stratus.
J O U R T R O I S I È M E
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Le temps est bien plus clément que la veille, et les températures agréables ont attiré au-dehors bon nombre de jeunes. Lia n'est pas une exception. Sous un soleil à son zénith, elle marche, tête baissée, en direction de la table à laquelle Yeji l'a emmenée hier. Libre. Une aubaine, à en juger par la quantité d'étudiants installés sur les pelouses de l'université.
C'est la première fois que Lia mange à l'extérieur. Ce n'est pas pour lui déplaire, en réalité. La cafétéria, c'est un peu son refuge, un endroit où elle se sent étrangement en sécurité, mais qu'est-ce que ça lui avait manqué, de déjeuner en plein air. Elle n'en a pas souvent l'occasion, pas à Séoul, pas avec des études aussi prenantes que les siennes. Pas avec un système aussi exigeant que celui établi ici, en Corée du Sud, et surtout pas avec son besoin presque écrasant de toujours réussir tout ce qu'elle peut entreprendre. Elle n'a pas le choix, pour rester parfaite en tout point, Lia, elle doit toujours être la numéro un.
Elle sort son déjeuner avec précaution et le dépose sur la surface en bois clair. Alors qu'elle relève la tête, elle est surprise de voir la silhouette élancée de Yuna apparaître dans son champ de vision. Et elle l'est un peu plus lorsqu'elle constate que celle-ci marche dans sa direction. Alors, Lia se redresse, elle veut faire bonne figure, ne pas montrer qu'au fond, elle est encore un peu inquiète à son sujet. Cela va plus loin qu'une simple crise de larmes dans les toilettes d'un bar quelconque, ça, elle en est convaincue. Parce qu'elle l'a vue ; elle a vu la terreur dans les yeux de sa cadette, une terreur telle que même Lia l'a sentie. Le regard si perdu, hagard, et les mains tremblantes, la peur au ventre. Yuna ne faisait pas simplement pleurer, dans cette cabine, ce soir-là, Lia en est convaincue.
- Excuse-moi ! l'interpelle la jeune femme en arrivant à ses côtés. Je te dérange pas ?
Elle hoche la tête.
- Je voulais te remercier. Pour mardi. C'était vraiment très gentil ce que tu as fait, et tu n'étais vraiment pas obligée de m'aider... En plus je t'ai fait partir plus tôt, j'espère que tu ne m'en veux pas trop non plus pour ça...
Son visage emprunte une expression embêtée, comme si elle s'en voulait sincèrement d'avoir pu être une potentielle source de désagréments pour elle. Lia est étonnée. Habituellement, c'est elle qui se soucie toujours de ce genre de choses, qui a peur de déranger et qui n'ose jamais demander de l'aide, par crainte de ne plus être assez bien, plus assez parfaite. Par crainte de décevoir ses pairs.
- Ne t'en fais pas pour ça ! Je comptais partir de toute façon.
- Oh, tant mieux alors...
Regards fuyants et sourires gênés. Ni Yuna ni Lia ne savent comment continuer cette conversation, ni comment la terminer non plus d'ailleurs. La brune se tient debout devant elle, la posture repliée, sur la défensive même. Elle joue avec ses doigts nerveusement. Elle joue avec ses doigts pour faire passer le temps.
- En tout cas, j'espère que tu vas mieux depuis ! Rassure-moi, ce n'était pas trop grave n'est-ce pas ?
Yuna s'humecte les lèvres rapidement, cherchant ses mots. Lia voit déjà venir le mensonge. Elle entend d'avance les prétextes et les vérités détournées, mais cela ne fait rien. Évidemment, qu'elle ne compte pas se confier à elle comme ça. Après tout, elles viennent à peine de dépasser le stade de simples inconnues. Et les gens comme elles, c'est pas le genre à brûler les étapes. Elles ne deviendront pas meilleures amies du jour au lendemain, ça c'est clair.
- Ça va, oui ! Je suis désolée de t'avoir inquiétée, j'étais juste fatiguée ce soir-là et j'avais trop bu alors...
Lia hausse un sourcil, dubitative. Elle n'est pas certaine de comprendre le lien entre son manque de sommeil, le fait d'avoir bu plus que de raison, et l'état dans lequel elle l'a retrouvée, mais elle ne fait aucune remarque. Cela n'empêche pas Yuna de constater ses doutes, car elle surenchère.
- J'ai l'alcool un peu triste quand je suis crevée, elle se justifie avec un petit rire emprunt d'embarras.
En observant son visage crispé, la Canadienne se demande laquelle d'elles deux croit le moins à cette fable grossière. Pourtant, sans surprise, elle la laisse parler. Qui est-elle pour remettre sa parole en question ? Lia se satisfait donc de cette réponse, probablement bien loin de la vérité, mais suffisante tout de même. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle pourra satisfaire sa curiosité mal placée, elle se surprend à penser.
- Très bien, dans ce cas...
- Yuna !
