Interlude : cité de Miles, 14 ans plus tôt
Ridimel arriva dans l'écurie sans encombre, légèrement essoufflé d'avoir couru pour la rallier à temps. Quelqu'un avait préparé son cheval. Il n'aurait donc qu'à monter en selle. Dans ce bâtiment immense, sa fierté, une trentaine de cavaliers s'alignaient sur deux colonnes. Seul Dalanas l'attendait, tenant les deux destriers par la bride. En quelques pas, il le rejoignit. Il lui passa une main derrière le crâne et appuya son front contre le sien.
— Bonne chance mon ami, lui souhaita-t-il.
— Nous nous retrouverons devant le porteur de lumière, lui renvoya Dalanas.
Ainsi il n'espérait pas survivre à cette journée. Lui-même n'y croyait pas.
— Je préférerais rencontrer le guerrier.
— Nous devrons nous surpasser pour cela.
— La vie de Meghare est en jeu.
Même Dalanas ne pouvait que l'admettre, c'était un enjeu capable de motiver Ridimel. Lui-même n'avait pas ce souci en tête, cela faisait plusieurs douzains qu'il avait mis sa famille à l'abri. Il ignorait où elle se trouvait sur le moment, mais ce n'était pas un problème. Ils sauraient se retrouver le moment venu.
— En selle ! ordonna Ridimel d'une voix douce, inhabituelle quand il commandait.
Dalanas obéit.
— Tu mènes la charge ? demanda Dalanas.
— C'est toi le commandant de la cavalerie, répliqua Ridimel.
— D'accord. Mais tu prononces le discours.
Au contraire de Ridimel, Dalanas, de caractère taciturne, n'était pas très doué dans ce domaine. Le duc avait toutefois pu constater que dans le feu de l'action il était capable de galvaniser ses troupes.
Ridimel tourna son cheval face à ses hommes.
— Mes compagnons, dit-il, Miles n'est plus. La ville est tombée. Les soldats ennemis sont entrés entre nos murs et massacrent notre peuple, nos familles, nos amis. Mais Miles n'est pas qu'un tas de pierres. C'est aussi une âme, un esprit. Et c'est pour sauver cet esprit que nous allons nous battre. Nous allons nous battre pour protéger notre population, lui offrir le temps nécessaire pour s'enfuir et se réfugier dans les montagnes. Nous allons nous battre pour les femmes, les hommes et les enfants de Miles. Nous allons nous battre pour tous ceux qui ont fait la grandeur de notre cité, nos poètes, nos musiciens, nos chanteurs, nos artisans. Nous allons nous battre pour que Miles ne meure jamais. La ville agonise. Mais elle ne mourra pas. Son esprit survivra en chaque personne que vous parviendrez à sauver. Que Miles vive à jamais.
Une vague d'acclamations salua les paroles de Ridimel. Il put alors prendre sa place à la tête de la colonne, Dalanas à ses côtés.
— Longue vie au duc Ridimel, cria un homme
— Longue vie à l'éphore Ridimel, corrigea Dalanas
— Longue vie à l'éphore Ridimel, reprit en chœur la troupe.
Dalanas prit la corne et la porta à sa bouche. Ridimel dégaina son épée et la brandit au-dessus de lui. Deux hommes se tenaient prêts devant le grand portail qui fermait les écuries. Ils écartèrent les battants et montèrent sur leurs chevaux.
— Par les dieux ! hurla Ridimel en pointant son arme en avant.
Il s'élança au galop dans l'allée entre les box, suivi par toute sa troupe. Dalanas s'époumonait dans sa trompe. Quand il arriva dans la cour de la caserne, quatre autres bâtiments s'étaient ouverts au signal sonore et déversaient leurs cavaliers.
— Au sud ! hurla Ridimel, au sud !
Dans un ensemble dénotant un long entraînement, l'escouade obliqua dans la direction indiquée, prête à répandre sa cargaison de morts sur l'ennemi.
Vlad courrait à travers les couloirs du palais sans lâcher sa femme et sa fille. Il ne disposait plus de mains pour sa jeune sœur, mais elle n'en avait pas besoin pour suivre le rythme.
— Pas si vite ! cria Rene, ralentit !
Elle dut répéter son injonction pour qu'il s'arrêtât.
— On n'a pas le temps, objecta Vlad. Nous devons fuir sinon on est mort.
Elle avait du mal à reprendre son souffle.
— Mais pas si vite, je n'en peux plus. Et lui non plus.
Vlad regarda le ventre rebondi de sa femme. Il avait bien choisi son moment pour donner un petit frère à Claire. Il faut dire qu'au début, Miles paraissait sur le point de remporter la victoire. C'était à l'arrivée de ce maudit gems que le cours de la guerre avait changé.
— Si on ne trouve pas un abri, lui aussi il mourra, assena-t-il.
