IX. Mudjin
La troupe de Sängaren s'arrêta au pied de la colline. Seuls Mudjin et un autre cavalier grimpèrent à son sommet. Leur point de vue élevé donnait sur une large portion de la Grande route de l'est. Voir ce paysage de savane recouvert de neige avait quelque chose d'étrange, comme contraire aux lois de l'univers. Sur le côté nord de la route, au Chabawck, se trouvait l'un de ces refuges qui la jalonnaient toutes les vingt à trente longes environ. Depuis le début de la vague de froid, aucune pluie de feu n'était annoncée, aussi les voyageurs avaient-ils laissé leurs chevaux libres de gambader dans l'enclos derrière l'écurie. Mudjin jeta un regard méprisant vers eux. Leurs propriétaires ne les avaient pas protégés du froid. Mais que fallait-il attendre d'autre des Yrianii, incapables de s'occuper correctement de leurs montures ? Les bawcks s'en seraient certainement mieux sorti, en tout cas si on en jugeait par l'état des lieux. Les membres de ce peuple semblaient frustes par bien des domaines, mais quelqu'un avait réussi à les convaincre d'entretenir le refuge et ils s'acquittaient de cette tâche à la perfection. Plus de trente ans après sa construction, les bâtiments paraissaient neufs. Et il était probable que si la civilisation s'effondrait — ce qui avait failli arriver au moins une fois — ils continueraient à s'en occuper quand bien même personne ne les utiliserait plus.
— Que voulais-tu me montrer ? demanda Mudjin.
— Ils sont toujours là, répondit son subalterne.
— Là, qui ?
— Un convoi. Il ne comporte qu'un seul chariot, mais huit gardiens. La cargaison doit-être bien précieuse pour nécessiter autant d'hommes. En plus, ils dorment encore, on pourrait les surprendre à leur réveil.
Mudjin envoya une tape derrière le crâne de son compagnon. Vu sa carrure, il était étonnant que ce dernier n'eût pas été décapité.
— Ils sont dans un refuge, assena-t-il, on n'attaque pas un refuge.
— Nous sommes des Sängarens. Nous n'avons que faire des lois des hommes.
— Nous ne respectons pas les lois des États. Mais nous sommes civilisés et nous respectons celles de la civilisation.
Le cavalier lança un regard en coin vers le colosse qui dirigeait la plus puissante tribu des Sängarens. Il se retenait de se frotter la tête, cela serait passé pour un aveu de faiblesse. Mais Mudjin était vieux. Bientôt arriverait le jour où un plus jeune guerrier le défierait et le vaincrait. Mais pas aujourd'hui. Il était encore vigoureux, et bien plus fort que la moyenne des humains. Et c'était sans compter sur ses qualités de bretteur qu'il aurait acquises avec les plus grands maîtres escrimeurs de l'Yrian. Le jour n'était pas venu.
— Mais comment savais-tu que nous les trouverions ici ? reprit Mudjin. Nous avons chevauché deux jours pour venir depuis notre campement. Il t'en a fallu au moins un pour nous rejoindre.
— En fait, ils n'ont pas bougé.
— Ils n'ont pas bougé ?
— Non.
— Cela fait trois jours que ce convoi fait escale dans ce refuge ?
— Ils attendent peut-être quelqu'un.
— Allons voir.
Mudjin éperonna son cheval. Au bout de quelques perches, il se rendit compte que son compagnon ne le suivait pas. Il se retourna.
— Tu ne viens pas ?
— Ils sont huit guerriers. Nous ne sommes que deux.
— Tu as peur ? Dans ce cas, rentre au campement et donne ton équipement à un guerrier plus compétent que toi. Tiens, par exemple, à Diala. Même avec son pied bot, elle m'accompagnerait, elle.
Le cavalier, vexé d'être comparé à une handicapée, rejoignit son chef.
— Je suis Sängaren, ce n'est pas huit lopettes yrianii qui vont m'effrayer.
— J'ai été formé par ces lopettes.
Devant l'air déconfit de son subordonné, Mudjin ne put retenir un éclat de rire.