La concernée sursaute, et c'est à cet instant précis que l'aînée peut le voir à nouveau. Cet éclair d'effroi, une micro-seconde durant laquelle le corps entier de son interlocutrice s'est totalement figé, pris par l'affolement, ses sens en alerte. Comme si un danger imminent fonçait droit sur elle, inévitable, inéluctable. Rapidement, pourtant, elle redevient normale, un grand sourire sur son visage alors qu'elle se tourne vers l'origine de cette voix. Lia est confuse de constater qu'il s'agit du petit-ami de celle-ci. Ca, elle le sait, parce qu'elle les a déjà vus ensemble. Il est dans sa filière, sa promo. Ils ont plusieurs cours en commun. Il fait même partie du cercle de connaissances de Yeji.
Lia ne saurait pourquoi, elle n'arrive pas à retrouver son prénom.
- J'arrive !
Elle s'oriente de nouveau dans sa direction, et lui sert un visage rayonnant, celui qu'elle a l'habitude de porter lorsqu'elle est à l'université, celui avec lequel on la voit toujours habituellement. Avant mardi, Lia ne lui en a jamais connu d'autres, en tout cas. Le coin des lèvres qui remontent jusqu'aux oreilles, et les iris animés par la bonté. Un masque sans défaut, impossible d'y résister.
- Merci encore pour mardi... À plus !
L'étudiante n'a même pas le temps de répondre, Yuna est déjà loin. Elle l'observe s'éloigner en courant, et elle la voit ralentir en arrivant à proximité de son copain. Il passe son bras autour de ses épaules, semble lui dire quelque chose et ça la fait rire aux éclats. Elle se colle un peu plus à lui, et ils marchent, tel un seul homme, une unique entité, en direction de ce qu'elle suppose être leurs amis. Un frisson remonte le long de son échine. Ce regard paniqué, Lia ne peut pas l'oublier. Elle ne peut pas, c'est gravé dans sa mémoire, et elle ne peut s'empêcher d'y songer quand elle pense à la jeune fille.
Finalement, tandis que sa cadette se soustraie enfin à sa vue, la jeune femme reporte son attention sur son repas. Elle est pourtant de nouveau interrompue, lorsqu'elle voit quelqu'un s'installer à sa table, juste devant elle. Un sentiment d'agacement prend place dans sa poitrine. Elle sait déjà qu'elle n'aura pas le courage de demander à ce qu'on la laisse tranquille, elle s'est déjà mentalement préparée à remballer ses affaires et quitter les lieux, toujours mue par ce besoin stupide de ne déranger personne, éternellement guidée par l'idée dérisoire que c'est son devoir.
Elle relève tout de même la tête, et son geste relève sans doute plus du réflexe que de la réelle curiosité. Alors, évidemment, la voilà étonnée de tomber nez-à-nez avec le demi-sourire amusé et le regard espiègle de Hwang Yeji. Ça la fait sursauter. Ça la fait sursauter, et ça la fait même rire après coup. Un rire nerveux, un de ceux qui n'ont pas vraiment de sens mais qu'on ne peut contenir de toute façon. Yeji rit avec elle.
- Excuse moi, je ne voulais pas te faire peur.
- Ce n'est rien, la rassure Lia en ajoutant un signe de main équivoque pour affirmer ses dires.
Yeji continue de sourire. C'est une habitude chez elle, de sourire quoi qu'il arrive. Avec elle, cela paraît si facile, et tandis qu'elle doit sans cesse se forcer à avoir l'air agréable pour ne pas repousser autrui, sa camarade, elle, le fait avec tant de naturel que c'en est presque énervant. Lia aussi, elle aimerait bien aborder cette même expression chaleureuse avec autant d'aisance, avoir l'air plaisante en toute circonstance, tout en paraissant aussi forte et indépendante.
À la place, Lia, elle se laisse marcher sur les pieds, tout le temps, trop effrayée pour répliquer. Lia, elle n'a pas la force ni même le courage de Yeji, elle ne sait pas dire non et ne veut jamais froisser personne. Son bien-être passe après celui d'un tiers, c'est ce qu'on lui a enseigné, c'est ainsi qu'elle a été éduquée. Lia, elle n'a pas la force ni même le courage de Yeji, mais à chaque fois qu'elle la voit, elle espère un jour apprendre à devenir tout aussi farouche qu'elle.
- Au fait... Elle t'a dit quelque chose à propos de ce qui lui est arrivé ?
- Yuna ?
- Hm.
Yeji semble gênée, probablement mal à l'aise à l'idée de venir à la pêche aux infos auprès de Lia. Mais elle s'inquiète. Ça se voit. Lia regarde le groupe d'étudiants auquel Yuna s'est greffée quelques secondes plus tôt, pensive. Elle observe de nouveau l'argentée, et ses yeux se perdent dans la contemplation de son profil si bien dessiné. Le menton toujours relevé, son nez droit, ses lèvres entrouvertes... Plus le temps passe, et plus Lia la trouve jolie.
Elle finit par brièvement secouer la tête, tentant de se remettre les idées en place.
- Elle n'a rien dit non. Juste qu'elle était fatiguée ce soir-là et que ça lui arrive de pleurer lorsqu'elle a trop bu.
