cirrostratus.

J O U R S E P T I È M E

Contrairement à la semaine précédente, la cafétéria est plutôt vide aujourd'hui. Probablement à cause du beau temps qui règne dehors, la plupart des étudiants sont allés manger à l'extérieur, préférant profiter des pelouses et du soleil plutôt que de rester confinés dans une seule et même pièce. Compréhensible. Pour Lia, c'est une bonne chose, car elle peut enfin profiter d'un peu de calme dans son endroit favori. Installée à une table à l'écart en compagnie de Chaeryeong et de Yeji, elles discutent des examens de fin de semestre qui approchent à grand pas. Leur cadette n'a pas l'air très inquiète. Mais c'est normal, parce qu'elle, c'est une bosseuse, une vraie, et qu'échouer ne fait pas partie de ses plans. Pas après tout ce qu'elle a fait pour en arriver là où elle en est à présent.

Une agitation soudaine prend alors possession des lieux ; la jeune femme se retourne, et surprend le groupe d'amis de Yeji, venus, comme à leur habitude, prendre un café avant la reprise des cours. Ils ne leur lancent même pas un regard. Même lorsque certains d'entre eux remarquent leur camarade, ils se contentent d'ignorer. Comme si le retrait de leur acolyte n'avait aucune importance. Comme s'ils n'en avaient rien à faire. Pourtant, il y a quelques jours encore, tous gravitaient autour d'elle, indéniablement attirés par sa lumière et son tempérament hors du commun. Ils se sont pourtant accoutumés à son absence avec une aisance presque insolente, et Lia se sent mal pour son amie pendant un instant.

- Tu devrais les rejoindre.

- Hm ?

L'argentée lance un regard dubitatif vers le regroupement d'étudiants qui s'est formé près du comptoir, et hausse un sourcil.

- Je n'ai pas envie que tu te mettes tes potes à dos pour moi, ou à cause de ce qu'il s'est passé samedi...

- Qu'est-ce qui s'est passé samedi ?

L'intervention subite de Chaeryeong attire leur attention. Lia réalise qu'elle n'a même pas pris le temps de raconter à son amie les événements de ce week-end. Pourtant, elle est toujours la première à qui elle raconte ce genre de choses. Un sentiment de culpabilité s'empare d'elle pendant une seconde, mais elle le chasse bien rapidement. Elle doit cesser de s'en vouloir pour des choses aussi futiles. Elle n'a pas eu le temps ni l'occasion de lui en parler, rien de plus, rien de moins. Ce n'est pas de sa faute.

- Eh bien... Ils ont juste fait quelques remarques déplacées à mon sujet, c'est rien.

- Ce n'est pas rien, rétorque Yeji l'air sévère. Il n'avait pas à parler de toi comme ça.

- Il a juste dit que j'étais probablement un mauvais coup au lit, c'est pas grand chose.

- Même. Il est tout le temps comme ça, et son comportement m'exaspère. Je préfère de loin rester avec vous plutôt que de continuer à traîner avec un con pareil, et tous les autres qui le soutiennent. J'en ai marre de leurs conneries.

La plus jeune n'a pas lâché une miette de cet échange. Elle doit probablement être en train de recoller les morceaux afin de mieux comprendre les récents évènements, et pourquoi leur camarade a choisi de se joindre à elle à partir de maintenant. Elle affiche finalement un rictus amusé, et se laisse aller sur sa chaise, les bras croisés contre sa poitrine.

- Est-ce que ça m'étonne ? Les mecs accordent beaucoup trop d'importance à leur bite de toute façon.

Lia est surprise par la remarque de la châtain assise à ses côtés, et à en voir l'expression de Yeji, elle n'est pas la seule.

- C'est vrai, quoi. Ils pensent qu'avoir un membre qui leur pousse entre les jambes est une raison valable de se croire supérieurs aux autres. À croire que ce fameux truc les obnubile tellement qu'ils ne peuvent s'empêcher de toujours tout rattacher à celui-ci.

