cirrocumulus.
J O U R P R E M I E R
—
- Allez ! Juste un verre ! J'te l'paye.
- Non merci.
Soupire crispé, regard fuyant, attitude défensive. Lia est habituée, mais qu'il lui est compliqué, de réagir dans ce type de situation. Lia la timide, Lia la discrète, Lia qui n'ose jamais trop parler, de peur de dire un mot de travers. C'est ainsi qu'on l'a élevée, c'est l'éducation qu'elle a reçue : ne jamais froisser l'égo de quiconque, toujours faire plaisir à tout le monde. Un sourire pour monsieur, la politesse pour madame, et surtout, ne jamais oublier la règle d'or : pas d'opinion, il faut, au mieux, être d'accord avec les autres, se taire sinon.
Alors, lorsque Lia se retrouve piégée de la sorte, que peut-elle faire d'autres que d'acquiescer en attendant que l'orage s'en aille ?
Chaeryeong, elle lui dit toujours d'envoyer les autres bouler. Mais c'est facile pour Chaeryeong, parce qu'elle a fait ça toute sa vie, et qu'on l'y a toujours encouragé. Ne pas se laisser marcher sur les pieds, avancer le menton haut et le regard fier, car comme elle dit souvent, au moindre signe de faiblesse, la vie se fera sans pitié. Chaeryeong, elle gravit les échelons, partie de rien pour arriver tout en haut, elle n'a pas peur de la difficulté ni même des critiques, et encore moins des coups bas. Elle travaille, elle travaille dur, et elle récolte chaque jour ce que ses efforts lui ont apporté. Alors, parfois, le succès ne se fait pas sans jalousie, et elle a l'habitude d'essuyer les commentaires désobligeants, les rumeurs calomnieuses. Elle ignore, parce qu'elle n'a pas d'énergie ou de temps à consacrer aux parasites de son indéniable réussite. Certains pensent qu'elle fuit, d'autres disent qu'elle a peur de la confrontation. Ceux-là n'ont pas réellement tort, mais Chaeryeong ne peut l'avouer, car comme elle dit souvent, au moindre signe de faiblesse, la vie se fera sans pitié.
Parfois, Lia aimerait être aussi forte, mais elle a la sensation que la seule chose à laquelle elle est douée dans la vie, c'est se plier aux autres pour satisfaire le monde entier.
- Qu'est-ce qu'il y a ? Ça avait pas l'air de t'déranger que j'te parle quand j'suis venu t'aborder tout à l'heure.
Si. Évidemment que ça l'avait dérangée, mais elle n'avait pas su dire non. Elle ne dit jamais non. Elle ne dit jamais oui. Elle ne dit rien. Elle écoute en silence, et les gens choisissent l'interprétation qu'ils préfèrent.
- C'est que, je ne bois plus ce soir...
- Même un truc sans alcool ?
Elle jette un bref coup d'œil à ses amis, ceux qui l'avaient convaincue de sortir avec eux ce soir. Pourtant, elle n'en avait pas initialement envie. Lia n'aime pas sortir la nuit, boire jusqu'à pas d'heure dans des bars bondés, traîner dans la rue à une heure aussi avancée. Et surtout pas en semaine, alors qu'il y a cours le lendemain. Lia, ce qu'elle préfère, c'est les promenades calmes au milieu de l'après-midi, les repas au restaurant entre proches, les soirées films, au cinéma ou en famille, peu importe. Mais elle ne veut pas paraître ennuyeuse, sa mère lui dit souvent qu'il ne faut pas avoir l'air ennuyeux. Ça fait fuir, l'ennui, et Lia, ce qu'elle veut, ce n'est surtout pas qu'on la fuit. Enfin, ce qu'elle veut surtout, c'est qu'on la laisse tranquille, mais ce n'est pas très convenable, alors, à défaut d'avoir une multitude d'amis, elle fait en sorte que tout le monde l'apprécie.
Elle voit Zita, danser avec un homme qu'elle ne connaît pas, et Victor enchaîner les verres avec Tetsuya. Hernando et Georg sont en train de rire bruyamment à la table où ils se sont installés précédemment, et Louise s'amuse avec Astrid sur la piste. Tous semblent dans leur élément, ils font partie intégrante du décor. Cela n'a rien de très surprenant, ses camarades sont de grands amateurs de ce type de sortie. Ils la tannent sans cesse pour qu'elle les accompagne, et bien qu'elle arrive à s'esquiver la plupart du temps, elle ne peut constamment fuir. Parfois, elle n'a pas le choix : elle les suit pour leur faire plaisir.
