Interlude. Cité de Miles, 15 ans plus tôt - (2/2)
À peine eurent-ils passé la porte que l'intendant du palais se précipita sur le duc. Il avait l'air affolé.
— Duc Ridimel, commença-t-il, le représentant du roi Falcon est ici.
— Maintenant ! s'écria le duc, mais nous sommes en pleine nuit. Que veut-il ?
— Je l'ignore, mais il est accompagné de quatre gardes royaux.
— Des gardes !
— Quatre. Et armés.
— Vous avez besoin d'aide, s'enquit Saalyn.
— Non, répondit Ridimel, c'est une affaire interne à l'Yrian. J'ai un petit litige avec le duc d'Elmin. Il vaut mieux ne pas vous y mêler.
Saalyn remarqua qu'il avait désigné le roi d'Yrian en employant son nom de terre et pas son titre le plus élevé. L'Yrian avait été créé en unissant les royaumes d'Elmin et de Miles. Leurs rois avaient pris le titre de duc et les anciens royaumes étaient devenus duchés. Mais le duc d'Elmin en s'installant à Sernos avait pris le titre de roi d'Yrian.
— Si vous y tenez.
Elle prit la main de Dercros et s'engagea dans les couloirs en direction de la chambre qui leur était réservée. Ridimel se tourna vers sa femme et la prit par la taille.
— Tu devrais y aller, lui dit-il.
— Tu n'auras pas besoin de moi ?
— Un diplomate, je saurais gérer ça tout seul. Mon père m'a éduqué en ce sens.
— Le mien aussi.
Le duc ne voulait pas dire à sa femme qu'il ne voyait qu'une seule raison pour que le roi envoie un représentant escorté de quatre gardes en pleine nuit. Il ne voulait pas l'inquiéter.
— Va te coucher, lui dit-il, et attends-moi, je ne serais pas long.
Il lui déposa un baiser tendre sur le front. Mais elle releva la tête, l'enlaça, puis l'embrassa. L'intendant avait l'habitude des effusions d'affection de ses maîtres. Il patienta le temps qu'ils se séparent.
— Tu ne tardes pas trop longtemps ? requit-elle.
— N'aie pas peur. Ce n'est qu'un fonctionnaire.
Elle s'écarta pour de bon avant de s'engager dans les couloirs sur les traces de Saalyn. Ridimel se tourna vers son intendant.
— Le comte du Than ?
— Je l'ai prévenu, il vous attend dans la pièce voisine de celle où j'ai fait patienter le représentant, avec dix gardes du palais.
— Excellent travail. Vous pouvez aller vous reposer, je prends les choses en main.
Il tapota l'épaule du jeune homme lui arrachant un sourire de satisfaction. Puis il le laissa seul, se dirigeant vers le fonctionnaire royal et la confrontation qui l'attendait.
Le représentant du roi attendait dans l'antichambre du bureau de Ridimel. Quand celui-ci entra, il était en train d'examiner une petite statuette en bois représentant une femme nue, allongée dans une pose langoureuse. Ridimel aimait cette œuvre, la teinte du bois et la silhouette ; elle ressemblait tant à Meghare. D'ailleurs, comme le vidame de Burgil la lui avait offerte une année environ après qu'elle se soit installée au palais, il s'était demandé un temps si ce n'était pas elle qui avait posé pour l'artiste. Il apprit par la suite que c'était sa plus jeune sœur qui avait servi de modèle. Voilà qui ressemblait bien à Serig, il ne pouvait pas détruire une telle œuvre d'art, mais il ne pouvait pas non plus garder cette représentation auprès de lui, il l'avait donc expédié à sa fille aînée qui vivait dans une contrée lointaine. Les quatre gardes, impressionnés par le luxe de la pièce malgré l'absence de métaux précieux, s'étaient regroupés dans un coin, mal à l'aise.
— Je constate que vous aimez l'art naytain, commença Ridimel.
— C'est votre femme ?
— Sa jeune sœur.
— Le vidame de Burgill a donc eu deux filles magnifiques.