Cette menace sembla rendre des forces à la jeune femme.
— Les couloirs, s'écria-t-elle soudain. Le couloir de services. Les soldats vont piller des zones principales avant de s'occuper des communs.
L'idée était excellente. Vlad se reprochait de n'y avoir pas pensé lui-même. Bon, il n'était qu'un invité ici. Il logeait habituellement dans la ferme paternelle à l'extérieur de la ville. Il ne connaissait pas le palais aussi bien qu'elle qui y vivait depuis sept ans. Il éprouva une brève inquiétude pour ses biens, certainement réduits en centre à ce jour. Mais ce n'était que du bois et de la pierre, ça se reconstruisait. Ce qui était important c'était ces deux femmes et cette fille qui se tenaient devant lui. S'il les perdait, jamais il ne s'en remettrait.
Il ébouriffa les cheveux de Claire pour l'encourager. La fillette était au bord des larmes. Elle faisait des efforts pour ne pas pleurer, mais elle était bien jeune. Le combat était perdu d'avance.
Il tendit la main à Rene et l'aida à se relever.
— Guide-nous, l'incita-t-il.
Sans se presser, elle se dirigea vers une tapisserie. Elle pivota, révélant un couloir succinctement éclairé.
— Des passages secrets, admira Vlad. Remarquable.
— Ils ne sont pas secrets. Ils sont masqués dans un but esthétiques, les soldats les trouveront vites.
Vlad, sa sœur et Claire s'engagèrent à la suite de Rene. Elle referma soigneusement le panneau derrière elle. Un petit aimant le maintenait en place. Rene avait raison, dès que les envahisseurs prendraient conscience de leur existence, ils les découvriraient facilement.
Destinés à permettre aux domestiques de circuler partout dans le palais, ils étaient assez larges et reliaient toutes les pièces de vie aux communs.
— Où va-t-on ? demanda Rene.
— La cuisine d'abord. On emporte tout ce qu'on peut prendre puis on sort.
— Par là.
Elle les guida à travers les galeries. Ils croisèrent de nombreuses intersections. Connaissant les lieux comme sa poche, Rene n'hésitait pas et progressait vite. Sans elle pour les conduire, ils se seraient perdus.
Côtés communs, les couloirs n'étaient plus camouflés derrière des tableaux, des tentures ou dans des coins discrets. Ils étaient librement ouverts. Et l'un d'eux débouchait juste en face de la cuisine. Elle entraîna sa famille à travers la grande pièce déserte. L'endroit était en désordre. Le personnel avait fui en abandonnant tout en l'état. Ils n'avaient même pas retiré les casseroles des feux. Par habitude, elle allait décrocher une marmite pleine de pot-au-feu de la cheminée quand Vlad l'interrompit.
— On n'a pas le temps !
— Excuse-moi.
Elle fonça vers la réserve. Vlad s'empara de quatre gourdes pendues au-dessus de la table centrale et les remplit de bouillon. Il ne savait pas combien de temps ils mettraient à atteindre les royaumes nains. Ils apprécieraient certainement de disposer de cette boisson revigorante plus tard. Il en fixa une à sa ceinture, la seconde à celle de Claire. Les deux dernières, destinées à sa femme et à sa sœur, il la posa. Rene et Palmara revinrent les bras chargés de victuailles. Elle versa le tout dans un sac à dos.
— Pas trop, femmes, l'interrompit Vlad. Il faudra le transporter après.
Elle n'écouta pas et retourna dans la réserve. Elle rapporta une multitude de pâtés en croûte et encore du fromage. Elle en remplit une seconde besace.
— Ça ira, dit-elle.
Il aurait dû lui faire confiance. Elle perdait rarement la tête. Elle savait combien ils pouvaient transporter.
Soudain, Vlad lui appuya sur l'épaule.
— Sous la table ! Vite !
Sans chercher à comprendre, elle obéit. Elle s'allongea et glissa son gros ventre sous la table. L'étagère remplie de matériel qu'elle abritait sous le plateau constituerait une excellente cachette. Vlad vérifia que Claire suivait ses consignes avant de les imiter. Palmara avait pu se réfugier dans le cellier.
Il était temps. Confirmant les bruits qu'il avait entendus, un petit groupe entra dans la cuisine. À leurs bottes visibles depuis sa position, il identifia deux hommes. Mais des sanglots indiquaient la présence d'une troisième personne. Ils devaient le porter.
Une pluie d'ustensiles s'abattit sur le sol. L'un des hommes avait vidé la table en la balayant du bras. Puis un choc sourd ébranla le meuble au-dessus de leur tête. Un cri de douleur y répondit, suivi de supplications en yriani. Des supplications sanglotées par une femme. Ils se transformèrent en hurlement de panique quand on déchira sa robe.
