Chapitre 5 : Le Messager


Le bruit réveilla Deirane. Elle regarda dehors. Il faisait nuit noire. Et pourtant le palais était en effervescence. Ce n'était que claquement de portes et cavalcade dans les couloirs. Deirane se leva doucement, s'efforçant de ne pas déranger les jumelles. Elle commença par s'approcher de la fenêtre. Telle qu'elle était orientée, elle n'avait aucune vue sur le harem lui-même. Elle constata cependant que le jardin de Brun était éclairé. De la lumière filtrait bien depuis le bureau de Brun, elle était toutefois insuffisante. Les salles de classe, situées quatre étages plus bas, devaient être largement illuminées.

Elle entendit la porte du couloir qui menait à sa suite s'ouvrir. Loumäi se redressa sur un bras.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.

— Je l'ignore, répondit Deirane.

— Vous croyez que c'est une révolution ?

— Je n'espère pas. Sinon je ne donne pas cher de notre peau et Mericia et moi même. En tant que membre du gouvernement actuel, nous serions les cibles des révolutionnaires.

— Je n'entends aucun cri, intervint Dursun.

Deirane écouta. L'adolescente avait raison. Il n'y avait aucun hurlement de terreur, aucun cri. À part...

À part la voix de Brun qui se dégageait au-dessus de ce vacarme. Il était en colère, pas effrayé. Et semblaient donner des ordres, bien que les multiples couches de bois qui le séparait de Deirane atténuassent ses paroles.

Le louveteau de Deirane se précipita soudain dans le salon et se mit à aboyer violemment devant la porte.

Quand elle s'ouvrit, il s'enfuit, trouvant refuge entre les jambes de sa maîtresse d'où il reprit ses aboiements. Un eunuque entra. Un immortel, un de ceux entraînés au combat et chargés de la défense du harem. Il tenait son sabre dégainé. D'un coup d'œil, il engloba la scène de ces trois jeunes femmes en tenue de nuit et de deux fillettes qui s'étaient enlacées pour se rassurer. Puis il examina rapidement la pièce.

— Du calme Blaid, tu vois bien que c'est un eunuque.

Elle l'amadoua d'une caresse sur le haut du crâne.

— Que se passe-t-il ? demanda Dursun.

— Un intrus s'est introduit dans le palais, répondit-il.

Il entra, ouvrit la porte des placards, regarda sous le lit. Son examen se révéla succins. S'il recherchait un homme, il était inutile de s'attarder dans des recoins trop étroits.

— Excusez-moi pour le dérangement, dit l'eunuque.

Il jeta un coup d'œil sur l'animal.

— C'est un féroce gardien que vous avez là, plaisanta-t-il. Avec lui pour vous protéger, vous ne risquez rien.

Puis il ressortit. Deirane l'entendit fouiller son salon avant de quitter la suite. Il verrouilla la porte derrière lui. Évidemment, cela réduisait les possibilités de manœuvre d'un intrus potentiel.

— C'est un féroce gardien, parodia Dursun, et gnagnagna et gnagnagna.

Elle s'accroupit devant Blaid et ébouriffa son pelage de quelques caresses vigoureuses qui furent accueillies d'un coup de langue en plein visage.

Dursun s'écarta en riant.

— N'écoute pas ce minus. Tu as parfaitement rempli ton rôle. Tu as vaillamment défendu ta maîtresse.

Le louveteau répliqua d'un jappement joyeux et tenta une nouvelle fois de lécher l'adolescente qui l'esquiva habilement.

— Que fait-on ? s'enquit Loumäi.

— On se recouche, répondit Deirane. De toute façon, on est enfermées. On ne pourra pas sortir tant qu'ils ne nous auront pas libérées.

— Tu veux dormir ! s'écria Dursun. Alors que c'est la chose la plus excitante qui soit arrivée dans ce palais depuis des mois. La dernière fois qu'une intrusion a eu lieu...

— Une pauvre femme est morte sous mes yeux, compléta Deirane à sa place.

— J'avais oublié ce détail, s'excusa Dursun.

Deirane frissonna en se souvenant de cet événement. Une domestique agonisante avait été projetée à quatre étages de hauteur par un monstre, à moitié dévorée. Même Brun, cet homme indifférent aux autres, l'avait prise en pitié et donnée l'ordre que l'on abrégeât ses souffrances.

— Ce n'était pas un intrus, mais un démon, corrigea Loumäi.