— Ne fais pas cette tête. Diala ne sait pas se servir d'une épée. Et elle n'en a pas le désir.
Il donna une grande tape bien virile dans le dos du cavalier. Ils se remirent en route au petit trot.
— Non, ses talents sont ailleurs, reprit Mudjin. D'ailleurs, c'est vrai ce qu'on dit sur les handicapées ? Comment est-elle au lit ?
— Une tigresse, répondit l'homme.
— En plus, même avec son pied bot, elle est une sacrée jolie fille. Tu as une belle femme, fougueuse, et la liberté. Que faut-il de plus pour être heureux ?
— Deux femmes, proposa le cavalier.
Mudjin éclata de rire.
— Si Diala est la bonne, tu n'en voudras aucune autre. Les humains sont faits pour vivre en couple, pas plus.
En quelques stersihons, ils atteignirent leur objectif. Plutôt que de rentrer sa monture dans l'écurie, Mudjin préféra la laisser libre sur le pâturage au sud de la route. L'animal était bien dressé, son propriétaire n'aurait qu'à l'appeler pour qu'il revînt.
En passant sous l'auvent qui reliait les deux corps du bâtiment, la première chose qu'ils ressentirent ce fut l'odeur âcre, qui prenait à la gorge et donnait envie de vomir. Ensuite, ce fut le silence. Seuls les bruits d'insectes étaient audibles.
— Ce n'est pas bon, remarqua Mudjin.
— On dirait qu'ils ont laissé pourrir de la viande.
— Tu es trop jeune, mais je connais cette odeur.
Avec précaution, il poussa la porte. Il se recula face aux remugles qui se dégagèrent de l'ouverture.
— Qu'est-ce qui sent comme ça ? demanda le cavalier.
— Des cadavres. La mort s'est abattue sur ce convoi.
Heureusement qu'il faisait froid, il osait à peine imaginer ce que cela aurait donné par fortes chaleurs. D'une poche, il sortit un mouchoir qu'il mouilla avec la flasque d'alcool qu'il portait sur lui et se le plaqua sur le nez. Puis il entra. À l'intérieur, il découvrit huit corps immobiles étendus par terre.
— Ouvre les fenêtres, ordonna-t-il.
Devant l'absence de réponse, il se retourna. Il était seul. Il retrouva son compagnon sur la route en train de libérer le contenu de son estomac sur le sol.
— C'est la première fois que tu vois un mort ?
Le jeune homme hocha la tête.
— N'aie pas honte, cela fait toujours cela la première fois.
— Qu'est-ce qui les a tués ? Des pillards ?
— J'espère. Toute autre solution serait une catastrophe.
Il attendit un instant.
— Tu y retournes avec moi ou tu préfères rester dehors.
— Je viens.
— Ne te sens pas obligé. Je sais que je demande à mes hommes de se montrer courageux. Mais ça, c'est autre chose. Huit cadavres en cours de décomposition, ce n'est pas à la portée de n'importe qui de supporter ça.
Ils retournèrent à l'intérieur. La puanteur était toujours aussi atroce. Les deux Sangärens ouvrirent les volets qui obturaient les fenêtres. Cela n'apporta aucune amélioration à l'odeur, mais contribua à atténuer la lourdeur de l'atmosphère, la rendant plus supportable.
— Qu'est-ce qui les a tués ? répéta le jeune homme.
Mudjin désigna la bouche bordée de sang et les traces rosées sur les sacs de couchage.
— Ils ont craché leurs poumons, répondit-il.
— La maladie ? C'est la maladie qui les a tués ?
— Pas tous, certains oui.
— Et les autres ?
— Le manque de soin. Quand tout le monde est tombé malade, plus personne n'a pu s'occuper d'eux. Ils sont morts de soif.
Le jeune cavalier passa dans la petite pièce qui servait généralement aux femmes à s'isoler des hommes. Il appela son chef.
— Il y en a un neuvième ici.
Mudjin le rejoignit.
