nimbostratus.

J O U R C I N Q U I È M E

Lia déteste être en retard. Ça dérange tout le monde, ce n'est pas poli, et puis, ça la fait stresser. Non, Lia, elle est toujours à l'heure, et même en avance quand c'est possible. C'est dans son éducation, dans ses habitudes, dans ses principes. Elle est ponctuelle parce qu'on lui a toujours dit de l'être, et à présent, elle aussi ne supporte plus l'idée même d'arriver après tout le monde.

Mais ce soir, Lia n'arrivera pas à l'heure, ça c'est certain.

Elle marche vite, tête baissée, en direction de l'adresse que Yeji lui a envoyée. Elle ne porte pas souvent de talons, mais pour l'occasion, elle a fait un effort, et ses chaussures martèlent le sol à chacun de ses pas. Elle rabaisse nerveusement le bas de sa robe plusieurs fois, replace ses cheveux pourtant impeccablement coiffés, soupire d'agacement à quelques reprises. Elle n'a pas souvent l'occasion de s'apprêter de la sorte, elle est plutôt du genre à faire le minimum, s'habiller simplement et se maquiller rapidement, être présentable mais pas vraiment sophistiquée. Elle n'a pas le temps d'être sophistiquée. Ou peut-être qu'elle ne prend pas le temps de l'être. Toujours est-il qu'aujourd'hui, elle a fait des efforts. Besoin d'impressionner, peut-être. Prouver quelque chose, aux autres, à Yeji, à elle. Prouver qu'elle n'est pas uniquement ce que l'on veut qu'elle soit. La fille parfaite, la camarade étrangère, la première de classe.

Lorsqu'elle arrive, la brune constate rapidement que l'endroit est plein à craquer. Elle réprime un frisson, et pénètre à l'intérieur du bâtiment. Elle se faufile entre les gens, cherche du regard quelqu'un qui lui serait rien qu'un peu familier. Cherche du regard les autres étudiants de sa promo, Yeji et ses cheveux décolorés. C'est au bar finalement, qu'elle aperçoit la jeune femme. Elle attend pour commander. Lia se dépêche de la rejoindre, loin d'être à l'aise avec tant de monde autour d'elle. Elle n'a jamais été une très grande fan des lieux bondés et des endroits surpeuplés.

- Hey, lâche la brune en arrivant à ses côtés.

Yeji se retourne, surprise, et lorsque son regard croise le sien, elle se met à sourire de ce même sourire bienveillant et chaleureux qu'elle lui offre à chaque fois qu'elle la voit. Ce même sourire qui fait chaud au cœur de Lia.

- Tu es venue !

- Eh bien, je t'ai dit oui hier, et puis tu m'as invitée personnellement alors... Ç'aurait été mal poli de ma part de ne pas venir.

L'étrangère baisse légèrement la tête, pour ne pas avoir à montrer son expression gênée à sa camarade qui ne l'a pas lâchée des yeux. C'en est presque intimidant, mais au fond, elle adore quand Yeji la regarde. Parce que Yeji, elle a une façon de regarder les gens, c'est comme si le soleil brillait sur eux et sur eux seulement. Et lorsqu'elle détourne le regard, il fait froid, si froid ! C'est pour ça que tout le monde l'aime, Yeji. Parce que lorsqu'elle offre un peu de son attention, on a l'impression d'être la personne la plus importante du monde.

- Si tu ne voulais vraiment pas venir tu n'étais pas obligée tu sais, elle lui assure en riant.

Sa remarque fait paniquer l'étudiante pendant une brève seconde ; a-t-elle dit quelque chose de mal ? Même si l'argentée semble s'en amuser, les mots employés ressemblent à des reproches, et elle a l'impression d'être en tort.

- Pardon, s'excuse-t-elle immédiatement tandis que le rouge lui monte une nouvelle fois aux joues, c'est pas ce que je voulais dire.

Yeji l'observe un instant, fronce les sourcils, rit à nouveau. Un rire franc et sincère, un de ceux que Lia affectionne plus que tout.

- C'est moi qui devrais m'excuser, la décolorée dit finalement. Ce n'était pas un reproche, je te le promets.

