X. Expédition matinale - (1/2)
C'était le moment où jamais. Deirane devait en profiter. Loumäi était partie depuis quelques calsihons pour rejoindre son service. Quant à Dursun, elle dormait profondément, enlacée par les deux jumelles et Blaid qui s'était ménagé un petit nid entre elles. Elle repoussa les draps et se leva. Puis elle vérifia que ses invitées n'avaient pas bronché. Silencieusement, elle ouvrit la porte du placard et en tira une tenue soigneusement pendue sur un cintre. Chemisier blanc, jupe courte plissée noire, gilet noir et un tablier blanc qui protégeait l'ensemble. Presque tout y était. Il ne manquait que les bas rangés dans la commode et les chaussures. Plus que jamais, elle apprécia la qualité des meubles du palais. Le tiroir coulissa sans bruit. Pour le dernier point, elle allait devoir s'en passer. Loumäi n'en possédait qu'une seule paire et de toute façon, elle ne convenait pas à Deirane.
Elle gagna dans le salon avec son butin, non sans oublier d'emporter la boîte qui contenait ses bijoux. Puis elle se débarrassa de sa nuisette qu'elle remplaça par le costume qu'elle venait d'emprunter à sa domestique. Quand elle fut prête, elle se regarda dans l'un des nombreux miroirs qui parsemaient la pièce. Elle y découvrit une domestique au front orné d'un magnifique rubis. Une fois de plus, elle se demanda en fonction de quel critère les recruteurs du harem décidaient de faire d'une femme une concubine ou une odalisque. Elle était belle, et pourtant dans cette tenue, elle ne se distinguait pas des autres femmes de chambre. Seule une Tea pouvait exploser avec ce costume sur le dos. Avec les atours d'une concubine, Tea écraserait même Mericia tout en ayant sur cette dernière le bénéfice de la jeunesse. On aurait dit que le styliste du palais avait donné aux domestiques un uniforme de travail qui atténuait leur beauté, comme pour leur éviter d'entrer en concurrence avec les concubines.
Derrière elle, un applaudissement l'incita à se retourner. Dursun se tenait appuyée contre le chambranle de la porte de la chambre.
— Cela fait longtemps que tu m'espionnes ? demanda Deirane.
— Depuis le début. Pourquoi voles-tu les vêtements de Loumäi ?
— J'ai quelque chose à faire et je ne dois pas être reconnue.
Dursun porta la main à son front.
— Et avec ce machin-là, tu espères être discrète ?
Pour toute réponse, Deirane lui envoya un sourire. Elle se dirigea vers la table sur laquelle reposait la boîte en bois marquetée qu'elle y avait placée un instant plus tôt. Elle ne possédait pas beaucoup de bijoux, elle en était un elle-même. Elle n'était cependant pas totalement vide. Elle contenait une paire de boucles d'oreille en perle offerte par Calen quand elle vivait encore à l'ambassade d'Helaria, un collier de perles qui venait d'Orellide, signe que les deux femmes avaient eu la même idée la concernant, un pendentif en ambre qui incarnait son seul souvenir matériel de Dovaren et la broche donnée par Brun qui la marquait comme propriété du roi. Et une bague. C'était cette dernière qu'elle prit. Un bijou de toute beauté, mais fabriqué avec des matériaux courants : du quartz taillé sur une monture en cuivre. Il était à première vue destiné à une femme pauvre. À première vue seulement, car il représentait sa possession la plus précieuse.
— J'ai fauché ceci à Bilti il y a quelques mois.
Dursun ne sourcilla pas à l'évocation du nom. Et pourtant, alors que cette concubine simulait l'amitié avec Deirane, elle commanditait l'attentat qui avait fait de l'adolescente une handicapée. Dirigée par Terel, l'ancienne faction de Larein avait rossé la jeune femme, presque à mort. Elle n'avait dû sa survie qu'à la présence fortuite dans les murs du palais d'une magicienne douée du pouvoir de guérison. Un pouvoir insuffisant cependant puisqu'elle ne pouvait plus plier son genoux depuis.
— Et en quoi une bague en quartz va-t-elle résoudre ton problème ?
— Ce n'est pas n'importe quel quartz. Celui-ci contient des éléments qui lui confèrent certaines propriétés particulières.
Dursun s'était redressée, subitement intéressée. En clopinant, elle s'approcha de Deirane et lui prit la bague. Elle la tourna dans tous les sens pour l'examiner, avant de revenir au chaton.
— Une pierre de pouvoir ! Tu possèdes une pierre de pouvoir !
Deirane pouvait ressentir l'excitation dans la voix de la jeune femme.
— Bilti s'en servait pour modifier son apparence et paraître plus jeune qu'elle ne l'était, expliqua-t-elle.