Deirane lui intima le silence d'un doigt sur les lèvres puis elle lui montra discrètement les deux fillettes. La domestique comprit aussitôt. Il ne fallait pas les effrayer avec les horreurs qui avaient endeuillé le palais à l'époque.

— La situation est différente aujourd'hui. Ils ont parlé d'un intrus, fit remarquer Dursun. Je serai incapable de me rendormir après ça.

— Honnêtement ? Moi non plus, ajouta Deirane.

— Génial ! rebondit Dursun. On va pouvoir s'occuper autrement.

Elle roula sur le lit jusqu'à atteindre Deirane et lui empoigna une fesse.

— Eh ! s'écria Deirane en s'écartant.

— Tu ne veux jamais ! protesta Dursun.

— Non ! C'est vrai ! Je ne veux jamais ! Et je ne voudrai jamais !

Dursun reprit sa place du côté du lit proche de la fenêtre.

— C'est toi qui as fait partir Nëjya.

Deirane sentit ses oreilles bourdonner. L'adolescente avait raison. Elle et Nëjya étaient amoureuses l'une de l'autre. Et Deirane avait incité la seconde à quitter le harem. Cependant, ce n'était pas, ainsi le ton employé par Dursun l'avait suggéré, dans le but de mettre fin à leur liaison. Son but était de protéger la Samborren. Cette dernière n'était pas une concubine royale comme elle, en réalité elle appartenait à son frère. Celui-ci la traitait comme un jouet. Et Jevin aimait bien casser ses jouets.

— Tu sais bien que Jevin l'aurait tuée lors de sa prochaine visite. Ou plus vraisemblablement, elle aurait mis fin elle-même à ses jours.

— Ça fait plus d'un an que Jevin est parti. Il n'est toujours pas revenu.

Dans la pénombre, Loumäi surveillait les deux jeunes femmes. Elle décida finalement de rejoindre Dursun.

Soudain, Blaid se précipita au centre de la chambre et se mit à aboyer violemment vers le haut. Intriguée, Deirane regarda en l'air. Une forme se détacha du plafond et se laissa tomber à terre.

— Calme-toi, dit Deirane à l'adresse de Blaid, il ne nous veut pas de mal.

Dursun se redressa sur les coudes.

— Elle, corrigea-t-elle.

Elle avait raison, l'intruse qui se tenait maintenant au milieu de la pièce était une femme ; sa tenue soulignait sa silhouette. La nouvelle venue était de petite taille, totalement vêtue de noir, et le visage masqué.

Une légende. Une légende s'était introduite au milieu d'eux. Quelques mois plus tôt, Deirane en avait vu deux sur les toits du palais. Mais ces deux étaient un homme grand et musclé et une femme à la poitrine avantageuse. Celle qui se tenait devant elle était plus menue, plus conforme aux occupantes du harem. De ce qu'elle pouvait deviner à travers sa tunique, elle n'aurait qu'à enlever ses vêtements afin de se faire passer pour une concubine. Il y en avait quatre-vingts dans le harem, une de plus passerait inaperçue un moment. Après tout, Nëjya était partie depuis des mois et personne ne s'en était rendu compte.

— Que voulez-vous ? demanda Deirane.

En réponse, la légende ouvrit la sacoche fixée à sa ceinture. Elle en sortit une feuille de papier pliée en quatre et la tendit à la jeune femme. Deirane la prit et la déplia. Elle la lut. Avec la lumière chiche dispensée par les lunes dans le ciel, elle y voyait à peine. Elle s'approcha de la fenêtre. Le message était court, quelques mots seulement. Il était rédigé en yriani, retranscrit en utilisant l'alphabet orvbelian, ce qui ne lui apprenait rien vu que beaucoup de concubines procédaient ainsi.

« Avez-vous libre dans votre tête ? »

— Comment répond-on ? demanda Deirane.

La légende désigna la petite écritoire qui occupait un coin de la chambre.

— Je dois écrire la réponse ?

La légende ne broncha pas.

Deirane prit une feuille de papier, sa plume, l'encre.

— Loumäi, viens ici.

La domestique obéit.

— Tu vas rédiger la lettre à ma place.

— Mon écriture n'est pas aussi belle que la vôtre, protesta-t-elle.

— Brun connaît la mienne. S'il intercepte le message, il saura que j'en suis l'auteur. Toi, personne ne connaît la tienne. Personne n'est au courant que tu sais écrire d'ailleurs.

Loumäi s'assit devant l'écritoire et prit la plume. La réponse que lui dicta Deirane s'avéra encore plus succincte que la question : « Oui ».