La brune hoche la tête, et c'est à ce moment-là que le barman l'interpelle. Lui demande ce qu'elle veut commander. Elle panique un peu, n'ayant pas réfléchi à la question, et se tourne vers sa nouvelle amie en quête d'un peu d'aide. Sa nouvelle amie. L'est-elle, seulement ? Yeji comprend rapidement sa détresse, et demande à l'homme derrière le comptoir un cocktail ; la Canadienne n'a pas compris lequel. Elle choisit de faire confiance à sa camarade, manifestement une habituée des lieux. Ou peut-être a-t-elle déjà pris le temps de mémoriser la carte, ne serait-ce qu'en partie. La question restera sans réponse.

- Je t'ai pris mon cocktail préféré. Il n'est pas très fort, alors j'espère que ça t'ira.

Elle hoche la tête, pour lui montrer qu'il n'y a pas de problème. Le goût de l'alcool n'a jamais été parmi ses favoris, de toute manière.

Quelques instants plus tard, Lia tend sa carte bleue pour payer, tandis que l'employé pose le verre juste devant elle. Les deux jeunes femmes regagnent ensuite la table à laquelle s'était installé le reste de leur promotion. Plusieurs sont surpris de la voir débarquer, elle peut le voir à l'expression étonnée de leur visage. C'est normal. Hier encore, elle leur a affirmé qu'elle ne viendrait pas. Et pourtant, la voilà.

Qu'est-ce qu'elle ne ferait pas, pour passer un peu plus de temps avec Yeji. Elle trouverait ça ridicule, en d'autres circonstances.

À peine assise, la Coréenne prend immédiatement part à la conversation, comme si elle ne l'avait jamais quittée. Placée à sa droite, Lia ne dit rien. Elle l'écoute parler, fascinée. Elle finit par perdre le fil, trop occupée à la contempler. Quand Yeji parle, elle utilise beaucoup ses mains. Elle regarde droit dans les yeux, et son torse est en avant, son triangle de force ouvert. Sa posture démontre qu'elle n'est pas du genre à se laisser faire, au contraire. Ouverte et fière. Quand Yeji parle, elle sait se faire entendre. Peut-être est-ce la raison pour laquelle elle est si à l'aise, au milieu des requins de leur filière. Parce qu'ils ne lui font pas peur. Pas comme à elle.

Lia entend soudain son prénom, et sursaute. Tout le monde la regarde avec curiosité, et elle ne trouve rien d'autre à faire que de se confondre en excuse. Lia, elle divague souvent lorsqu'elle est un peu fatiguée. Et là, elle est vraiment fatiguée.

- Dit Jisu, demande soudainement une de ses camarades, c'est comment la vie étudiante au Canada ?

- C'est vrai ça, réagit immédiatement un autre étudiant. Tu ne nous as jamais raconté comment ça se passe chez toi !

Elle aimerait lui dire que c'est normal, puisqu'il n'a jamais pris la peine de lui parler avant ce soir, mais se retient.

- À vrai dire... C'est pas tant la vie étudiante qui diffère. On va à la fac, on bosse nos cours, on sort parfois, souvent pour certains... C'est surtout les mentalités et la culture qui changent beaucoup.

- Et venir ici, ça t'a pas trop dépaysé ?

- Au début, si. Au Canada, les gens sont beaucoup plus... Tranquilles ? En tout cas, les gens sont plus lents qu'en Corée du Sud. Ici, tout va si vite ! Même internet, je suis convaincue que ma connexion n'est pas aussi rapide qu'ici.

Pendant quelques minutes encore, on lui pose des questions. Des questions auxquelles elle n'a pas grande réticence à répondre. Elle parle de la vie nocturne, beaucoup plus animée à Séoul qu'à Vancouver, par exemple. Elle parle aussi des fêtes étudiantes, et de la différence de travail. Chez elle, il n'est pas rare de ramener son déjeuner au travail ou à la fac, tandis qu'ici, tout le monde mange toujours au réfectoire. Elle fait attention à ce qu'elle dit, elle ne veut pas comparer les deux pays, en dénigrer un pour valoriser l'autre ; ce sont deux modes de vie différents, à ses yeux, et peut-être qu'au fond, son Canada natal lui manque tout de même un peu.

- Et le racisme ? Y en a beaucoup au Canada ?

