Interlude: Cité de Miles, vingt ans plus tôt.
Assise dans son lit, Rene finissait de donner le sein à sa fille quand on frappa à la porte.
— Qui est-ce ? demanda-t-elle.
Le battant s'entrouvrit et une tête d'homme apparut par l'entrebâillement.
— Je peux entrer ? quémanda le nouveau venu.
— Monsieur le duc ! Bien sûr.
Elle tenta de se redresser, pour honorer son hôte de marque.
— Ne te dérange pas ! s'écria Ridimel. Les bébés passent avant toute chose.
— Même avant les ducs ? objecta Vlad.
— Même avant les ducs. Un duc est un homme adulte capable de réfléchir et de comprendre ce qui l'entoure. Un bébé ne le peut pas. C'est à l'adulte de s'adapter.
Encore quelques pas, et Ridimel se retrouva au pied du lit. Le couple était bien logé. Pour la naissance de leur premier enfant, sa femme – une amie de Rene – leur avait attribué une chambre plus grande. Elle aurait même pu figurer comme dame de compagnie auprès de la duchesse si Rene, originaire d'un milieu pauvre, était mal à l'aise quand elle était entourée de tant de nobles, elle qui n'était qu'une fille de tanneur. Vlad lui-même n'était pas inconnu du duc. Ancien palefrenier du comte du Than, Ridimel l'avait à l'occasion amené avec lui lors de ses voyages. À son retour du dernier, à la suite de son mariage avec Rene, il avait intégré l'écurie ducale afin de rester à proximité du palais.
Ridimel se pencha sur la jeune femme qui lui lança un regard fier.
— Elle est magnifique, la félicita-t-il.
— Merci, répondit-elle un sourire se dessinant sur les lèvres ?
Vlad, assis juste à côté de son épouse, lui enlaça les épaules d'un bras et lui déposa un baiser sur la tempe.
Ridimel se redressa et s'écarta. Il se passa la main sur son crâne aux cheveux drus. Vlad connaissait assez son seigneur pour savoir qu'il faisait ce geste lorsqu'il était géné. Il attendit.
— Si je suis venu vous voir, ce n'est pas totalement gratuit, expliqua-t-il.
— Comment ça ? C'est la première fois que vous me visitez après mon accouchement et ce n'est pas par amitié ?
— Si bien sûr. Si je m'adresse à vous, c'est justement parce que nous sommes amis. Je ne demanderais jamais une telle chose à une inconnue.
— Vous éveillez ma curiosité, intervint Vlad.
— Je vais la combler.
Il refit son geste.
— Depuis hier, Meghare est souffrante, déclara-t-il enfin.
— Oh ! s'écria Rene. Que lui arrive-t-il ?
Ridimel hésita, gêné.
— La maladie du baiser, avoua-t-il.
— Monsieur le duc ! s'écria Rene d'un air amusée.
— Cette maladie ne touche pas les enfants ! le rassura Vlad.
— Je sais. Et chez les adultes, elle présente peu de gravité. On en guérit sans séquelles. Elle gardera le lit pendant un douzain, et ce sera tout. Mais la fatigue ressentie est énorme.
— Cela signifie qu'elle ne peut plus allaiter, fit remarquer Rene.
— Et mes filles sont trop jeunes pour être sevrées.
— Vous voudriez donc que je m'en occupe ?
— C'est cela.
Vlad serra farouchement Rene contre lui.
— Un instant ! s'écria-t-il. Vous demandez à ma femme de nourrir trois bébés.
— Il existe des nourrices professionnelles qui se chargent des enfants sans mère. Pourquoi ne vous adressez-vous pas à l'une d'elles ?
— Obliger une femme à vendre son corps est quelque chose de contraire à mes principes, objecta Ridimel.
— Ce n'est que du lait.
— Vous refusez !
— Pas du tout. C'est juste que ma Rene n'est pas bien épaisse. Avec deux bébés supplémentaires, vous allez l'épuiser.
— N'aie pas peur. Je connais Rene depuis aussi longtemps que toi, tu es bien placé pour savoir que je ne lui ferais aucun mal. Cette assistance ne serait que temporaire. Un douzain tout au plus.
— Un douzain seulement ! Vous savez que Meghare ne pourra plus reprendre l'allaitement après sa guérison.
— Je suis au courant. C'est pourquoi je suis allé voir Ksaten avant toi. Elle a accepté, à une condition.
— Elle peut faire ça ? s'étonna Vlad.
