Chapitre 4 : Les Enfants de Cali - (1/2)

Le disque du soleil émergeait à peine au-dessus de l'horizon quand Deirane arriva devant la porte qui menait à la salle de danse de Cali. Elle se demandait pourquoi tôt ce matin, un messager lui avait enjoint de s'y présenter, surtout avec son usfilevi. Elle allait bientôt avoir la réponse. La serrure feytha n'était pas verrouillée. Elle n'eut qu'à pousser le battant pour entrer.

À sa grande surprise, elle n'était pas seule. Mericia s'y trouvait déjà, ainsi qu'un eunuque et un garde rouge. Pas n'importe quel garde rouge : Calas, ce sergent qui les avait accompagnées lors de cette expédition dans la forêt. Il n'était plus sergent d'ailleurs. Sur son uniforme, les deux barres obliques de son galon étaient devenues horizontales. Il avait été promu lieutenant. Une récompense bien méritée vu le courage qu'il avait manifesté lors des événements qui avaient marqué ce voyage. Il avait affronté un monstre pour les protéger, dans une bagarre qui avait vu tant des siens mourir.

Au lieu de se montrer reconnaissante, Mericia ignorait le soldat. Pire, elle lui tournait ostensiblement le dos. Pourtant, elle ne s'était pas toujours montrée aussi hostile à son égard. Quelques mois plus tôt, encore sous le coup de l'adrénaline, elle s'était même donnée à lui. Une grande première : c'était la première fois qu'elle faisait l'amour avec un autre homme que Brun. À moins qu'elle ait connu quelques eunuques à l'adolescence. En réalité, Deirane l'ignorait ; elle ne savait pas grand-chose de la vie privée de la belle concubine.

— Que fais-tu ici ? demanda-t-elle à sa consœur.

— Toi ! Que fais-tu ici ? répliqua Mericia. Brun m'a convoquée pour le troisième monsihon. Et toi ?

— Même chose.

Mericia jeta un coup d'œil sur l'étui qui abritait l'instrument de Deirane.

— Il veut te faire jouer de la musique, en déduisit Mericia. Mais pourquoi ici ? Avec la mort de Cali, la troupe n'existe plus. Si c'est pour un concert privé, on trouve des salons mieux adaptés dans le palais.

— Cela n'explique pas ta présence. À moins que... Tu sais jouer d'un instrument ?

— Bien sûr.

De la main, elle désigna le piano droit qui attendait contre un mur qu'un musicien s'installe devant son clavier. Deirane n'avait jamais vu personne interpréter quoi que ce soit dessus, mais elle avait parfois entendu sa mélodie s'échapper de la salle souterraine quand, lorsque le temps devenait chaud et humide, les danseurs ouvraient les vasistas qui donnaient sur les jardins du harem.

La porte qui accédait à la ville s'ouvrit et la troupe de Cali entra. Les danseuses avançaient lentement, pleines d'appréhension. La présence de deux concubines et de ce garde rouge n'était pas pour les rassurer. La porte se referma derrière elles.

Deirane ne les avait rencontrées qu'à une seule occasion, et Mericia jamais. Elle reconnut celle qui s'était montrée la plus curieuse à son égard quand elle s'approcha d'elle.

— Je te connais, dit cette dernière, on s'est déjà vues.

— Serlen, se présenta la concubine.

— Je sais. Ton nom circule en ville. Tu es la mère de la prochaine reine. Je peux ?

Sans attendre la réponse de Deirane, elle tendit la main pour lui toucher le visage. Sous la surprise, la jeune femme recula. La danseuse interrompit son geste. Puis elle se tourna vers Mericia.

— Vous par contre, je ne vous connais pas. Pourtant, avec un tel corps, un tel visage, le Seigneur lumineux devrait continuellement vous exhiber.

— Merci, répondit simplement Mericia. Vous êtes ?

— Alinae.

