Chapitre 3 - Maritza
À l'heure dite, Deirane se présenta aux appartements de Brun. Comme chaque fois qu'il la convoquait pour partager son lit, elle se préparait longuement, de façon à honorer son rang. Après tout, elle allait devenir reine. Toutefois, cette fois-ci était différente. Il était encore tôt, la nuit ne tomberait pas avant deux monsihons. D'autant plus que des bruits couraient que c'était Mericia sa concubine de la soirée. Voulait-il les regarder s'offrir du plaisir mutuellement ? Il risquait d'être déçu. Ni elle ni Mericia ne goûtaient à cette forme de plaisir. Et si cette dernière était capable de simuler, ce n'était pas le cas de Deirane. Elle n'était pas sûre de pouvoir accepter des caresses trop intimes, ni même d'en donner.
Mais il était inutile de se faire des idées, elle verrait bien ce que Brun lui avait réservé. De toute façon, elle ne pouvait rien y changer. Bien que future reine du harem, elle restait néanmoins une esclave soumise aux désirs de son maître et susceptible d'être punie si elle se rebellait.
Elle n'eut pas à frapper, la porte s'ouvrit dès qu'elle arriva en face. Un eunuque se présenta face à elle.
— Vous êtes attendue, l'accueillit-il en s'effaçant.
— Merci, répondit-elle.
L'eunuque la guida en direction de la chambre du roi. Mais à sa grande surprise, il dépassa la porte. Elle hésita un instant puis se lança à sa poursuite.
— Brun ne me reçoit pas dans sa chambre ? demanda-t-elle.
— Le Seigneur lumineux est en train de travailler dans son bureau.
Elle savait que Brun possédait un cabinet de travail dans ses appartements, mais elle n'y était jamais entrée. Elle allait enfin le découvrir. Mais du coup, s'il voulait la voir pour le travail, sa tenue qui exposait ses charmes allait se révéler inadaptée.
La salle dans laquelle l'eunuque introduisit Deirane n'était pas un bureau. C'était... La jeune femme ouvrit de grands yeux quand elle comprit où elle était. Son cœur rata quelques battements. Elle se précipita vers le berceau, bousculant presque la femme qui gardait le bébé. Dedans, dans une grenouillère blanche, Bruna dormait.
— Mon bébé, s'écria-t-elle.
Les larmes au bord des yeux, elle hésitait entre la prendre dans ses bras où la laisser dormir.
— Madame !
Elle se rendit compte que cela faisait plusieurs fois que la nourrice l'appelait. Elle tourna la tête vers l'intruse.
— Vous allez la réveiller, l'avertit cette dernière.
— C'est mon enfant.
— Oh, vous êtes la mère. Le Seigneur lumineux ne m'a pas prévenu.
— Je peux la prendre ?
Deirane se mordit la lèvre inférieure. Elle était la mère, elle n'avait pas à demander l'autorisation pour prendre son enfant dans ses bras. La question attendrit la nourrice.
— Elle va bientôt se réveiller pour manger. Voulez-vous vous en charger ?
La proposition arracha un soupir à la jeune femme.
— Nous sommes séparées depuis trop longtemps, je ne produis plus de lait.
— Vous pouvez lui donner le sein, même sans lait, ça l'apaisera.
— Bien sûr.
— Puis je la nourrirai.
Effectivement, Bruna ne dormit pas longtemps. Elle commença à s'agiter et se mit finalement à pleurer. Deirane se pencha vers elle pour la prendre. Mais loin de le consoler, ses larmes s'intensifièrent. La berceuse s'empara du nourrisson.
— Elle ne vous connaît plus, déplora-t-elle.
Deirane se la laissa prendre, désemparée. La jeune femme avait raison. Maintenant que Bruna était blottie entre des bras réconfortants, ses sanglots s'étaient calmés. La nourrice ouvrit son corsage, dégagea un sein et le donna au bébé qui se mit à le téter avec avidité.
— Quand il aura mangé, vous pourrez le prendre, la rassura la jeune femme.
Deirane les regarda tous les deux, les larmes aux yeux. C'était cette inconnue sa mère maintenant, pas elle.
— Comment vous appelez vous ? demanda soudain Deirane.
Elle releva la tête.
— Polina.
— Et de quel pays venez-vous ?
— D'une principauté ocariane dont vous n'avez certainement jamais entendu parler : la Moree. Je vivais dans un village de pêcheur.
— Et comment de villageoise en Moree êtes-vous devenue nourrice en Orvbel ?
— J'ai été capturée lors d'un raid de négriers. J'ai travaillé un temps pour un bourgeois.
— Votre bourgeois ne s'appelait pas Biluan par hasard ?
— Biluan ? Ce nom ne me dit rien.
Ce n'était pas une surprise. Biluan n'était pas le seul trafiquant de la ville.
— Et après ?
— Je me suis enfuie et j'ai trouvé une place au Refuge des oursons.