— Pourquoi ne m'en as tu jamais parlé ? reprocha Dursun.
— Je ne pouvais pas le faire à l'adolescente que tu étais il y a quelques mois encore. Je peux le faire à la femme en devenir, raisonnable, que tu es aujourd'hui.
Deirane n'avait pas tort. Quelques mois plus tôt, elle était préoccupée principalement par son plaisir. Elle n'était attirée que par les femmes. Et les femmes, ce n'était pas cela qui manquait dans le harem. Elles étaient quelques-unes à partager ses penchants. La seule personne qui aurait pu la réfréner, Nëjya, était partie. Pendant quelque temps, elle avait pu sans contraintes s'étourdir de sensations entre de multiples bras. Comment aurait-elle pu confier un tel secret à celle qu'elle était il y a cinq mois ?
Elle lui rendit la bague.
— Si tu détiens une pierre de pouvoir, tu possèdes des sorts pour l'activer.
Deirane hocha la tête,
— J'en dispose de quelques-uns, confirma-t-elle.
— Pourquoi ne les utilises-tu pas pour tout foutre en l'air ici, je sais que tu en as envie ?
— Leur portée est limitée. Ils ne font que changer l'apparence du destinataire du sort. Et leur durée est courte, deux calsihons, trois dans le meilleur des cas, pas plus.
— Effectivement, c'est limité. Et qui vas-tu espionner ?
— Mericia. Je veux fouiller sa chambre.
— Mericia. Et tu profites de sa tournée matinale pour le faire. Bonne idée. Cependant, n'oublie pas qu'elle met un point d'honneur à ne pas s'habiller plus qu'avant, malgré la neige. Elle a juste réduit la durée de sa promenade. Tu ne disposeras pas de beaucoup de temps.
— Mericia n'a aucune raison de cacher ce que je cherche. Je le trouverai vite.
— J'espère que tu ne te trompes pas. Si elle te surprenait...
— Elle ne verrait qu'une domestique qui range sa chambre.
Dursun acquiesça d'un sourire.
— Allons-y, dit-elle.
Conçue pour une personne plus grande qu'elle, elle dut passer la bague au majeur pour qu'elle tînt en place. Elle la regarda un instant, elle était vraiment belle, malgré sa pauvreté. L'artiste, conscient qu'il fabriquait un objet destiné à permettre à un être qui en était dépourvu d'utiliser la magie, s'était surpassé. Puis elle ouvrit un tiroir du buffet qui occupait tout un pan de mur et en tira un écrin. Il contenait une dizaine de billes qui semblaient taillées dans de l'albâtre. Dursun la regarda avec intérêt en prendre une avant de ranger les autres.
— J'y vais, dit-elle pour se donner du courage.
— Attends ! s'écria Dursun.
Deirane interrompit son geste.
— Tu es sûre que tous les sorts sont les mêmes. Bilti avait peut-être d'autres usages pour cette bague.
Deirane fouilla dans son coffret.
— Il n'y a aucun moyen de différencier les sorts entre eux. Ils présentent tous le même aspect.
— Un autre moyen que la couleur peut-être, suggéra Dursun.
— Bilti n'était pas magicienne. Elle n'avait rien de plus que nous pour identifier le sort.
Approchant la bille de la bague, elle la brisa en la pressant entre le pouce et l'index. Aussitôt, une sorte d'éclair bleuté fulgura entre les débris et le chaton. Et bien que le bijou resta inchangé, quelque chose se modifia subtilement en elle. Ses doigts lui semblaient légèrement différents, sans qu'elle pût dire en quoi. L'air étonné de Dursun lui indiquait cependant que les transformations étaient plus profondes. Elle se regarda dans une glace et découvrit son nouveau visage. Ses traits délicats avaient laissé la place à une ligne de menton plus volontaire, ses yeux bleus s'étaient foncés. Et surtout, une épaisse toison rousse cascadait maintenant sur ses épaules. Deirane était belle, la femme qu'elle voyait dans son reflet était exceptionnelle.
— Tu t'attendais à ça ? s'exclama Dursun.
— Je l'espérais. J'avais peur que le sort me donne le visage de Bilti. Par chance, je n'ai hérité que de ses cheveux.
— Apparemment, il améliore la beauté du porteur. Et comme de base tu es déjà magnifique, le résultat est juste... wouah ! Heureusement que tu ne m'en as pas parlé quand tu as trouvé cette gemme.
Deirane ne put retenir un sourire devant l'ébahissement de son amie.
— J'y vais, sinon je vais rater le créneau.