— Trois même. Mais je ne connaissais que la cadette, la benjamine m'était inconnue jusqu'à ce qu'on m'offre cette statue.
— Magnifique. Et aucun fils pour hériter de ses domaines.
Ridimel croisa les bras sur sa poitrine.
— Vous n'êtes pas venu en pleine nuit juste pour discuter de la famille de ma femme. Pourquoi êtes-vous là ?
— Vous avez raison, acquiesça le fonctionnaire, il est temps de passer au motif de ma visite.
Il fouilla dans sa sacoche et en tira un parchemin enroulé autour d'une tige de bois. Ridimel reconnut un édit royal.
— Le roi Falcon vous donne une dernière chance de renoncer à votre folie et de vous comporter en duc fidèle. Vous devez évacuer vos armées des villages dépendant d'Elmin que vous occupez.
— Le roi Falcon ? ricana-t-il. A-t-il oublié le fonctionnement de ce royaume ? Les circonstances de sa création ?
— Je n'étais pas né quand il...
— Personne d'entre nous n'était né ! l'interrompit brutalement Ridimel. Mais heureusement, nos ancêtres nous ont légué un système d'écriture qui nous permet de connaître leurs décisions prises il y a cinquante ans. Ce traité prévoyait un royaume à deux têtes. Deux ducs prenant alternativement le titre de roi. Or Falcon et son père ont refusé la rotation des couronnes. Depuis la création du royaume, les Farallon n'ont revêtu la couronne qu'une seule fois, au lieu des trois qui auraient dû se produire si la loi avait été respectée.
— Le traité que vous évoquez n'a plus cours. Le roi Falcon l'a abrogé.
— De quel droit !
Ridimel toisa le fonctionnaire. Il le dépassait de presque une tête. D'instinct, l'émissaire recula. Mais il buta contre le buffet qui portait la statue. Les gardes qui l'accompagnaient se mirent en alerte, prêts à intervenir si Ridimel devenait violent. Mais celui-ci se contenta de hausser le ton.
— De quel droit le roi intérimaire de l'Yrian se permet-il d'abroger ce traité fondamental du royaume ?
— Les circonstances ont changé depuis la signature du traité. Aujourd'hui le roi a pour vassaux trois autres ducs : Sernos, Karghezo et Ortuin, en plus de son fief personnel d'Elmin. Vous ne contrôlez qu'une seule province.
— Foutaise !
Ridimel se mit à marcher à travers la pièce.
— Les ducs de Miles ont agrandi leur province de leurs conquêtes, ceux d'Elmin, dès qu'ils gagnaient un morceau de terrain, en faisaient un duché.
— Les provinces qui dépendent d'Elmin sont quand même beaucoup plus grandes et...
— Et rien du tout. Mes ancêtres ont conquis des zones peuplées, des royaumes constitués avec une armée pour les défendre et une résistance pour nous repousser. Elmin s'est approprié des territoires vides, sans personne pour s'opposer à leur avance. Moi aussi je pourrais faire cela. J'envoie mes armées de l'autre côté des montagnes, je m'empare des anciens hauts royaumes stoltz et je me proclame roi unique. Je n'aurai aucun citoyen, aucune terre exploitable, mais j'aurais pu créer au moins cinquante duchés.
— Je dois en conclure que vous refusez l'offre de Falcon.
— Bien sûr que je la refuse. Ces villages ont toujours dépendu de Miles. Mes armées y resteront et je percevrai leurs impôts aussi longtemps que Falcon ne se souviendra pas de ses devoirs.
— Dans ce cas, je dois vous donner ceci.
Il tendit le rouleau de parchemin à Ridimel. Le duc s'en empara et le déroula, brandi à bout de bras, pour le lire.
— C'est une blague ! s'écria-t-il soudain. Le roi me destitue de tous mes titres, terres, et droits, ainsi que ma descendance et annexe la ville de Miles et ses dépendances au duché d'Elmin et ordonne mon transfert à la prison de Sernos ! Et il nomme son frère gouverneur de la ville !