Ces autres-là, ce ne sont pas vraiment ses amis. Non pas qu'elle les déprécie, au contraire ; Lia est simplement trop effacée pour en avoir beaucoup, des amis. Il s'agit en fait des autres étudiants étrangers avec qui elle est en collocation. Les logements sont chers à Séoul, et la plupart des jeunes sont condamnés à rester chez leurs parents, s'ils ne veulent pas vivre dans de petits appartements tout juste fonctionnels. Mais pour ceux qui, comme Lia, sont venus de l'autre bout du monde pour une année, dans le cadre de leur cursus universitaire, les choses sont parfois compliquées. Alors, quelque part dans la périphérie séoulienne, quelques vingtenaires, comme elles, louent une grande maison qu'ils partagent à huit. Les avantages : vivre dans plus de douze mètres carrés, et payer moins cher. Les inconvénients : c'est un peu loin de l'université, et surtout, il faut pouvoir supporter d'habiter avec sept autres personnes, toutes issues de pays différents. Les années passent, les résidents changent. Certains ne restent que quelques mois, la plupart vivent ici pendant une année complète. Quelques vétérans y passent deux, trois ans peut-être. Jamais plus. Dès que quelqu'un s'en va, il est aussitôt remplacé, et c'est ainsi que l'arrangement survit.
En constatant que tous sont bien trop occupés pour lui venir en aide, Lia comprend qu'elle est seule, que personne ne pourra la sortir de cette situation délicate. Elle se mord la lèvre nerveusement, tandis que son interlocuteur s'impatiente.
- Il faut... Que j'aille aux toilettes, pardon.
Expression désolée, tête baissée, mouvement agile. Elle se mêle à la foule avec habilité, et s'en extirpe avec la même aisance un instant plus tard, alors qu'elle pénètre dans la salle d'eau. Surprise, l'endroit semble vide. Elle s'avance devant les lavabos, prend appuie sur le rebord en faïence. Inspire. Expire. Qu'elle se sent stupide, Lia. Qu'elle se sent inutile, Lia. Elle n'avait qu'à lui demander de la laisser tranquille, rejoindre ses amis, les prévenir qu'un inconnu lui colle aux basques. Elle aimerait tellement savoir demander de l'aide, pouvoir dire aux autres ce qu'elle pense, ne pas paniquer dès qu'elle est susceptible de sortir quelque chose de déplaisant. Elle sait, pourtant ; elle sait qu'elle n'a pas à satisfaire qui que ce soit, il faut qu'elle vive pour elle, qu'elle cesse de penser être un monstre pour avoir osé établir des limites et demandé un peu de respect. Oh oui, parfois, vraiment, Lia s'en veut d'être aussi... Vide.
Elle n'entend pas immédiatement les sanglots provenant d'une des cabines, mais après un énième hoquet piètrement étouffé, elle se tourne vers l'origine du bruit, inquiète. Elle s'approche lentement, toque doucement. C'est que, elle ne veut pas s'imposer, Lia ; mais elle ne peut résolument pas laisser quelqu'un pleurer ici sans rien tenter.
- Est-ce que... Est-ce que tu as besoin d'aide ?
La seule réponse est un nouveau geignement.
- Est-ce qu'il faut que j'aille chercher quelqu'un ?
- N-Non, bredouille faiblement une voix de l'autre côté de la porte, non, ça ira.
- Tu es vraiment sûre ? Ça me dérange pas de t'aider, tu sais.
Le silence lui répond d'abord, mais finalement, la jeune femme de l'autre côté du battant en bois censé préserver un minima d'intimité, semble rassembler ses affaires tout en tentant de se calmer. Elle ouvre, et sort du mètre carré qu'elle occupait à l'instant.
- Je... Je...
Elle peine à articuler quoi que ce soit, et après un bref sursaut, elle se remet à pleurer, prenant Lia dans ses bras.