Lia se tait un instant. Elle prend le temps de réfléchir à sa réponse, tout en sirotant sa boisson.

- Envers les Asiatiques spécifiquement, je dirais oui et non. C'est plus une sorte de racisme banalisé, c'est pas méchant ou haineux, mais c'est souvent ignorant. Ou stupide. Ou les deux. Je me souviens, une fois, lorsque mon ex m'a présenté à ses parents, et que son père m'a demandé si je savais manger avec des couverts...

- Ton ex ?

Elle relève la tête vers le jeune homme qui l'a interrompue. Elle reconnaît le petit ami de Yuna, assis pratiquement en face d'elle. Il aborde un sourire moqueur, sans qu'elle ne sache vraiment pourquoi. Il semble avoir beaucoup bu, en tout cas il n'a pas l'air ce qu'il y a de plus sobre.

- Oui, pourquoi ? Ça te surprend que je sois déjà sortie avec quelqu'un ?

La question pourrait être cassante, mais le ton employé ne suit pas. À vrai dire, Lia se le demandait sincèrement.

- Ce qui me surprend plutôt, c'est que quelqu'un ait voulu se séparer d'une beauté pareille.

Quelques-uns sifflent, d'autres rigolent. Quelqu'un lâche un « pensée pour Yuna », et Lia, elle, elle rougit, ne sachant plus où se mettre. Elle sent la main de Yeji se poser sur son épaule, réconfortante. Rassurante. Yeji, elle, elle ne rit pas en tout cas.

- On ne s'entendait plus, répond sobrement la concernée pour dissimuler son malaise.

- Tu parles, ajoute le garçon. Tu devais juste être mauvaise au pieu !

À nouveau, rire général.

Lia se sent ridicule, d'un seul coup. Elle n'a pas l'habitude de parler autant, sa mère lui a toujours dit que les jeunes filles polies ça écoute au lieu de raconter sa vie, mais touchée par toutes les questions au sujet de son pays d'origine, elle s'est laissé emporter et maintenant, elle regrette de s'être autant livré.

- Y a rien de drôle, lâche Yeji.

Elle est pourtant rapidement ignorée, tandis que Lia sent lentement la colère monter.

- Au lieu de rire de ma vie sexuelle tu devrais peut-être t'occuper de la tienne, Lia rétorque finalement. Parce qu'à en croire Yuna, elle est pas très épanouie avec toi à ce niveau-là.

- Qu'est-ce que tu viens de dire ?

En réalisant l'ampleur de ses mots, elle met une main devant sa bouche, surprise d'elle-même. Jamais ô grand jamais elle n'a parlé de la sorte à qui que ce soit. Elle n'a jamais osé. Elle se sent immédiatement désolée, elle a l'impression d'avoir dépassé les limites. Ce ne sont que des plaisanteries de mauvais goût d'un type déchiré, rien de trop sérieux. Elle n'avait pas besoin de se montrer mauvaise, clairement pas. Elle s'apprête à s'excuser, mais Yeji se lève soudainement, ce qui a le don de calmer les autres étudiants. Ils la regardent avec curiosité.

- Vous me dégoûtez, elle grimace. Surtout toi.

Elle pointe le petit-ami de Yuna du doigt.

- Bande de gros cons.

- Roh ça va, c'est juste une blague, faut pas mal le prendre !

Elle s'écarte de la table, lance un regard à Lia.

- J'me barre. Tu veux venir ?

La brune considère un instant sa camarade, puis se tourne vers les autres. Certains rigolent encore. La plupart n'ont pas vraiment l'air de comprendre ce qu'il se passe. Quant au responsable de cette étrange querelle... Il la regarde avec des yeux noirs. Elle ne pensait pas que sa réponse ferait si mal ; à vrai dire, elle ne s'est jamais considérée comme quelqu'un avec beaucoup de répartie. Lia, elle ne se défend pas souvent, et attaque encore moins. Lia, les blagues déplacées, elle les encaisse toujours sans rien dire.

Pourtant, qu'est-ce que ça lui a fait du bien, de répondre. Bien plus que ce qu'elle aurait cru, en tout cas. Peut-être qu'elle a bien fait de ne pas s'excuser, après tout.

À son tour, elle se met debout, et prend la direction de la sortie, marchant dans les pas de Yeji.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top