altostratus.
J O U R Q U A T R I È M E
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La journée commence à se faire longue, Lia n'en voit plus la fin. Il ne lui reste qu'un dernier cours, mais elle a la sensation qu'une après-midi complète la sépare de la délivrance. Le professeur tardant à arriver, elle relit calmement son cours, mais qu'il est difficile de se concentrer, lorsqu'une vingtaine de personnes parlent dans tous les sens autour de soi. Elle ne peut s'en empêcher, mais elle les écoute d'une oreille distraite. Ils proposent d'organiser une soirée le lendemain. Quelque chose de tranquille, quelque chose de posé, dans un bar, en centre-ville. Aller boire une bière entre amis. Aller boire une bière même si certains n'en avaient initialement pas envie.
Lia n'est pas de ce monde, elle le sait. L'ivresse de la jeunesse libérée, la folie étudiante de quelques adultes pas vraiment prêts à grandir, ce n'est pas son univers. Lia, elle, elle ne sort pas, pas comme ça, sur un coup de tête, avec des gens qu'elle fréquente à peine. Avoir accompagné ses colocataires plus tôt cette semaine était déjà un acte de bonne foi, pour s'intégrer à ceux avec qui elle partage son toit, et elle se sent encore épuisée d'avoir vagabondé dans la nuit, à une heure où les gens comme elle sont tous endormis.
Elle ne comprendra jamais ceux ayant la force de sortir toutes les semaines, tous les soirs. Elle aimerait, parfois. Se lâcher, tout comme eux, vivre sa vie, se laisser aller. Ne plus être toujours sage, ne plus être parfaite sans cesse, comme on le lui a toujours enseigné. Oui, parfois, Lia aimerait être aussi libre que ses camarades. En est-elle capable, seulement ?
Elle tente de reporter son attention sur ses exercices, elle note au crayon qu'elle a une question à poser à son professeur au sujet de l'un d'entre eux, lorsqu'elle entend son nom. Elle relève doucement la tête, et cherche du regard qui a osé la tirer de ses réflexions. En croisant le sourire lumineux de Yeji, elle sent de nouveau son cœur s'emballer, mais ses muscles se détendent immédiatement et son expression se décrispe légèrement, pour afficher un sourire, plus sincère que poli d'ailleurs. Yeji lui fait définitivement plus d'effet que ce qu'elle devrait.
- Tu veux venir ?
Ses traits se tirent pour laisser place à son étonnement. Elle, invitée ? Elle ouvre la bouche, mais la referme rapidement, n'ayant rien à répondre. Elle sent les regards perçants des autres, ceux qui analysent tout et qui ne s'arrêtent jamais, ceux qui jugent et ceux qui tranchent, ceux qui à chaque fois lui donnent la sensation de transpercer son âme toute entière.
Lia aimerait dire oui. Elle aimerait beaucoup, juste pour Yeji, par peur de la décevoir, quelque part. Par envie de passer du temps avec elle, aussi. Se rapprocher d'elle, venir graviter quelque part dans son univers. Avoir son attention. Lia aime bien avoir son attention. Elle a l'impression d'être importante, d'être spéciale, quand Yeji lui donne un peu de sa personne. Sans doute qu'elle est un peu désaxée, peut-être même obsédée ; en tout cas, une chose est sûre, elle est totalement charmée.
Lia aimerait dire oui. Mais elle est déjà sortie cette semaine, et ce n'est vraiment pas dans ses habitudes que de sortir aussi souvent.
- Je... Je suis pas sûre de pouvoir...
Plusieurs haussent un sourcil, Lia surprend même quelques sourires moqueurs sur les faciès des plus goguenards, et au fond, quelque part, ça la vexe. Un peu. Pourtant, les yeux bienveillants de Yeji ne la lâchent pas, et ils lui donnent de la force ; la force de ne rien montrer, la force de garder la tête haute, de ne pas se laisser intimider. Elle s'accroche à ses prunelles comme on s'accroche à une bouée.
- Oh, lâche la décolorée. Ce n'est pas grave. Une prochaine fois ?
Lia hoche vivement la tête, étrangement heureuse de sa proposition. Cela semble faire plaisir à Yeji, qui sourit plus grand encore. C'est ce moment que choisit leur professeur pour faire son entrée, ramenant le calme dans la pièce.
Mais certainement pas dans le cœur de l'étudiante.
***
La tête ailleurs, la jeune femme fait le chemin en direction de la sortie de la fac. Elle n'a qu'une hâte, rentrer chez elle, et se reposer. Elle repense à la proposition de Yeji, et se sent un peu stupide de l'avoir déclinée. Qu'est-ce que ça lui coûtait, après tout, d'accepter ? Stupide, oui, c'est le mot. Elle a été stupide.
Elle lâche un profond soupir, à mi-chemin entre l'agacement et la lassitude. Son comportement l'exaspère, parfois. Lia, elle a passé sa vie enfermée, à regarder les gens rire par le biais de sa fenêtre. On lui a dit, plusieurs fois, que ces gens-là au-dehors, ils n'étaient bons à rien. Qu'ils ne pensaient qu'à s'amuser, sans prendre garde aux conséquences de leurs actes. On lui a dit, que ces gens-là, ils n'auraient pas d'avenir, de futur, de demain. Qu'à force de se foutre en l'air sans réfléchir, ils allaient finir inaptes. Mais quand Lia les voyait, ces gens-là, elle se sentait envieuse. Parce que ces gens-là, ils étaient libres, libres d'être ce qu'ils voulaient. Ils ne passaient pas leur temps à se préparer au reste de leur vie, ils la vivaient simplement. Et dans sa cage faite de diktats et de conventions, Lia s'est sentie bien triste d'être aussi seule.
