture. Il l'ouvrit et avec un geste plein d'élégance, il en tira une petite pièce d'or qu'il présenta au jeune homme. Son devoir était de la prendre pour la suite de la cérémonie, mais il n'osait. Il avait l'impression de commettre un vol. Et pourtant, c'était ce que tout le monde attendait de lui. Manifestant une patience inaccoutumée, Brun attendit qu'il se décidât. L'apprenti, une fois son acte effectué, la leva au-dessus de sa tête pour la montrer à l'assemblée. Une ovation parcourut le bassin.
L'apprenti retourna en arrière. Au fur et à mesure qu'il avançait, le groupe se scinda en deux, chaque moitié se plaçant à une extrémité du bassin. En se séparant, ils dévoilèrent une poutre parfaitement équarrie d'une trentaine de perches de long et de deux mains d'épaisseur posée sur quelques tréteaux : la quille du futur navire. Un système de cordages et de poulies permettait de la lever pour l'amener au fond de la forme. Deux ouvriers se mirent à la manœuvre.
Le jeune apprenti descendit au fond du bassin par l'échelle. Il déposa avec ostentation la pièce d'or sur le sol et s'écarta. Aussitôt, les deux manutentionnaires soulevèrent la poutre. Lentement, ils la positionnèrent au centre du bassin. Puis ils l'abaissèrent. L'apprenti les guidait durant la manœuvre. Enfin, les cordes mollirent, la quille avait atteint le fond. L'apprenti s'agenouilla et chercha la pièce.
— La pièce est au centre exact de la quille, annonça-t-il.
Aussitôt, des cris de joie couvrirent les bruits de la ville. Les ouvriers qui allaient créer le navire s'enlaçaient, s'échangeaient des accolades.
— Devant cet heureux présage, déclama Brun, je vous invite à festoyer tout le reste de la journée.
Il lança sa bourse en direction du groupe d'ouvriers. L'un d'eux l'attrapa avec habileté.
— C'est une belle somme que tu leur laisses là, remarqua Orellide.
— Vu le coût d'un bateau, je n'en suis plus à une centaine de cels près. Et puis c'est la tradition.
Brun les aurait bien accompagnés dans la tournée des tavernes. Mais sa fonction représentative, où l'apparence était primordiale, l'en empêchait. Et même s'il était passé outre, sa présence les aurait mis mal à l'aise, ils se seraient retenus dans leurs amusements. Il leur aurait gâché la fête.
Le roi présenta le bras à sa mère pour la ramener à leur calèche.
— Je n'ai pas compris le but de cette cérémonie, dit-elle.
— C'est un présage, expliqua Brun. Si la pièce est trop décentrée, la construction va mal se passer. S'il faut s'y reprendre à plusieurs fois, des morts surviendront pendant le chantier. Enfin, si lors de la mise en eau, elle a disparu, le navire sera considéré comme maudit.
— Superstition tout cela.
— Je te l'ai dit, les marins sont superstitieux.
Il aida sa mère à s'installer à sa place, puis contourna la calèche pour s'asseoir à côté d'elle. Dès qu'il fut en place, le cocher lança le cheval. Aussitôt, les gardes se disposèrent autour pour l'escorter.
Alors qu'ils progressaient sur les quais, Brun remarqua une longue queue devant un bâtiment. Orellide aussi l'avait vu.
— Que font-ils là ? demanda-t-elle.
— Ils viennent se nourrir, répondit-il, c'est l'un des restaurants populaires mis en place par Serlen.
Orellide hocha la tête. La concubine, chargée de faire face à la pénurie alimentaire, avait jugé plus économique de distribuer de la nourriture déjà préparée plutôt que des ingrédients de base. Pour inciter la population à coopérer, elle avait fait fermer les marchés et elle bradait les plats que ses restaurants distribuaient. Les riches avaient protesté, mais étant dans l'incapacité de s'approvisionner et devant l'indifférence ostensible de Brun, ils avaient dû s'incliner. Comme les autres, ils se fournissaient à ces restaurants. Ou plutôt, ils envoyaient leurs domestiques chercher de quoi s'alimenter. Quelques-uns avaient voulu resquiller, mais là encore, Brun avait refusé d'écouter leurs récriminations et les avait éconduits.
Ils avaient à peine dépassé la file lorsque des cris se firent entendre. Brun fit stopper la calèche et se retourna. Une des personnes qui attendait prenait le cantinier à partie.
— Que se passe-t-il ? demanda Orellide.
— Je crois qu'ils sont à court de nourriture.
Le ton montait et devenait de plus en plus menaçant. Enfin, la bagarre éclata. Les manifestants renversèrent les tables et tentèrent d'attraper les officiants. Ceux-ci battirent en retraite vers la seule porte, mais les plus éloignés n'avaient aucune chance de l'atteindre.
Brun descendit du véhicule. D'un pas résolu, il se dirigea vers l'émeute. Quatre gardes rouges l'accompagnèrent. Deux autres restèrent en selle, prêts à intervenir.
— Ça suffit ! cria Brun.
Devant l'absence d'effet de son ordre, il le répéta.