L'inconnue n'en est pas vraiment une, d'ailleurs, puisqu'il s'agit de Yuna, et que tout le monde connaît Yuna à la fac où Lia étudie. Une petite princesse, jolie, populaire, appréciée. Une taille légèrement plus grande que la moyenne, un physique de mannequin, une frange brune qui retombe devant ses yeux pétillants, et un sourire plus contagieux que n'importe quel autre virus connu. Elle est membre de la plus grosse association du campus, il n'est pas rare de la croiser dans le local qu'ils occupent pendant ses pauses, et sa photo ainsi que son nom sont affichés fièrement dans un coin de la pièce, avec le portrait de quelques autres étudiants qui, comme elle, font partis de ladite association. Lia ne sait pas grand-chose sur elle, parce que Lia ne lui a jamais parlé de sa vie, et n'a aucune relation en commun avec elle. Elle l'a juste vue, une fois ou deux, embrasser un garçon de sa promo, mais puisque Lia ne parle pas vraiment avec les élèves de sa filière, cela ne change strictement rien au fait que Yuna demeure un visage parmi tant d'autres.
- Tu as quelqu'un pour te ramener chez toi ?
Elle sent la jeune fille hocher négativement la tête. Les pleurs finissent par diminuer, et subsistent uniquement quelques spasmes de plus en plus espacés. Elle se calme, lentement, mais Lia ne peut se résoudre à la laisser rentrer dans pareil état. Une question de conscience, sans doute.
- Hm... Tu veux que j'appelle quelqu'un pour venir te récupérer ?
- Je-je veux bien, s'il te plaît ? Ma-ma sœur, elle...
La brunette semble incapable de terminer sa phrase. L'étrangère lui sourit doucement, afin de la rassurer.
- Je vais aller chercher mes affaires, et puis, on va sortir d'ici pour appeler ta sœur. Il y a un 7-Eleven juste à côté je crois, on peut l'attendre là-bas, si tu veux ?
Yuna se contente d'hocher la tête. Elle n'a pas vraiment l'air en état de prendre la moindre décision par elle-même, elle semble perdue et désorientée, et surtout particulièrement déboussolée. Habituellement, Yuna, elle rayonne comme le soleil, mais maintenant, il n'y a que de la pluie dans ses yeux nuageux.
En sortant des toilettes, elles se dirigent d'abord à la table de ses amis. Lia les prévient gentiment qu'elle doit raccompagner quelqu'un, qu'elle va devoir leur fausser compagnie. Ils sont déçus, mais ils comprennent. On lui tend ses affaires, on lui dit de faire attention en rentrant. On lui conseille de ne pas attendre, ce n'est pas la peine. Après des remerciements, elle leur souhaite la bonne nuit, et quitte les lieux, sa nouvelle camarade accrochée à son bras.
***
La clochette tintinnabule et un courant d'air frais pénètre dans la boutique, lorsque deux filles passent la porte d'entrée du magasin. L'une d'entre elles se précipite dans leur direction, visiblement inquiète, tandis que l'autre demeure un peu plus en retrait. Ces deux filles, Lia les reconnaît, bien évidemment. Il serait difficile de ne pas reconnaître Hwang Yeji, véritable électron libre de sa promo, ou encore Shin Ryujin, le loup solitaire de l'université. Deux choses surprennent immédiatement Lia. La première concerne le lien de parenté entre Ryujin et Yuna. Les deux étudiantes semblent si différentes, il n'y a qu'à voir leur réputation respective : si la plus jeune est appréciée de tous, son aînée, elle, est souvent pointée du doigt pour ses opinions bien trop tranchées, et son attitude rebelle prétendument déplaisante. C'est que, Ryunjin, elle n'a pas honte de dire haut et fort ce qu'elle pense, et elle emmerde ouvertement quiconque osant le lui reprocher. Et puis, elle revient de loin, Ryujin. Cela ne fait que trois mois que Lia est ici, et pourtant, malgré le fait qu'elle soit loin d'être une grande fan de commérages et autres bruits de couloir, elle est au courant de ce qu'il lui est arrivé quelques années plus tôt. Une histoire sombre de revenge porn, et de compère n'ayant pas digéré être remis à sa place par une femme. Lia n'en sait pas beaucoup plus, et elle estime que c'est pourtant largement suffisant.
Quant à la seconde, Lia ne savait pas que Shin Ryujin fréquentait Hwang Yeji. Elle n'en savait rien du tout.
- Yuna ! Yuna, est-ce que tout va bien ?
Yuna repose la boisson qu'elle lui avait payée, et sourit timidement à Ryujin. Lia s'écarte, pour leur laisser un peu d'espace. Elle sent quelqu'un venir se placer à ses côtés, et devine aisément qu'il s'agit de Yeji. Elle se tourne vers elle, pour faire face à son expression soucieuse et embêtée.
- Hey, Jisu, c'est ça ? Est-ce que tu peux me raconter ce qu'il s'est passé ?