Les deux étudiantes se mettent à rire de la remarque de leur camarade qui les rejoint, et intérieurement, Lia se dit qu'elle n'a pas totalement tort. Évidemment, beaucoup d'entre eux ne sont pas si irrécupérables, mais avec l'éducation que chacun et même chacune a pu recevoir au cours de sa vie, il n'y a rien de très surprenant à ce que même les meilleurs d'entre eux tombent dans le piège de la misogynie. Plus elle y pense, plus elle songe qu'elle aussi, une femme pourtant, s'est faite avoir. À vouloir satisfaire les exigences de tout le monde, sans cesse, à chercher en vain à être la jeune femme que sa famille a toujours voulu qu'elle soit, elle s'est laissé enfermer dans de nombreux clichés sexistes et réducteurs. Et pour quoi ? Pour qui ? Sûrement pas pour elle, en tout cas.

- T'as pas totalement tort, soupire la décolorée finalement.

Chaeryeong se renfrogne pourtant, ce qui n'échappe pas à l'étrangère.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- C'est juste que... Ça me fait penser aux gars de ma filière qui passent leur temps à me faire chier parce que je réussis mieux qu'eux alors que je suis une meuf.

Yeji lui lance un regard qui l'incite à continuer.

- Je fais toujours comme si ça ne m'atteint pas. Et c'est vrai que la plupart du temps, je m'en fous de ce qu'on peut dire ou penser de moi. Je connais ma valeur, je sais que si je suis là maintenant c'est grâce à mon travail et mon acharnement. Mais c'est fatiguant, de toujours s'entendre dire que ma réussite, je la dois à un autre. Que ma réussite, je ne la mérite pas. Que je suis forcément passé sous le bureau, et toutes ces conneries. Ça m'épuise, d'être toujours rattachée à ça. À croire que les femmes ne peuvent pas grimper au sommet sans aide, ou sans contrepartie.

Elle baisse la tête, se dissimulant derrière ses cheveux. Chaeryeong, elle n'aime pas se montrer en position de faiblesse. Alors, comme à chaque fois qu'elle s'ouvre un peu, elle se cache. Elle se cache toujours.

- J'aimerais juste qu'ils ferment leur gueule, pour une fois.

- Si c'est que ça, je connais un moyen de t'aider.

Les trois jeunes femmes sursautent en entendant la voix d'une quatrième personne, et Lia reconnaît rapidement Ryujin. Ryujin, et ses cheveux bleus comme la nuit. Ryujin, et son charisme écrasant. Ryujin, et sa grande gueule effrayante. C'est une véritable force de la nature, et l'avoir en face d'elle lui rappelle ce fameux soir où elle a récupéré Yuna en larme dans les toilettes du Kremlin. Elle est terriblement intimidante, mais pourtant, avec son sourire plein de malice et ses yeux qui brillent d'une lueur amusée, Lia ne se sent pas inquiétée. À croire que l'avoir à ses côtés lui conférait un étrange sentiment de sécurité, presque injustifié.

Ryujin est définitivement quelqu'un de particulier.

- Bon, ça implique de leur faire face, pour qu'ils arrêtent de te croire inoffensive. Ils chercheront probablement à se venger, ceci dit. Mais si tu leur montres que c'est toi, le plus gros poisson de la marre, ils devraient finir par te laisser tranquille.

Chaeryeong regarde la nouvelle arrivante avec curiosité. À en croire son expression, l'idée semble faire chemin dans sa tête, et la brune se doute qu'elle doit être en train d'y réfléchir sérieusement. Cela se voit à ses sourcils légèrement froncés, son regard parfaitement sérieux. Chaeryeong n'est pas du genre à se laisser marcher sur les pieds, mais combattre de front n'a jamais été sa priorité. Elle dit toujours qu'ignorer est la meilleure des revanches, et au fond, elle n'a probablement pas totalement tort. À les laisser dire, tout en continuant de monter toujours plus haut, toujours plus loin, elle les a laissés mariner dans leur jalousie, atteignant leur ego toujours un peu plus à chaque nouvel obstacle franchi. Mais si elle souhaite réellement avoir la paix, changer de tactique n'est peut-être pas à exclure.