— J'ai bien peur que non.
Ridimel lança le décret aux pieds de l'envoyé royal.
— Puisque le roi le prend comme cela, il va voir de quoi je suis capable ! À partir de maintenant, je lui dénie toute autorité sur moi ou ma province. Je déclare Miles État indépendant de droit. Et s'il s'y oppose, je l'attends. Son armée n'a conquis que des territoires vides. On verra comment elle se comportera face à des soldats aguerris.
— J'en conclus que vous refusez de vous soumettre à la décision royale.
L'émissaire se baissa pour ramasser le parchemin. Ridimel interrompit son geste.
— Laissez-le ! Ce torchon est là où il le mérite.
Et il posa le pied dessus, le frottant sur le sol pour le déchirer. Le fonctionnaire adressa un geste ses gardes.
— Duc Ridimel, annonça leur capitaine, vous êtes en état d'arrestation, veuillez nous suivre sans résistance.
— Éphore Ridimel ! corrigea le duc. Vous n'avez pas suivi, le roi m'a déchu de mon titre de duc.
— Éphore Rid...
Il balbutia en remarquant le regard noir que lui envoyait l'émissaire.
— Ridimel Farallon n'est plus rien, dit-il, ni duc ni éphore. Arrêtez-le !
— Le titre d'éphore m'a été donné par la population. Il n'est pas au pouvoir du roi de me l'ôter.
Le soldat tenta d'attraper le bras de Ridimel. Celui-ci se déroba et s'écarta. Puis il tapa trois fois dans ses mains. La porte de la pièce s'ouvrit, offrant le passage à son ami le comte du Than accompagné d'une dizaine de gardes.
— Messieurs, reprit Ridimel, vous n'êtes pas les bienvenus dans l'éphorat de Miles. Mais contrairement à votre roi, je respecte les lois. Vous serez reconduit à votre logement. Et je vous donne deux jours pour quitter la ville.
— Vous allez regretter votre décision, lâcha l'émissaire.
Puis il se dirigea vers la sortie, rejoignant ses hommes, escorté par les gardes du palais.
— Au plaisir de vous revoir, le salua Ridimel.
Il s'inclina poliment comme l'étiquette le prévoyait face à un envoyé d'un souverain étranger. L'émissaire, devenu ambassadeur, le regarda, une sorte de dégoût affiché sur le visage.
— Vous êtes fou, dit-il.
Une fois la porte refermée, Ridimel se retrouva seul avec son ami.
— Tu es sûr d'avoir pris la bonne décision ? demanda ce dernier.
— Elle était inévitable. Falcon veut devenir le roi unique d'Yrian. Il cherche à m'évincer de façon irrévocable. Si j'avais cédé, il aurait augmenté ses exigences. Et un jour ou l'autre, on serait arrivé à ce même résultat. Il vaut mieux percer l'abcès maintenant avant qu'il soit prêt.
— C'est quand même un jeu risqué.
— Nos armées sont meilleures que les siennes. Les nôtres ont réellement combattu.
— Il est riche, assez pour corriger son retard avec le temps.
— C'est pour cela que je n'ai pas l'intention de lui laisser du temps. Dans un douzain, nous marcherons sur Elmin. C'est là que se cantonnent ses principales troupes. Une fois la ville tombée, le reste ne sera que formalité.
Devant l'air dubitatif de son ami, Ridimel lui flanqua une grande tape sur l'épaule.
— Ne fais pas cette tête-là. Allez va plutôt dormir, nous reparlerons de tout ça demain. Et au cas où tu voudrais réchauffer ton lit, Saalyn est dans le palais cette nuit.
— Je suis marié maintenant, object Dalanas, tu as oublié ? Et puis les stoltzin ne sont pas ce qu'il y a de plus efficace pour réchauffer un lit.
Donnant l'exemple, Ridimel ouvrit la porte. Il fit passer le Than devant lui, pour sortir juste à sa suite. Meghare avait assez patienté, il était temps qu'il la rejoigne.
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