VI. Un nouvel ennemi
L'administrateur du port attendait patiemment sur le quai que le navire ait fini ses manœuvres d'accostage. En voyant la maladresse dont faisaient preuve les marins, il peina à refréner un soupir. Pourtant ce n'était pas la première fois qu'il voyait cet équipage et jusqu'à présent il s'était montré compétent. Le bâtiment, armé dans la ville d'Orvbel, appartenait à un négociant local. Son petit tonnage le cantonnait au transport de passager et à l'artisanat. L'Orvbel produisait beaucoup d'objets en bois, mais manquait cruellement d'autres ressources, telles que la pierre, le métal ou la terre cuite. Quoique, concernant cette dernière, une maison de négoce avait récemment créé un atelier de poterie plus haut sur le cours du fleuve Orvbel, à un endroit où l'argile était abondante. Cependant, il n'avait pas encore atteint une production suffisante pour l'exporter.
Enfin, la passerelle fut mise en place et le fonctionnaire put monter. Un officier l'accueillit directement sur le pont. Ce n'était pas le capitaine.
— Lieutenant Naled, de la capitainerie, se présenta le fonctionnaire.
— Lieutenant Sorlo, second à bord de « L'appel du vide », répondit le marin.
— Ce n'est pas le capitaine Vrant qui gère les formalités aujourd'hui ?
— Il n'est pas disponible. Il est souffrant, il a choppé quelque chose lors de notre escale à Shaab.
— Transmettez-lui tous mes vœux de rétablissement.
— Je n'y manquerais pas.
Le marin toussa sans protéger sa bouche de la main. Naled fut aspergé de postillons. Il retint de justesse le geste de s'essuyer le visage malgré son dégoût.
— Vous-même semblez malade aussi, remarqua-t-il.
— Ce n'est rien. Juste le sel, ça irrite la gorge.
— Bien sûr, répondit distraitement le fonctionnaire.
Il se pencha sur les documents que lui tendait Sorlo.
— Je vois que vous êtes partis avec une collection de petits objets d'art en bois à destination de Kushan. Comment se fait-il que vous reveniez par Shaab, c'est à l'exact opposé.
— Le voyage ne s'est pas passé tout à fait comme prévu.
— Expliquez-vous ?
— Nous avions la consigne d'acheter de la nourriture. Ici, elle a tellement augmenté de prix que l'affaire aurait été largement rentable. Sauf qu'en Helaria, ils ont refusé de nous en vendre.
Le fonctionnaire releva la tête, intrigué.
— Pourquoi ? Ils n'ont jamais refusé.
— Ordre de la Résidence à ce qu'il paraît. Et de toute façon, là-bas aussi les prix ont grimpé. L'opération n'aurait pas été une si bonne affaire que cela.
— C'est inquiétant. Si on ne peut pas acheter à manger, on va vite manquer.
— D'après ce que j'ai entendu, le froid a détruit une partie des champs du Kushan.
— C'est mauvais tout cela.
Le marin toussa à nouveau. Ce coup-ci, Naled parvint à esquiver les projections. Il rendit les documents signés au lieutenant.
— Vous passerez à la capitainerie payer les taxes, dit-il.
— Je n'y manquerais pas.
— Et soignez-vous. Si vous le désirez, je peux vous donner l'adresse d'un bon guérisseur.
— J'en connais un, n'ayez crainte.
Le fonctionnaire salua le marin. Puis il quitta le bord. Autour de lui, il entendit d'autres quintes de toux, sans y porter plus d'attention que cela. C'était la fin de son service. Aucune autre arrivée n'était prévue. Il retourna à la capitainerie remettre les documents qu'il avait reçus. Puis il rentra chez lui retrouver sa famille.
Les jours suivants se passèrent dans la même routine. Dès que les gardiens du port annonçaient un bateau, il se rendait sur le quai qui lui avait été désigné, attendait qu'il ait accosté et vérifiait le manifeste. Parfois, il descendait en soute contrôler la conformité des registres. Il était fier de son travail. Grâce à des gens comme lui, l'Orvbel n'était pas un repaire de brigands, mais un État civilisé où la loi prévalait. Grâce à lui, le palais touchait sa juste part sur toutes les transactions du port. Des règles claires, parfaitement définies, uniques pour tout le monde qui assuraient aux commerçants la connaissance précise ce qu'ils allaient payer et leur permettaient de s'organiser en conséquence.
Quand au bout de quatre jours, il commença à tousser à son tour, il ne s'inquiéta pas davantage, malgré le mal qui lui vrillait le crâne. Il devait aller travailler s'il voulait faire vivre sa famille. Aussi il se leva. Comme tous les matins, il se rendit à la capitainerie et il visita les bateaux qui accostaient. C'est avec soulagement qu'il vit arriver son repos duodecennaire. Un repos gêné par les expectorations de sa femme, de ses enfants et de la domestique qui faisait le ménage deux fois par douzain.
Il l'ignorait. Mais l'Orvbel qui depuis plus de soixante ans avait réussi, malgré sa petite taille, à résister aux invasions venait de laisser entrer le plus dangereux ennemi qui fût entre ses frontières. Un ennemi invisible, mais terriblement mortel.
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