Avec Mericia, sa tentative n'échoua pas. La belle concubine ne se déroba pas quand la jeune femme lui caressa le visage et descendit sur la poitrine jusqu'aux hanches. Apparemment, cette femme avait besoin de toucher les gens.

— Vous savez pourquoi un eunuque s'est présenté chez moi hier soir pour m'ordonner de venir ici ?

— Je n'en ai aucune idée, répondit Deirane.

Devant le courage de leur consœur et vu qu'aucun des protecteurs ne semblait se formaliser de ce qui se déroulait, les autres danseurs, y compris les hommes, entourèrent les deux concubines.

La proximité de toutes ces personnes mettait Deirane mal à l'aise. Pour une fois, elle appréciait que Mericia fut si proche d'elle. Sa compagne dominait quasiment tout le monde d'une demi-tête et n'avait pas des muscles en mousse. Deirane se sentait en sécurité à côté d'elle.

— Cette convocation est elle le signe que la troupe continue ?

— Je n'en ai aucune idée, répondit Mericia à la question d'Alinae. Brun ne nous tient pas au courant de tout ce qu'il fait. Néanmoins, je pense qu'il ne tardera pas à nous dire ce qu'il a prévu d'ici peu. On est sensée, Serlen et moi, l'attendre ici.

— Brun ! Vous appelez le roi « Brun » ! s'écria un danseur. Et Brun ne vous a donné aucun indice.

— Moi j'utilise son prénom parce que nous avons des relations intimes. En ce qui vous concerne, je vous conseille de l'appeler Seigneur Lumineux, à moins que votre talent soit irremplaçable au point qu'il soit prêt à passer outre sur les formes pour vous conserver en un seul morceau.

L'homme n'ajouta pas un mot. Deirane trouvait que Mericia y était allée un peu fort. Mais elle avait raison. Si elles laissaient les danseurs traiter familièrement le roi, un jour ils risquaient de s'oublier en sa présence. Et là, se serait le drame.

La discussion allait reprendre quand Mericia poussa un cri de surprise. Elle se retourna brutalement vers l'homme qui venait de poser une main sur sa hanche.

— Ça ne va pas ! s'écria-t-elle.

— Désolé, je n'ai pas pu résister, répondit-il. Avouez que c'est tentant. Vous êtes magnifique et vous vous tenez au milieu de nous tous, presque nue.

— Cela ne vous autorise pas à abuser de moi.

Il allait toucher une nouvelle fois la concubine. Une solide main d'homme intercepta son geste avant qu'il n'atteigne la poitrine.

— Dame Mericia n'est pas sans protection, menaça Calas. Si vous voulez voir ce qu'il advint de ceux qui tentent de s'emparer d'une propriété du Seigneur lumineux, continuez dans cette direction. Sinon, je vous conseille de vous éloigner.

Le grossier personnage dévisagea le garde rouge. Il connaissait la réputation de cette troupe, qui malgré la moustache tombante ridicule qu'ils arborait tous n'incitait pas à rire. La prudence l'emporta sur le désir. Il dégagea son poignet et se fondit parmi ses collègues.

— Vous êtes raisonnable. C'est bien. Vous avez toutefois oublié une formalité.

Le gougeât n'eut pas besoin d'explication pour comprendre ce que Calas voulait dire.

— Seigneur Capitaine, je m'excuse de...

— Je ne suis ni seigneur ni capitaine. Je suis lieutenant, corrigea Calas.

— Lieutenant, je m'excuse.

— Mais ce n'est pas à moi que vous devez présenter vos excuses.

L'homme se tourna vers Mericia.

— Dame Mericia, je m'excuse...

— Ce n'est pas à vous de vous excuser. C'est à elle de les accepter. Vous, vous devez les solliciter. Reprenez !

— Dame Mericia, excusez-moi de...

— Et maintenant vous lui donnez des ordres !