— Au nom de Matak, arrêtez immédiatement !
Cette seconde injonction entraîna un flottement. En découvrant le roi suivi de son escorte, ils s'immobilisèrent. Pour faire bonne figure, certains se remirent debout.
— Vous n'avez pas honte, reprit Brun. Vous êtes les représentants d'une nation parmi les plus civilisées du monde. Vous êtes les descendants de ceux qui ont vaincu les feythas. Des fils de guerriers qui ont relevé le défi de tuer des êtres quasiment immortels. Et en ces temps difficiles où nous devrions nous unir pour faire face à l'adversité, vous vous comportez telles des bêtes et mordez la main qui tente de vous nourrir. Vous devriez avoir honte. Moi j'ai honte. J'ai honte pour vous. J'ai honte pour vous. J'ai honte de ce que je vois. Les temps sont durs. Il fait froid, le travail manque et surtout, la nourriture est comptée. Mais c'est le cas pour tous. Ces hommes et ces femmes vous offrent tout ce qu'ils possèdent. Ce qu'ils ont distribué, c'est tout ce qu'ils avaient. Il n'y en avait pas pour tout le monde ? Ils n'y sont pour rien. Ils ne peuvent pas vous donner ce qu'ils n'ont pas. Et vous les frappez parce qu'ils n'ont pas ce qui n'existe pas.
— Et vous, au palais, que faites-vous pour nous ? cria l'un d'eux.
— Nous cherchons de la nourriture, d'où croyez-vous que vient celle que vous avez reçue ? Si nous n'avions rien fait, vous n'auriez rien reçu du tout, pas le moindre grain ou la moindre portion de viande. Nous développons également des solutions pour augmenter les rations.
— Mais il n'y en a pas assez pour tous. Les forts prendront tout. Et les faibles ne recevront jamais rien.
Brun avait repéré celui qui lui répondait. Il le désigna du doigt.
— Approche, ordonna-t-il.
Il accompagna son ordre d'un geste d'invite. Tant qu'il était noyé dans la foule, anonyme, il faisait preuve de courage. Mais ainsi placé sur le devant de la scène, il hésita.
— N'aie pas peur, le rassura Brun, je ne vais pas te manger. Je ne suis pas un feytha.
À moitié de son propre chef, à moitié poussé par la foule, il se retrouva devant Brun.
— Comment t'appelles-tu ? demanda Brun.
— Cassan, répondit l'homme.
— Cassan, tu as soulevé un problème intéressant. Les forts s'empareront toujours des rations aux dépens des faibles. Tu as raison et il faut y remédier. C'est pour cela que je te nomme mon représentant pour ce point de distribution. Ton rôle sera de veiller à ce que chacun reçoive sa juste part, ni plus, ni moins. Acceptes-tu cette fonction ?
L'homme n'avait pas le choix. Il le savait. Il donna la seule réponse possible.
— J'accepte la mission.
— Bien, incline-toi.
L'Orvbelian posa un genou à terre et pencha la tête. Brun posa la main sur son crâne.
— Cassan, je te nomme représentant de la couronne. Ta charge consistera à assurer une répartition équitable de la nourriture entre tous les habitants du quartier.
Brun recula.
— Relève-toi maintenant.
Avec maladresse, Cassan s'exécuta. Brun lui posa la main sur l'épaule.
— Grâce à toi, dans ce quartier, tout le monde recevra sa juste part. Je suis fier de toi.
Puis il se tourna vers l'assemblée.
— Si tous les citoyens de cette ville se comportent comme lui, nous passerons ces épreuves difficiles, je ne dis pas « haut la main », mais vivants et en bonne santé. Vous pouvez tous vous montrer fiers de Cassan ainsi je le suis moi.
Brun recula de deux pas et salua son nouveau représentant. Puis il retourna à son véhicule. Une fois qu'il se fut à son tour installé, les gardes rouges se détendirent. Le cocher fouetta son cheval pour les faire rejoindre le palais au plus vite.
— Tu as donné un grand pouvoir à cet homme sur ces gens, remarqua Orellide, n'as-tu pas peur qu'il se prenne d'importance et empiète sur ton pouvoir ?
— Je leur ai surtout donné un bouc émissaire, répondit Brun. Il s'en fallait de peu pour qu'ils nous accusent. Maintenant, si les choses se passent mal, c'est à lui qu'ils s'en prendront.
Orellide jeta un coup d'œil admiratif sur son fils.
— Habile, remarqua-t-elle.
— Inquiétant surtout. Si la nourriture manque au point que la population s'agite, la situation est grave. Il faut vraiment que les projets de Serlen aboutissent.
— Que prépare-t-elle ?
— Elle doit me transmettre son rapport dans quelques jours, comme tous les douzains.
Comme la calèche s'engageait dans l'avenue reliant le port au palais, Brun se cala dans son siège et ne prononça plus un mot.
Une centaine de longes au-dessus du sol, un rapace surveillait les moindres mouvements de la calèche, depuis son départ du port jusqu'à son arrivée. Puis, une fois le véhicule dans la cour d'honneur, il quitta la ville vers le nord-ouest et la profonde forêt qui entourait la ville.
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