Le pantalon d'un des hommes s'abattit sur ses chevilles. Aussitôt, Vlad plaqua la main sur les yeux de sa fille puis il détourna le regard. Rene était pétrifiée devant le spectacle.
Les deux hommes se relayèrent sur leur victime pendant presque un calsihon. L'un des deux prononça quelques mots dans une langue inconnue. Le premier se baissa pour se rhabiller. Pendant un bref instant, son visage fut visible alors que masqué par la pénombre de la table, il ne remarqua pas ceux qui s'étaient réfugiés dessous. Il avait des yeux jaunes de reptile. Un stoltz. Le mercenaire était un stoltz. Une lame sortit de son fourreau et la femme qui se tenait silencieuse depuis un moment se mit à prononcer des supplications paniquées. Elle poussa un hurlement et se tut définitivement. Quand il la lâcha, elle retomba sur la table et glissa au sol. La tête tourna en direction de Rene, les yeux grand ouverts qui ne voyaient plus rien. Rene s'enfonça le point dans la bouche pour ne pas crier.
Une dispute brève éclata entre les deux hommes pendant qu'ils quittaient la pièce.
Vlad attendit que les bruits de pas s'éloignassent et s'extirpa de sa cachette. Il aida Rene et Claire à le rejoindre. Puis il alla chercher sa sœur.
— On ne peut pas sortir par là. Il y a un autre passage ?
Rene, en état de choc, ne répondait pas. Elle gardait les yeux fixés sur le cadavre. Il la secoua pour lui faire reprendre ses esprits. Cela marcha.
— C'est Hesperia, dit-elle.
Il aurait dû y penser. Elle connaissait la morte. C'était une collègue, peut-être une amie. Vlad s'accroupit sur le cadavre et lui baissa les paupières. Puis il rajusta les pans de la robe pour lui restituer un air décent. Rene se mit à marmonner. Inquiet Vlad revint vers elle. Mais elle ne faisait que prier. Elle confiait la victime aux bons soins de la mère. Elle adressa aussi une requête au guerrier pour qu'il vengeât sa mort.
— La réserve, répondit-elle enfin. Une porte donne sur l'extérieur pour que les livreurs amènent la nourriture.
Enfin, pensa Vlad, ils allaient sortir de ce piège. Il prit un sac à dos, tendit le second à sa sœur et se dirigea vers la réserve.
Ksaten avançait lentement dans les rues en proie au pillage. La ville était grande et les soldats n'étaient pas partout. Elle parvint à trouver des endroits relativement vides. De temps en temps, elle était obligée de se cacher pour laisser passer un groupe d'ennemis. Elle arriva aux abords du palais. Les Yriani avaient déjà atteint cet endroit. Et ils en étaient partis. Persuadés que ces hôtels disposés autour du centre du pouvoir recelaient des richesses incommensurables, ils les avaient pillées. Ce n'était que portes éventrées, fenêtres fracassées, grilles tordues. Puis quand ils en avaient terminé avec elles, ils les avaient incendiées. Parfois avec leurs occupants à l'intérieur si elle en jugeait par les cris de paniques ou de souffrance.
Elle s'adossa au mur d'une maison épargnée par le feu. S'en échappaient les hurlements d'une femme que des soldats avaient débusquée. Elle ferma les yeux de désarroi. Elle voyait trop de détresse autour d'elle. Jamais, depuis la guerre contre les feythas, elle n'avait ressenti tant de désespoir. Elle ne pouvait aider tout le monde. Il y en avait trop.
Cette femme-là, elle pourrait. Elle tira son épée du fourreau et entra par la porte brisée. Les hurlements venaient de l'étage. Elle grimpa l'escalier à toute vitesse. Elle ne se préoccupait pas du bruit. De toute façon, tout à leurs affaires, les pillards ne l'entendraient pas. Elle repéra facilement la pièce d'où provenaient les cris. Un homme était allongé devant dans une mare de sang. Certainement le maître des lieux qui avait osé une ultime tentative pour protéger les siens. Il avait échoué. Mais au moins, il n'assisterait pas au viol de sa famille. Viol qui n'aurait plus lieu si elle était arrivée à temps.
La porte était ouverte, elle put entrer silencieusement. C'était une chambre de jeune fille. Quatre hommes maintenaient une femme à moitié allongée sur le lit. Deux lui tenaient les bras, un troisième lui immobilisait une jambe en position écartée. Le quatrième était en train de baisser son pantalon. Il n'était pas trop tard, même s'ils avaient eu le temps de déchirer ses vêtements. Au pied du lit, une fillette était prostrée. Elle ne semblait pas blessée. Mais Ksaten connaissait les hommes. Elle savait qu'après sa mère, son tour viendrait. En voyant la stoltzin entrer, elle ouvrit de grands yeux. D'un doigt sur sa bouche, la guerrière libre lui intima le silence. Son épée levée, elle approchait sans un bruit.