— Les stoltzint peuvent avoir une montée de lait même sans bébé. Elle nécessite un douzain pour se mettre en place.
Vlad sourit et hocha la tête. Voilà qui expliquait les détails de la démarche du duc. Il avait besoin de sa femme le temps que Ksaten pût prendre les jumelles en charge.
— Je crois que dans ce cas là, je n'ai plus aucune objection.
— Tu permets ! le rabroua Rene.
— Qu'y a-t-il, ma chérie ?
— C'est mon lait, mes seins et mon corps. C'est à moi de répondre.
Vlad s'écarta.
— Je suis désolé, s'excusa-t-il.
— Eh ! Je ne t'ai pas dit de t'éloigner.
Souriant, il reprit sa place contre elle.
— J'accepte, annonça-t-elle enfin.
Ridimel respira de soulagement.
— Mais avant je veux savoir une chose. Quelle condition a imposée Ksaten ?
— Elle veut devenir la marraine des jumelles.
— Et vous y avez consenti ?
— Bien sûr.
— Ce rôle n'était-il pas destiné à Saalyn ?
— Saalyn était déjà le témoin de mariage de ma femme.
Tout en prononçant cette dernière phrase, Ridimel s'était rapproché vers la porte. Il l'ouvrit et sortit dans le couloir.
— Vous pouvez venir, lança-t-il à quelqu'un qu'on ne voyait pas.
Il se poussa et laissa entrer deux domestiques avec chacune un nourrisson de quelques mois dans les bras.
— Vous étiez bien sûr de votre réponse pour avoir amené les jumelles avec vous, fit remarquer Vlad.
— Je n'avais aucun doute. J'ai parié sur l'amitié entre Rene et Meghare.
Rene tendit son bébé à Vlad qui le prit contre lui. Par respect, Ridimel détourna la tête du sein exposé à sa vue. Il avait juste eu le temps de voir un morceau de peau pâle, qui contrastait avec le teint sombre de sa propre femme. Vlad avait raison de dire qu'elle n'était pas épaisse. Elle semblait si fragile, il n'aurait pas fallu grand-chose pour la briser en deux. Quelle différence avec Meghare, à la beauté généreuse et solide !
Rene tendit les bras à une domestique qui lui passa une des filles. Elle lui donna le sein qui venait juste d'être libéré. Il s'en empara immédiatement et se mit à téter avidement. Puis elle dégagea le second pour accueillir sa jumelle qu'elle guida vers le téton nourricier. Ridimel s'assit sur le lit. Il voulait toucher ses filles, leur caresser le visage, mais il n'osait pas. Rene était une amie, pas sa femme, encore moins sa maîtresse.
— Vous arrivez à les distinguer ? demanda Vlad.
— Bien sûr, répondit Ridimel. Je suis leur père.
Il les désigna successivement en commençant par la première que Rene avait prise.
— Elle, c'est Anastasia. Et la seconde Ciarma.
Rene lui sourit.
— C'est le contraire, le corrigea-t-elle.
Ridimel ne sembla pas offusqué d'avoir été pris en faute.
— Le contraire ? Tu es sûre ? J'avoue qu'il m'arrive de les confondre.
— Pourtant elles sont différentes. Voyez comme Ciarma se montre forte, elle tète goulûment. Anastasia est plus fragile. Quand elles seront adultes, je parie que ce sera toujours Ciarma qui dominera le couple.
L'enthousiasme de Rene lui fit oublier la gêne qu'il éprouvait à la regarder nourrir sa descendance.
— Mais c'est que tu as raison, s'extasia Ridimel.
Emporté par sa joie, il caressa le visage de la plus proche, frôlant au passage la peau de leur nourrice improvisée. Il retira sa main comme s'il avait reçu une décharge électrique.
— Excuse-moi, dit-il.
Il se leva.
— Je reste là, à admirer mes filles alors que tu es à moitié nue, en négligeant toutes les règles de bienséance.
— Il n'y a pas de mal, le rassura Rene. Dans la maison de mon père, la bienséance, je pouvais m'asseoir dessus. Chez lui, je ne valais pas mieux qu'un meuble. Et encore, un meuble, on en prend soin.
— Mais tu n'es plus chez ton père. Tu vis maintenant chez moi, à Miles, une ville civilisée au cœur d'un pays civilisé. Et à Miles, un homme ne reste pas dans la même pièce qu'une femme dénudée.
Il se dirigea vers la sortie.
— Je repasserai quand tu seras présentable.
— Ce sera avec plaisir.
Puis il quitta la chambre, refermant la porte derrière lui.
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