Suite à toutes ces interruptions, l'homme commençait à paniquer. Deirane remarqua le petit sourire qui se dessinait sur les lèvres d'Alinae. Ce malotru n'était apparemment pas apprécié par ses collègues. S'il se comportait ainsi avec Mericia, ses partenaires que rien ne protégeait devaient constamment supporter sa grossièreté.

— La formulation exacte est : « Je vous prie de m'excuser », le renseigna Deirane.

Devant le silence de l'homme, Calas ajouta :

— Vous devriez écouter Dame Serlen. Elle est de bon conseil.

Le danseur répéta la phrase mot pour mot. Sans attendre la réponse de Mericia, Calas, satisfait, retourna à son poste auprès de l'eunuque.

Après un tel supplice, Deirane était sûre que personne n'oserait plus jamais les toucher, elle et Mericia.

Quelqu'un tapa dans ses mains.

— Mesdames, messieurs, veuillez vous taire et écouter.

C'était la voix de Brun. Il se tenait maintenant dans la salle, escorté par deux gardes rouges. Comment était-il entré ? Deirane l'ignorait, son attention était détournée ailleurs. En tout cas, il était parmi eux. Les discussions s'interrompirent aussitôt et tout le monde se tourna vers le roi. Les deux concubines étaient mélangées aux membres de la troupe, mais Brun semblait ne pas s'en formaliser.

— Puisque vous êtes toutes là, nous allons pouvoir commencer, reprit Brun.

Il adressa un sourire à l'un des danseurs.

— Et vous êtes tous là aussi. Allons-y. Tout d'abord, je vous prie de nous excuser pour notre retard. Le métier de roi est plein d'imprévu, surtout par les temps qui courent. Nous mettons un point d'honneur à respecter nos rendez-vous, mais à l'occasion une affaire urgente requiert notre présence.

Deirane estima que Brun n'avait que deux ou trois stersihons de retard. C'était donc cela être roi, s'excuser pour un délai aussi faible ?

— Tout d'abord, un point que nous voudrions régler. Quand Cali vous dirigeait, la troupe comportait quarante danseurs et danseuses. Or là, nous ne voyons que vingt-huit personnes. Où se cachent les douze manquantes ?

Alinae toussa pour attirer l'attention. Brun lui donna la parole en la désignant de la main.

— C'est-à-dire que nous étions sous contrat avec Cali. Avec sa mort, il n'y a plus de contrat. Certains d'entre nous ont trouvé un engagement ailleurs, expliqua-t-elle.

— Et c'est là que se situe leur erreur, déplora Brun. Vous n'avez pas signé votre contrat avec Cali, mais avec le palais. La disparition de Cali ne le remet pas en cause. Il est toujours valide. Ceux qui ont démarré un nouveau travail doivent le rompre pour revenir ici puisqu'ils avaient déjà un engagement en cours.

— Et ceux qui ont quitté l'Orvbel ?

— Nous aviserons.

— Il faut dire que la mort de Cali remonte à plusieurs mois et nous ne recevions aucune information, intervint un homme.

— Mais votre salaire continuait à être versé tous les douzains. Cette salle vous était toujours accessible. Il était de votre devoir de vous entraîner en attendant d'avoir ces informations. Or d'après les gardes, bien peu d'entre vous ont poursuivi l'activité pour laquelle ils étaient payés.

Il ponctua ses paroles d'un regard encourageant à Alinae.

— Aujourd'hui, nous sommes venus éclaircir la situation sur l'avenir de la troupe. Vous ne travaillerez pas beaucoup. Cette séance est plutôt consacrée à ce que vous fassiez connaissance. Mais à partir d'urandi (premier jour du douzain), nous voulons vous voir tous ici vous entraîner. Ceux qui sont toujours en Orvbel en tout cas.

Brun s'avança vers le groupe. Certains, rendus nerveux par la proximité du roi, esquissèrent un mouvement de recul. La compacité de la troupe les en empêcha.