Elle plia la lettre et la tendit au messager. Celle-ci la glissa dans sa sacoche. Elle s'inclina en une légère salutation.

— Il y a un village abandonné à une trentaine de longes au nord-ouest d'ici, lui indiqua Deirane.

La légende hocha la tête pour signifier qu'elle avait compris. Puis elle sortit de la chambre et passa dans le salon. Deirane lâcha la lettre et se lança à sa poursuite. Quand elle atteignit la pièce voisine, ce fut pour découvrir qu'elle était vide.

Dursun arriva juste derrière elle, tenant la lettre dans sa main.

— C'est du charabia ! s'écria-t-elle. Et tu as su quoi répondre sans réfléchir !

— Sans problème.

— Comment ?

— C'est simple. Par où suis-je passée avant d'arriver ici ?

— Par Sernos.

— Et plus précisément ?

— L'ambassade d'Helaria. Mais je ne comprends pas davantage.

— Traduis cette phrase en helariamen, la guida Deirane.

— Elle est fausse. Elle ne veut rien dire.

— Essaie quand même.

Dursun se concentra un instant.

— An lehelarea tekseike, dit-elle enfin.

— Bravo. Mais tu as traduit « Es-tu libre dans ta tête ». L'auteur a utilisé le verbe avoir. Traduis la phrase avec l'erreur.

— An lejetyin helarea tekseike ? énonça-t-elle en hésitant. Et alors !

— Et maintenant, tu changes une lettre et le message devient grammaticalement correct et change totalement de sens. Une seule lettre !

Dursun esquissa enfin un sourire.

— An lejettyin Helaria tekseike ? As-tu l'Helaria dans ta tête ? Ou dans tes pensées. C'est une offre d'alliance.

— À laquelle j'ai répondu oui.

— Tu n'as pas peur que quelqu'un d'autre comprenne le message.

— Je suis la seule à avoir vécu en Helaria. Dès que j'ai lu le message, l'euphonie m'est apparue tout de suite. Une autre personne aurait eu du mal à trouver. Et il n'en aura plus l'occasion puisque nous allons détruire ce message.

Dursun relut la lettre une dernière fois.

— C'est bien beau, mais comment cet allié va-t-il entrer en contact avec nous ?

— S'il peut mandater les légendes pour servir de coursier, ce ne sera pas un problème.

— Vu l'effervescence qu'a provoquée celle-là, je doute qu'elle réitère l'exploit souvent. À moins que ton village représente la solution. Si elle peut s'y rendre sans difficulté, comment vas-tu t'y prendre pour déposer les messages ?

Deirane éluda la question.

— D'ailleurs, je me demande par où elle est partie, s'interrogea-t-elle. Elle a disparu comme ça.

— Par la fenêtre, répondit Dursun. Elle est ouverte.

Deirane alla vérifier. L'adolescente avait raison, le battant était juste repoussé contre son dormant. Elle se pencha vers l'extérieur et regarda sur les toits. En vain. Le froid glacial l'obligea à réintégrer rapidement la chaleur de la chambre.

— Il y a une chose qui m'intrigue, reprit Dursun. OK, nous avons un allié en Helaria. Mais qu'est-ce qui incite les légendes à l'aider dans sa démarche ? Ce sont des assassins, pas des messagers.

— Je l'ignore, répondit Deirane. Pas plus que je ne comprends pourquoi elles n'ont pas encore tué Brun depuis le temps. Je suppose que nous apprendrons l'explication un jour. Pas cette nuit. Maintenant, on retourne se coucher. Ça a peut-être un rapport avec sa pierre de pouvoir.

Dursun confirma son hypothèse.

— S'il l'a chargée avec un sort de bouclier et s'il possède de quoi l'alimenter en permanence, effectivement, il est invulnérable.

Deirane réintégra sa chambre.

Dursun resta un instant seule, cherchant le moyen qu'avait imaginé son amie pour contacter la légende. Cette dernière avait compris du premier coup la solution proposée par Deirane. Dursun, qui la connaissait par cœur devrait aussi en être capable.

Elle avait beau retourner le problème dans tous les sens, elle ne trouvait pas l'explication. Elle pouvait faire appel à Venaya, mais dans ce cas, pourquoi utiliser ce village isolé ? Autant passer directement par elle. Il lui manquait une information. Quand, lassée de chercher, elle rentra dans la chambre, elle découvrit que Loumäi et les jumelles s'étaient installées au centre du lit, lui réservant une position loin de l'objet de son désir. Déçue, elle rejoignit sa place et se recoucha.

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