— Qu'est-ce que c'est que ce Refuge ?
— Un endroit où les femmes comme moi peuvent se cacher. Tant qu'on reste dans le Refuge, on n'a pas le droit de venir nous y chercher.
Cette nouvelle, en revanche, constituait une vraie surprise. Que ce genre d'institution pût exister en Orvbel semblait incongru. Elle n'imaginait pas le pays mettre en place une telle chose tant la réputation qu'il avait en dehors de ses frontières était mauvaise.
— Mais d'où sort ce Refuge ? s'étonna-t-elle.
— Je l'ai créé, répondit une voix derrière elle.
Elle se retourna, il y avait une autre femme dans la pièce. Elle ne l'avait pas vue en entrant tant elle était obnubilée par sa fille.
— Qui êtes-vous ?
— Je m'appelle Maritza. Et je suppose que vous êtes Serlen.
— C'est bien moi. Vous aussi vous venez de Moree ?
— La Moree ? Non, je suis née en Orvbel.
— Vous êtes née au palais ?
— En ville. Je suis orvbeliane de la troisième génération.
Deirane était surprise. C'était la première fois qu'elle rencontrait une native du pays, à tel point qu'elle avait oublié leur existence. Quoique non, son commis, la veuve de Biluan, en était peut-être une aussi. Elle n'en était pas sûre. En tout cas, elle en avait le type physique.
— Vous n'êtes pas une esclave ? demanda Deirane.
— Je suis une femme libre, sous contrat avec le palais.
L'agitation de Bruna accapara l'attention de Polina. Le nourrisson était repu. Elle lui essuya le tour de la bouche. Puis elle le prit sur l'épaule et lui tapota délicatement le dos pour lui faire faire son rot.
— Vous voulez la prendre un instant, proposa-t-elle à Deirane.
Cette dernière n'hésita pas. Elle tendit les bras vers son enfant puis, une fois en sa possession, le serra contre elle. La nourrice avait raison. Maintenant qu'il avait mangé, il s'était calmé.
— Vous ne pouvez pas l'allaiter, mais vous pouvez la changer, remarqua-t-elle.
— Vous croyez que...
— Allez-y, l'encouragea Maritza
— À l'odeur, j'en suis sûre, ajouta Polina.
Tout à sa joie de retrouver sa fille, elle n'avait pas fait attention. Mais la jeune femme avait raison, il fallait la changer.
Ce n'était pas son premier enfant. Elle savait comment procéder. D'autant plus que le palais n'était pas la ferme de Dresil, elle disposait dans cette chambre d'un équipement adapté. Pendant qu'elle s'occupait de la nettoyer, Maritza s'assit sur le bord du lit. Elle regarda la Deirane effectuer la toilette de Bruna.
— Vous savez y faire, fit-elle remarquer. Comment se fait-il que ce ne soit pas vous qui éleviez cet enfant si vous êtes la mère ?
— Brun me l'a retiré pour me punir.
— Oh ! Je suis désolée. Mais qu'avez-vous fait pour qu'il vous inflige un tel châtiment ?
— J'ai involontairement causé la mort de quelqu'un.
Involontairement. Était-ce si vrai ? Elle désirait que Dayan disparaisse. Elle désirait qu'il soit rayé de la surface de la planète. Elle appréciait Cali, elle ne voulait aucun mal à la danseuse. Aussi avait-elle envisagé une vengeance plus douce envers le ministre. Mais au fond d'elle-même, elle voulait sa mort. Malheureusement, le lien qui unissait les deux amants était profond. La mort de l'un ne pouvait qu'entraîner celle de l'autre.
— J'ai causé la mort de quelqu'un, corrigea-t-elle.
— Mais pas involontairement !
Maritza comprenait vite. Elle avait noté la différence entre les deux phrases.
— Pas vraiment non.
— Pourquoi ?
— Une vengeance personnelle. Il a tué mon fiancé et m'a séparé de mon fils. Et pour me faire perdre tout espoir, il m'a fait croire que lui aussi était mort.
— Alors un châtiment était mérité, même si la peine de mort présente un caractère un peu trop définitif à mon goût. C'est cette punition qui est injuste.
— Mais maintenant que je sais où vous trouver, je pourrais peut-être venir plus souvent.
— Mais je ne loge pas ici, objecta Maritza, pas plus que Polina. Elle ne visite le palais qu'une seule fois par douzain, lors de laquelle elle laisse le Seigneur lumineux jouer avec son héritière. Mais le reste du temps, elle vit en ville avec moi. Moi-même, je viens ici encore moins souvent. Et je crois que vous ne pouvez pas sortir de ce palais.
— Une visite par douzain, c'est mieux que rien.
Maritza hocha la tête.
— Je peux vous poser une question ?
Deirane soupira. Elle avait mis le temps, mais elle y était arrivée aussi, comme tous les autres.
— Mes pierres précieuses ?