- Je ne voulais pas faire irruption dans votre conversation, reprend la bleutée après un instant de silence. Désolée. À la base, je venais voir Yeji.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Je cherche Yuna, elle lâche avec le visage brusquement soucieux. Je me suis dit qu'elle serait peut-être avec toi, vu qu'elle n'est pas à l'assos' et qu'elle ne répond pas à ses messages.

- Oh, non, désolée. Je ne l'ai pas vue de la journée.

- Hm...

- Il se passe quelque chose ?

Ryujin hausse les épaules.

- Je crois qu'elle prépare quelque chose, mais j'ai aucune idée de s'il s'agit d'une grosse connerie ou non. Elle ne veut rien dire à ce sujet.

- Tu veux qu'on t'aide à la chercher ? intervient Lia.

Leur camarade semblait véritablement inquiète pour sa petite sœur. Et depuis qu'elle l'avait vu dans pareil état, il y a une semaine maintenant, elle prenait la situation de Yuna plus à cœur qu'elle ne l'aurait prévu. Après tout, elles ne se connaissent pas. Mais Lia ne peut s'empêcher de se voir en elle, sans vraiment comprendre pourquoi.

Elle lui rappelle l'époque où elle était encore avec son copain, il y a un moment à présent.

- Ça ira merci, décline poliment la colorée.

Elle s'apprête à repartir, lorsqu'elle se retourne de nouveau vers Chaeryeong, tout en abordant de nouveau cet air certain et joueur qu'elle affichait en arrivant un instant plus tôt.

- Et toi, si jamais tu as besoin d'aide, tu n'as qu'à me contacter. Quelqu'un a affiché mon numéro dans les toilettes des filles du deuxième étage, avant-dernière cabine en partant du fond. J'ai pas changé, donc fais toi plaisir.

Yeji semble habituée à son comportement, mais pour les deux amies, c'est une première. Elles la regardent s'éloigner avec curiosité et un peu de fascination, aussi.

- C'est vraiment la sœur de Yuna ? demande Chaeryeong après un silence. J'ai toujours du mal à y croire, même après que Lia me l'ait répété plusieurs fois.

- Si ça peut te rassurer tu n'es pas la seule à en douter, s'amuse Yeji. Elles sont plutôt proches, pourtant.

- Pourquoi Ryujin fait comme si Yuna et elle n'avaient pas les mêmes parents, du coup ?

Immédiatement, la Canadienne regrette d'avoir posé la question. Cela relève de l'ordre du privé, et sa curiosité mal placée n'est sans doute pas la bienvenue dans cette discussion. Mais cela n'a pas l'air de déranger Yeji, qui sourit doucement.

- Ryujin ne s'entend pas avec ses parents. Ils l'ont chassée de la maison il y a deux ans maintenant, et elle a décidé de faire comme s'ils n'existaient plus en retour.

- Ça te dérange pas de balancer tout ça ?

L'argentée finit par lever les mains au niveau de son visage, signalant que cela n'a pas grande importance.

- Ce n'est pas vraiment un secret, donc bon. En tout cas, elle s'en cache absolument pas.

- Et pourquoi ils l'ont chassée ? questionne Chaeryeong manifestement piquée par la curiosité également.

- Je pense que vous avez entendu parler de cette histoire de revenge porn, non ?

Elles hochent la tête.

- Cela faisait un moment déjà que Ryujin et ses parents ne s'entendaient plus. Quand les photos ont commencé à circuler, ils ont déclaré qu'ils refusaient d'héberger une salope sous leur toit. Et voilà.

- C'est horrible...

- Je sais. Ses parents sont de gros cons de toute façon.

Elle repense à la jeune femme forte et intrépide qui s'est présenté à elles quelques instants plus tôt. Plus elle y réfléchit, plus Lia la trouve extraordinaire, quelque part. Elle semble inébranlable, plus solide encore qu'un roc, plus raide qu'un arbre millénaire. Imperturbable. Intouchable. Pourtant, Ryujin est un être humain comme les autres, et derrière ce personnage public qu'elle s'est créé de toute pièce, se cache sûrement une jeune fille pleine de doutes et de faiblesses. Oui, elle a envie de croire que le loup solitaire n'est pas si différent d'elle, au final.

Et un jour peut-être, Lia pourra devenir aussi forte qu'elle. 

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