— Ton plan était voué à l'échec. C'est un ambassadeur yriani. Il ne transportait pas d'or, mais un message. Ce n'est pas monnayable un message.
En donnant ses explications, il désigna le pendentif aux deux anneaux entrelacés, symbole de sa charge.
— Que faisons-nous ?
— On retourne chercher de la nourriture.
— Pour quoi faire ? Ils sont morts.
— Les chevaux ne sont pas morts. Ils n'ont pas mangé depuis plusieurs jours. Et ils ont besoin de soins.
L'homme hocha la tête.
— Je m'occupe de la nourriture, proposa-t-il.
— Non ! Charge-toi des chevaux ! J'y vais. Nous devons prendre des précautions. Nous avons peut-être attrapé la maladie et il ne faut pas la ramener chez nous.
Les deux hommes sortirent du refuge.
— Attends-moi là. Et si des voyageurs arrivent, empêche-les d'entrer.
— Avec cette odeur, aucun risque.
— Ce n'est pas faux.
Mudjin siffla son cheval qui le rejoignit rapidement.
Mudjin ne rallia pas ses troupes, il s'arrêta d'eux à plusieurs quelque distance, juste à portée de voix. Ceux-ci avancèrent pour réduire l'écart qui les séparait.
— N'approchez pas, ordonna-t-il, la maladie est dans ce refuge.
Ils s'immobilisèrent, attendant les consignes.
— Barat, prends quatre hommes et va bloquer la route une longe à l'ouest. Si la maladie vient d'Yrian, elle ne doit pas se répandre.
— Si quelqu'un essaie de force le blocus ? On le supprime ? demanda Barat.
— Non, tu l'amènes au refuge. Il aidera au nettoyage.
Un petit groupe de cavaliers se détacha de la troupe. C'était bien faible. Mais ils n'étaient pas assez nombreux pour en envoyer plus. Il allait devoir faire venir plus d'hommes d'un camp proche, une, peut-être deux escouades, afin que l'Yrian ne pût pas dépêcher une armée pour les déloger.
— Gerber, continua Mudjin, retourne au camp et ramène quelques prisonniers yriani et un guérisseur. Au moins qu'ils servent à quelque chose. Et rapporte aussi de quoi nous installer décemment. Et de quoi nourrir et soigner dix chevaux. Pense à prendre des couvertures. Les autres, vous empêchez quiconque d'approcher du refuge.
Aussitôt, deux hommes s'élancèrent vers le sud.
— Et toi ? demanda un homme.
— Moi ? J'ai peut-être été touché par la maladie. Je dois y retourner. Si dans quelques jours je suis toujours sain, j'aviserai.
L'homme hocha la tête. Il n'était peut-être pas d'accord avec Mudjin, mais on ne discutait pas les ordres du chef, sauf à le défier pour prendre sa place. Mudjin le regrettait parfois. Il dirigeait ses troupes depuis assez longtemps pour savoir que certains avaient de meilleures idées que lui. Mais leur éducation leur avait ancré un tel respect de l'autorité qu'ils obéiraient, même s'il leur demandait de se suicider.
Pendant que ses hommes prenaient position pour empêcher toute visite intempestive, il retourna vers le refuge. Il espérait que cette maladie n'était qu'un feu de paille, qu'elle s'arrêterait aussitôt démarrée. Mais il n'y croyait pas trop. Il ne connaissait pas grand-chose aux infections, mais il estimait impossible d'en attraper une comme cela, loin de tout. Ce convoi était déjà parti malade de son origine. Pire, ils avaient juste croisé des voyageurs contagieux. Dans ce second cas, cela voulait dire qu'ils étaient morts très vite, de façon foudroyante. Mais surtout que la mort avait déjà atteint la Nayt aussi bien que l'Yrian. Il allait devoir envoyer des hommes dans ces deux pays pour savoir ce qu'il en était.
Il n'entra pas dans le bâtiment, il préférait supporter le froid que l'odeur et la présence des cadavres. Heureusement, dans quelques monsihons, ses hommes reviendraient avec une vraie tente.
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