— Mericia, Serlen, mettez vous devant que tout le monde puisse vous voir. Quoique, si nous en jugeons par votre position, c'est déjà fait.

La foule s'écarta pour laisser passer les deux concubines.

— Vous avez compris, je suppose que ce sont ces deux hétaïres qui vont reprendre le rôle de Cali.

— Mais je ne sais pas danser, objecta Mericia. Pas aussi bien que Cali en tout cas.

— Moi non plus, ajouta Deirane.

— Pourtant, vous avez consacré beaucoup de temps à vous entraîner ici même. Vous ne nous ferez jamais croire que vous n'avez rien appris. Où alors, j'ai surestimé vos capacités.

Le regard de Brun se tourna vers Deirane.

— Toi, nous t'avons vu danser. Tu t'imagines que nous ne savons rien de ce qui se passe dans cette salle, mais c'est faux. C'est vrai, tu ne possèdes pas la virtuosité de Cali, mais tu as quand même un bon niveau. Le plus impressionnant c'est la vitesse à laquelle tu as appris. Toutes ces femmes ici présentes s'entraînent depuis leur petite enfance, il leur a fallu presque une dizaine d'années pour acquérir leurs compétences. Tu es arrivée au palais déjà adulte, tu as commencé réellement la pratique il y a moins d'une année et pourtant tu les rattrapes. Quant à toi Mericia, tu n'es pas une très bonne danseuse, c'est vrai. Mais tu possèdes un authentique talent de chorégraphe. Pendant tes exercices avec Cali, nous t'avons vu suggérer des pas, que tu avais du mal à reproduire certes, mais avec assez de précision pour que Cali y parvienne. Et elle en a intégré certains à ses spectacles. Ton don se situe entièrement dans ta tête, contrairement à Deirane qui est doué pour exécuter une figure, mais est incapable d'imaginer un enchaînement correct.

— Donc la troupe de Cali continue à exister ? s'informa Alinae, même sans Cali ?

— Bien sûr, confirma Brun. On l'appelait la troupe de Cali par habitude, mais on devrait utiliser la troupe du palais. Nous ne sommes cependant pas très regardants là-dessus. Choisissez le nom que vous désirez porter et s'il me convient il deviendra officiel.

Devant la réponse de Brun, la danseuse esquissa un sourire.

— Des questions ? demanda Brun.

— Oui ! Moi j'en ai une ! intervint Mericia.

De la main, Brun l'invita à parler.

— Nous avons beaucoup de travail, avec les tâches que nous avons déjà. Êtes-vous sûr que nous arriverons à toutes les mener ? Et puis, pourquoi nous avoir mis ensemble Serlen et moi ? Pourquoi dois-je travailler avec elle ?

— Cela fait trois questions, répondit Brun. Ou deux, puisque les deux dernières sont en fait la même posées différemment. Nous allons la traiter en premier. Nous vous avons associées parce que lors de votre voyage au village des esclaves, vous avez réussi à collaborer pour survivre. C'est aujourd'hui une autre forme de collaboration, tout aussi fondamentale en ce qui vous concerne. En clair, si vous escomptez garder votre statut, maintenez cette troupe en fonctionnement.

— Mais pourquoi moi ? Que vous en vouliez à Serlen je comprends. Mais moi, je n'ai rien fait.

— Rien fait. Nous avons reçu des rapports disant que tu t'es alliée à Serlen. Et tu ignorais ce qu'elle projetait pour Dayan ? Nous avons du mal à le croire.

Mericia envoya un regard noir à Deirane. Celle-ci comprit que quand elle se retrouverait seule avec elle, elle aurait droit à une discussion houleuse.

— Mais Serlen ne savait pas elle-même les conséquences de ce qu'elle préparait, se défendit-elle. Comment aurais-je pu le prévoir ?

— Tu ne nies pas l'alliance.

— Une collaboration tout au plus, face à Larein. Qui est devenue sans objet puisque cette dernière morte.

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