— Ça m'intéresserait de savoir comment vous les avez eues. Mais je suppose qu'on a dû vous le demander très souvent. J'attendrai que vous soyez disposée à me le raconter de vous-même.
Deirane était soulagée. En revanche, Polina soupira. Elle espérait que Maritza satisferait sa curiosité.
Mais Deirane était intriguée. Si ses joyaux n'étaient pas la question, qu'était-ce ?
— Allez-y, posez votre question.
Maritza passa sa langue sur les lèvres. Elle était gênée. Elle se lança finalement.
— Biluan ! Comment est-il mort ?
Deirane s'attendait à tout, sauf à cela. À tel point qu'elle ne sut tout d'abord que répondre. Pour reprendre contenance, elle souleva Bruna dans ses bras.
— Il a été exécuté, annonça-t-elle enfin.
— Je sais, mais comment ?
— On l'a dépecé vivant.
— Il a donc beaucoup souffert.
Deirane détailla le visage de la jeune femme.
— On dirait que cela vous réjouit.
— Plus que vous ne l'imaginez.
— J'ai beaucoup d'imagination, riposta-t-elle.
Saalyn, une autre personne que Biluan lui avait présentée comme morte, utilisait souvent cette phrase. C'était aussi pour la venger qu'elle avait tendu ce piège au trafiquant.
— Vous n'en avez pas assez, répliqua Deirane.
L'orvbeliane se leva pour enlacer Deirane.
— Merci, dit-elle, vous ne savez pas tout le bien que vous avez fait à ce pays en éliminant ce monstre.
— Pourquoi dites-vous que j'y suis pour quelque chose ?
— Ce palais n'est pas aussi hermétique que le Seigneur lumineux voudrait le croire. Entre autres choses, il en sort beaucoup de ragot. Je doute qu'il y existe dans le monde beaucoup de concubines couvertes de diamants maintenus par un sort magique.
Elle montra le front de Polina marqué d'un point rouge.
— Ce signe symbolise un rubis. C'est en votre honneur que beaucoup de femmes de la ville en portent.
— J'ignorais que Biluan trafiquait en Orvbel. J'aurais parié que c'était illégal.
— Ça l'est. Mais il est bien connu que les lois ne s'appliquent qu'aux pauvres. Les riches trouvent toujours un moyen de les contourner. Biluan était très doué dans ce domaine.
Polina reprit Bruna des mains de Deirane pour l'allonger dans son berceau.
— Quand on gère un organisme tel que le refuge, on voit passer beaucoup d'horreur. Je me souviens encore, il a deux ans, nous avons accueilli une réfugiée qui pour payer une dette de son père a dû travailler pendant six mois dans une de ses maisons closes. Avant c'était, paraît-il, une jeune femme pleine de vie. Depuis que je l'ai recueillie, ce n'est plus la même personne. Elle a perdu toute joie. Elle ne supporte pas qu'on la touche. Elle a mis beaucoup de temps à sortir de sa chambre et à intégrer les activités que nous offrons. Et en ville, beaucoup de familles ont des choses semblables à raconter.
Elle regarda Polina recouvrir le petit corps de sa couette puis se retourna vers Deirane.
— Si je savais où se trouve sa tombe, j'irais pour le plaisir de cracher dessus.
— Vous allez devoir vous rendre en Helaria pour cela.
— En Helaria ! Il n'est même pas enterré sous la protection de Matak !
Pour toute réponse, Deirane se contenta d'un sourire ; un autre tic qu'elle avait emprunté à Saalyn.
— Vous ne pouvez pas quitter ce palais, reprit Maritza. Mais moi je peux y entrer et en sortir. Pas souvent, mais de temps en temps. Si cela peut vous être utile, n'hésitez pas.
Deirane se mordit les lèvres pour ne pas hurler de joie. Elle ne savait pas encore comment exploiter cette nouvelle possibilité, mais tôt ou tard, cela viendrait. Brun avait commis une erreur. Autrefois, il n'aurait jamais ouvert une telle brèche dans la sécurité du palais. Dayan la lui aurait immédiatement signalée. Soudain, une idée vint à l'esprit.
— Vous connaissez la femme de Biluan ?
— Oui.
Le ton revêche qu'elle avait adopté montrait clairement tout le bien qu'elle pensait d'elle.
— J'ai un message pour elle.
— Lequel ?
— Dites-lui que seul Brun avait la possibilité d'ouvrir les portes du palais à un intrus.
— Comprendra-t-elle ce message ?
— Je l'espère.
Deirane se pencha sur le berceau pour regarder Bruna en train de s'endormir.
— Je sais que j'ai promis, reprit Maritza, mais je ne peux pas résister, vos pierres...
— Si vous m'aidez à réaliser mes projets, je vous les montrerai toutes.
La jeune femme n'insista pas.
Moins d'un calsihon plus tard, l'eunuque vint chercher Deirane pour la ramener au harem. La visite était finie.
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