Yeji, elle ne la connaît pas beaucoup, à vrai dire elle ne la connaît même pas du tout. C'est que, un univers entier semble les séparer, et Lia n'aurait jamais osé venir perturber la routine si bien huilée de sa camarade. Pourtant, elle n'a pas pu s'en empêcher, elle l'a observée. Beaucoup. Et pas forcément très discrètement. Yeji n'a jamais relevé. L'a-t-elle déjà remarquée, seulement ?
Yeji, l'intrépide, l'indomptable, dont on entend les talons claquer à des mètres à la ronde sur le sol de la fac. Yeji, qui sourit tout le temps et qui ne baisse jamais la tête. Au milieu des autres, elle ressort inexplicablement, et tous viennent graviter autour d'elle, comme si elle avait le monde à offrir. Qu'elle est bien mystérieuse, l'irrésistible Yeji. Mais Lia le sait, mais Lia l'a vu ; quand elle se cache, c'est un tout autre visage qu'elle affiche, Yeji. Il n'y a que quand elle est seule qu'elle est vraiment libre, Yeji.
C'est la première fois qu'elle lui adresse la parole. Lia se sent étrangement patraque ; encore plus qu'à l'accoutumé, tout du moins. Elle recommence à se mordre la lèvre, définitivement une mauvaise habitude dont elle n'arrive pas à se débarrasser, alors qu'elle cherche les bons mots pour expliquer sa situation.
- Je l'ai juste... Trouvée dans cet état, dans les toilettes du Kremlin. C'est le bar juste à côté... Elle n'a pas parlé de ce qu'il s'est passé, et j'ai pas voulu insister, je voulais pas l'embêter... Je lui ai proposé de sortir et d'appeler quelqu'un pour venir la chercher, elle a accepté. Elle n'a pas dit autre chose que s'il te plaît et merci depuis qu'elle a raccroché avec sa sœur tout à l'heure. Je suis désolée de ne pas pouvoir t'en dire plus, je... Je ne pouvais pas la laisser là-bas...
Yeji lui offre un sourire, pas aussi large que ceux qu'elle peut brandir en cours, mais tout aussi chaleureux.
- Ne t'excuse pas, c'est déjà beaucoup ce que tu as fait pour elle. Vraiment, merci beaucoup. De sa part, de la part de Ryujin, et de la mienne. Tu n'étais pas obligée.
- C'est normal, vraiment...
Elle se sent si gênée, et pourtant si flattée par ses mots, elle se demande même si elle ne va pas rougir à un moment donné.
Lia reporte son attention sur les deux sœurs, Yuna s'est remise à pleurer dans les bras de Ryujin, mais n'a toujours pas dit un mot quant à la raison de ses larmes. Elle finit par se lever, et prend la main de la plus âgée, qui la dirige vers la sortie. Elle tremble encore, mais, c'est indéniable, elle va mieux que lorsqu'elle l'a retrouvée dans cette cabine il y a environ une heure à présent. Elle ne sait toujours pas ce qui a bien pu lui arriver, et même si elle brûle de le savoir, le plus important à ses yeux est qu'elle est maintenant en sécurité avec sa sœur, et qu'il ne peut plus rien lui arriver pour le moment.
- Dit Jisu, tu veux que je te dépose quelque part ?
La voix de Yeji la ramène à la réalité. Elle est surprise de la proposition, mais décline poliment : elle ne veut pas s'imposer plus longtemps. Déranger est bien la dernière de ses intentions.
- Si je te propose c'est que ça ne me pose pas de problème, lui assure cependant la jeune femme.
Il lui suffira d'un sourire pour venir à bout de la volonté déjà branlante de la canadienne.
Alors, elle accepte, non sans s'excuser encore une fois. Oui, ça, définitivement, ça doit être son deuxième domaine d'expertise, à Lia. S'excuser sans arrêt. S'excuser pour tout et pour n'importe quoi. Personne ne relève jamais, de toute façon. Personne, sauf Yeji, qui lui répète qu'elle n'a pas besoin de lui demander pardon encore une fois.
Elles regagnent donc à leur tour la sortie du 7-Eleven, et lorsque Yeji pose sa main sur la poignée, Lia ne peut s'en empêcher : elle l'arrête un instant.
- Au fait, euh... Jisu c'est mon nom coréen, mais seuls les profs m'appellent comme ça. Je préfère Lia.
- Oh, pas de soucis, Lia.
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