Un soldat, celui qui maintenait la jambe de la femme, avait repéré le manège de la fillette. Il se retourna et découvrit Ksaten.
— Qu'est-ce que...
Il n'eut pas le temps d'en dire plus, la lame lui traversa la gorge, tranchant la trachée-artère et une carotide. Il fit quelques pas avant de s'effondrer. Les soldats se précipitèrent. Celui qui lui tournait le dos, empêtré dans son pantalon, tomba. Ksaten s'élança. Prenant le premier comme point d'appui, elle atteignit l'un des deux autres sur le lit. Il mourut instantanément, le cœur transpercé, sans avoir eu l'occasion de dégainer son arme. Le dernier avait eu le temps de se mettre hors de portée. Celui au sol essaya de se retourner pour déséquilibrer Ksaten. Elle lui envoya un coup d'épée dans l'entrejambe. Sous la douleur, il hurla.
— Salope ! cria le survivant.
— Pour l'usage qu'il en faisait, il ne méritait pas de les garder, assena-t-elle.
Elle abandonna le soldat agonisant pour s'occuper du dernier. Tout en surveillant la guerrière, il progressait en direction de sa dague qu'il avait bien négligemment posée sur la commode en entrant. La patronne était jolie, la fillette prometteuse, il avait oublié les règles élémentaires de prudence. Et maintenant, il était désarmé face à une guerrière qui n'avait pas l'intention de lui laisser la moindre chance.
— Tu ne vas pas me tuer alors que je suis désarmé ! s'écria-t-il.
— Et elle, tu lui aurais donné une arme avant de l'égorger.
Il comprit qu'elle ne le laisserait pas sortir vivant de cette pièce. Il se jeta vers le buffet. Elle se montra plus rapide. Elle trancha la main qui venait de saisir la dague, puis le cou. Il n'avait pas eu le temps de pousser le moindre cri.
Ksaten se tourna vers la femme. Elle serrait convulsivement contre elle la fillette qui s'était précipitée vers elle dès que le dernier homme était tombé.
— Il y a d'autres personnes dans cette maison ?
La femme secoua négativement la tête, incapable de prononcer un mot.
— Vous avez un endroit où aller ?
Elle répondit de la même façon.
— Ambassade d'Helaria, parvint-elle à articuler.
Logique. C'était le lieu le plus proche où elle pourrait trouver la sécurité. Les casernes de la ville ne lui apporteraient aucune protection, elles constitueraient même des cibles prioritaires.
— Trop loin, trop dangereux. Il y a trop de soldats entre ici et l'ambassade.
Le désespoir voila les yeux de la femme. Elle serra sa fille contre elle au point de lui faire mal.
— Vous disposez une cave ?
Ce coup-ci elle hocha la tête.
— Allez-y, barricadez-vous et n'en sortez pas avant un douzain. D'ici là, les pillards seront partis.
En tout cas, elle l'espérait. La ville était grande, il y avait beaucoup à voler.
Aucune des deux ne bougeait. Ksaten s'empara du drap qui avait glissé au sol pour essuyer sa lame du sang qui la maculait avant de la ranger dans son fourreau. Puis elle prit la fillette dans ses bras. Elle était lourde. Pourtant elle faisait une bonne tête de moins qu'elle-même. Comment ses amants, même les plus frêles, faisaient-ils pour la porter sans effort ? Un super pouvoir de la moitié masculine de la population ? Chassant ces pensées parasites, elle tendit la main à la femme. Cette dernière la prit en hésitant. Elle avait peur, cela se voyait sur son visage. Peur de ce qui se passait autour d'elle, peur de ne pas survivre à cette journée, peur pour la vie de sa fille. Et peur de Ksaten aussi, la facilité avec laquelle elle avait éliminé les quatre soudards la terrorisait. Mais elle n'avait pas d'autre espoir.
Ksaten la lâcha un instant pour prendre le drap du lit et la recouvrit.
— Il fait froid dans une cave, expliqua Ksaten. Vous ne pourrez pas y rester presque nue.
La femme resserra convulsivement les pans des tissus autour de son corps. Puis elle l'entraîna à sa suite.
Un instant plus tard, les deux femmes étaient en sécurité dans les sous-sols. Si personne ne les trouvait, elles survivraient. Les lieux étaient frais, le drap qui l'enveloppait serait insuffisant. Mais un peu de froid n'était rien comparé à ce qui lui avait failli lui arriver. Et la cave abritait les réserves de la maison. Entre les tonneaux de vin, les saucissons et les jambons, elles pourraient se barricader pendant un mois.
Mais pour ces deux femmes qu'elle avait sauvées, combien mourraient ?
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