Dursun accompagna Deirane dans le couloir, mais s'arrêta quand il déboucha dans le hall. Mericia habitait trois étages plus bas. Aussitôt le matin, les lieux étaient presque déserts. Les eunuques avaient cependant déjà pris leur poste à la porte des jardins. Elle n'aurait pas à passer devant eux. Avec le temps, Deirane avait appris que leur rôle n'était pas de protéger les concubines — personne ne pouvait accéder aussi loin dans le harem —, mais de les assister en cas de danger. Que l'une d'elles se blesse, ils étaient souvent les premiers sur les lieux.
Deirane s'engagea dans l'aile qui abritait l'appartement de Mericia et de quelques-unes de ses suivantes. Elle n'y était jamais entrée. Elle compara la décoration avec celle, plus récente, de son domaine. Fondamentalement, elle était bâtie sur le même modèle. Mais elle put déceler certaines subtiles variations. Les tableaux n'étaient pas les mêmes, la forme des banquettes témoignait d'une mode révolue depuis quatre générations, les motifs du tapis différaient. Heureusement, l'essentiel ne changeait pas. En particulier, à côté de chaque porte, figurait le nom de l'occupante des lieux. Comme elle s'y attendait, Mericia logeait du côté du jardin. Outre la vue, l'absence de vis-à-vis rendait impossible d'espionner chez elle.
Deirane tourna la poignée. La porte était verrouillée. Ces cloisons récentes, construites après l'ère feythas, n'avaient pu bénéficier de leur technologie. Les serrures de fabrication humaine étaient actionnées par une clef à gorge. Et comme les domestiques ne pouvaient les transporter pour les cent dix-huit chambres du harem, elles utilisaient un passe-partout. Loumäi ne travaillant que pour Deirane, elle n'avait pas besoin d'un passe. Deirane lui avait emprunté le sien. Elle introduisit la clef dans la serrure et la déverrouilla. Puis elle entra.
À titre de précaution, Deirane ferma le loquet qui permettait de bloquer l'ouverture de la porte quand la suite était occupée. Mericia n'avait aucune raison de cacher ce que désirait Deirane. Le bracelet ne se trouverait donc pas dans un coffre protégé par un code secret. Elle entreprit de fouiller la pièce. En plus de dix ans dans le harem, elle avait imprimé sa patte à son logement. Mericia préférait les meubles en bois laqué noirs aux lignes épurées. Peu de bibelots décoraient l'endroit, en revanche des mobiles ingénieusement conçus étaient nombreux. Et une étagère comportait beaucoup de livres. Deirane jeta un coup d'œil. Tous rédigés en helariamen, ils évoquaient divers problèmes techniques. Elle était passionnée par la science, voila qui était surprenant. Et de toute évidence, elle avait construit tout ce que Deirane voyait autour d'elle. Ainsi, Mericia était ce mystérieux ingénieur qui l'intriguait. Et dire qu'une telle intelligence croupissait dans un harem qui ne mettait en avant que sa beauté, alors que sa place aurait été à la Bibliothèque.
Ce premier examen effectué, Deirane commença vraiment sa fouille. Elle ouvrit toutes les portes sans rien trouver d'intéressant. Elle se rendit ensuite dans la chambre. Celle-ci était meublée en accord avec les habitudes opulentes du palais, indice que Mericia n'y passait que peu de temps. Elle y dormait et s'y habillait, sans plus. Le premier tiroir de la commode recelait ce qu'elle voulait.
Elle sortit le bracelet d'identité et l'examina. Bien qu'il en manquât la moitié, il ne paraissait pas adapté à un poignet d'enfant, un adulte l'avait porté. Deirane était incapable de le lire, elle se rabattit sur le fermoir gravé du sceau de celui qui l'avait validé. Son nom figurait toujours au centre, dans un cartouche. Larsen. Un nom qui n'était pas inconnu de Deirane. Depuis la visite de la délégation helarieal, elle avait tenté de se souvenir de tous ceux qu'on avait prononcés devant elle. Ils étaient nombreux, mais certains lui parlaient plus que d'autres et revenaient facilement. Celui-là en particulier. Larsen, grand maître joaillier en Helaria, était le père de Saalyn. Elle rangea sa trouvaille dans sa poche et continua sa fouille. Elle dénicha un bracelet d'enfant. À tout hasard, elle regarda le sceau. Ksaten, cette farouche guerrière libre qui accompagnait Calen. Et d'après ce qu'elle avait compris, une proche de Saalyn. Aussi surprenant que ce fût, Mericia était liée à Saalyn. Peut-être se connaissaient-elles. La bague d'apprenti figurait également dans les trésors de ce tiroir. Mericia la mettait parfois, sa disparition pourrait l'alerter. Elle préféra la laisser.
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