Mais c'est faux. C'est ce que Lia aimerait ajouter. Elle ne peut pas. Pourtant, quand elle croise le regard de son interlocutrice, elle le voit dans ses prunelles, dans le froncement de ses sourcils et l'air contrarié de ses traits : Yeji le pense aussi.
- Ryujin n'arrive pas à la faire parler non plus... D'habitude Yuna lui dit tout, alors ça nous inquiète un peu. J'aurais aimé qu'elle raconte ce qui lui est réellement arrivé à quelqu'un, au moins à toi...
- Je suis désolée...
Yeji lui lance une œillade surprise.
- Pourquoi tu t'excuses ?
- Je... J'sais pas trop. De pas réussir à t'aider, sans doute.
Elle lui sourit, et Lia sent son cœur louper un énième battement.
- T'as pas à t'excuser pour ça, tu sais.
Alors, elle hoche la tête, et le silence se fait à nouveau. C'est un silence agréable, presque rassurant. Un de ceux que l'on bénit. Yeji a posé son coude sur la table et son menton dans sa paume, comme à son habitude. Elle a le regard plongé dans le lointain, soucieuse probablement de l'état de son amie. Lia la regarde. Au fond d'elle, elle a l'impression de l'embarrasser, mais puisque la jeune femme ne dit rien, pas une remarque, pas un reproche, elle continue. Elle ne s'en rend plus vraiment compte, à ce stade.
Est-ce que Yeji s'en rend compte, elle ?
- Je devrais y aller, elle finit par soupirer tout en se levant. Contente de t'avoir parlé, en tout cas.
Lia hoche simplement la tête, déçue, peut-être.
Et alors que Yeji lui fait un dernier signe de la main, elle prend son courage à deux mains, et se lève à son tour.
- Yeji, attends !
La concernée affiche une moue étonnée. Lia n'est pas quelqu'un qui retient ceux qui demandent à partir, ça, elle l'a sans doute bien compris. Mais aujourd'hui, elle l'a fait. Aujourd'hui, Lia s'est écoutée. Les deux jeunes femmes se sourient mutuellement.
- Je... Je voudrais te parler d'autre chose. Concernant Yuna.
Au fond, Lia, elle n'a pas envie de parler de Yuna. Elle aimerait qu'il n'y ait qu'elles deux, pour une fois. Mais Yeji n'aurait aucune raison de rester. Surtout pour elle, en tout cas. Si Lia veut conserver l'attention de sa camarade, il lui faut quelque chose qui puisse l'intéresser. Et parler de Yuna, ça peut marcher.
Et puis, elle se dit que cela ne peut lui faire que du bien d'en parler. De parler de ses soupçons.
- En fait je crois... Je crois que c'est à cause de son copain.
- T'es sûre de toi ?
Immédiatement, Yeji aborde un air contrarié, elle se réinstalle en face d'elle tout en réfléchissant à ce qu'elle vient d'affirmer.
- Non, c'est juste... Un truc que j'ai remarqué. C'est sans doute stupide.
- Continue.
Lia inspire calmement. Ce n'est pas dans ses habitudes de participer aux commérages, et encore moins de casser du sucre dans le dos de qui que ce soit. Mais elle se dit que c'est pour la bonne cause, et tout de suite, elle se sent un peu mieux. Finalement, elle réalise que c'est si facile de faire du tort à autrui, il suffit juste d'être assez persuasif. Surtout envers soi-même.
- Quand je l'ai retrouvée dans les toilettes du bar, mardi, elle était vraiment terrifiée. Elle avait vraiment l'air d'avoir peur de quelque chose, ou bien de quelqu'un. Et tout à l'heure, quand son copain l'a appelée pour qu'elle le rejoigne... Elle avait la même expression sur le visage. Ça a duré qu'une seconde à faire, mais je l'ai vue, je te jure que je l'ai vue et... Ça m'a inquiété pour elle. Mais elle a fait comme si de rien était et elle est partie avec lui alors...
- Et tu es sûre que ce n'était pas de la surprise ?
- Non, elle assure catégoriquement. Tu aurais dû la voir, elle était vraiment effrayée. Exactement comme la dernière fois.
- Eh bien...
Yeji semble plongée en pleine réflexion, probablement est-elle en train de prendre en compte ces nouvelles informations pour à son tour tenter de remettre en ordre toutes les pièces du puzzle. Après tout, elle les connaît mieux que Lia, Yuna et son copain. Elle sera plus à même de démêler le vrai du faux, c'est certain.
- Elle t'a rien dit je suppose ?
- Non, et j'ai pas essayé d'aborder le sujet avec elle non plus.
- Il faudrait que je me renseigne, pour savoir s'il était là ce soir-là. Je te tiendrai au courant.
- T'es vraiment pas obligée tu sais...
- Je sais. Mais j'en ai envie.
Lia se sent rougir, encore.
- Merci en tout cas de m'en avoir parlé, lui dit-elle avec une de ses moues typiques.
- C'est normal, vraiment.
Les deux jeunes femmes se regardent une dernière fois, avant qu'enfin, Yeji s'en aille pour de bon. Laissant derrière elle Lia avec un sourire béat sur les lèvres.
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