Aujourd'hui, il n'y a plus personne pour surveiller sa prison. Le portail est grand ouvert, la voie est entièrement libre, elle n'a qu'à faire un pas et elle aussi sera affranchie, comme les autres. Affranchie, comme elle en a tant rêvé. Mais l'idée même de mettre un pied dehors la terrifie, et la voilà toujours coincée. Après tout, pourquoi s'embêter à garder la porte, quand on a bien éduqué son prisonnier ?
La Canadienne entend des pas dans le couloir, quelqu'un qui marche derrière elle, rapidement. La personne accélère le pas, semble trottiner, et arrive finalement à son niveau. C'est à ce moment-là que l'étrangère se retourne, curieuse, et tombe nez à nez avec Yeji, qui lui offre un de ses habituels sourires qui la fait fondre intérieurement. Si elle avait été quelqu'un d'autre, elle se serait trouvée pathétique. Mais elle est mordue, complètement mordue, elle a le béguin pour une fille qu'elle connaît à peine et chaque instant à ses côtés la fait tomber un peu plus.
- Salut, lâche Yeji avec énergie.
- Salut, elle répond alors avec un peu moins d'assurance.
- Je voulais savoir... Tu peux vraiment pas venir demain ?
Un silence se fait. Lia s'humecte les lèvres, gênée.
- Eh bah... Tu vas trouver ça bête, mais je suis déjà sortie cette semaine, et j'ai pas l'habitude de sortir déjà de base, alors deux fois dans la même semaine, bah...
Elle laisse sa phrase en suspens. Elle ne sait pas trop quoi ajouter. Probablement qu'il n'y a rien d'autre à dire, elle songe. Elle jette un coup d'œil à la jeune femme qui marche à ses côtés, celle-ci a le menton relevé et regarde droit devant elle. Ses cheveux sont tirés en une queue-de-cheval haute, si stricte, si rigoureuse, elle se surprend à se demander si cela ne lui fait pas mal à la tête, parfois.
- Ne t'en fais pas. Y a pas de mal, vraiment.
- Tu m'en veux pas hein ? J'avais peur que...
Elle est interrompue par un rire. Mais Yeji ne se moque pas, au contraire. Elle a l'air amusée, mais certainement pas dédaigneuse. La brune ne sait pas vraiment comment réagir, alors elle se tait, et regarde sa camarade avec de grands yeux curieux.
- Pardon, c'est que... C'est adorable.
À ces mots, le rouge monte immédiatement aux joues de l'étudiante, qui s'empresse de se cacher derrière ses cheveux.
- Oh je voulais pas te vexer, s'empresse d'ajouter l'argentée en voyant sa réaction.
- Non non, je suis pas vexée ! Je... C'est gentil. Je sais pas trop comment réagir, en fait. C'est moi qui m'excuse.
L'argentée lui lance un coup d'œil équivoque, et Lia devine rapidement ce qu'elle s'apprête à lui répondre, ce qui ne manque pas de la faire rougir un peu plus.
- Je t'ai déjà dit de...
- Ne pas m'excuser tout le temps ? J'essaye, c'est promis.
Elles rient toutes les deux, puis le silence revient rapidement. C'est un silence agréable, de ceux qui reposent, de ceux qui soulagent. Un silence où l'on se parle, beaucoup, sans mot. C'est confortable, pour quelqu'un qui ne s'exprime pas énormément. Quelqu'un comme Lia. Elle n'a pas à se forcer à faire la conversation, elle n'a pas à se forcer à écouter non plus. Le calme, seulement le calme, cela lui suffit amplement.
Lorsqu'elles quittent enfin l'enceinte de la fac, elles réalisent rapidement qu'elles ne prennent pas le même chemin, et que leur route se séparent ici. Yeji s'apprête à parler, mais Lia, pleine d'un courage qu'elle ne se savait pas avoir, la devance.
- Je viendrai demain. Enfin, j'essayerai. Faudrait que tu me donnes le nom du bar, et l'heure aussi.
La jeune femme la regarde avec surprise.
- C'est vrai ? elle s'exclame et son visage s'est illuminé. Je... Je peux avoir ton numéro ? Pour t'envoyer tout ça par message, je veux dire.
Lia, dont le cœur avait encore probablement manqué un battement, acquiesce avec empressement. Rapidement, l'argentée lui tend son téléphone, ouvert sur la création d'un nouveau contact. La brune s'en empare, et entre son numéro rapidement. Elle se sent étrange, un peu euphorique, un peu angoissée. Ce n'est rien, pourtant. Échanger son numéro avec une camarade, rien de plus, rien de moins. Mais quand les sentiments s'en mêlent, rien n'est aussi évident pour l'étudiante.
Elle rend son portable à Yeji, qui s'empresse de lui envoyer un message, avant de lui offrir un de ces sourires dont elle a le secret.
- Et voilà !
La Canadienne lui sourit en retour, alors qu'elle sort son cellulaire pour enregistrer son acolyte dans ses contacts à son tour. Une fois l'action effectuée, elle reporte son attention sur la décolorée, dont les yeux sont rivés sur l'écran de son téléphone. Elle fronce brièvement les sourcils.
- Je dois te laisser, elle dit finalement. Ryujin a besoin de moi. On se voit demain ?
Une sensation désagréable s'empare d'elle un bref instant. Une sorte de pincement au cœur, peut-être de la jalousie. Ou de l'envie. Sûrement de l'envie.
- Pas de soucis, répond-elle pourtant avec enthousiasme. À demain !
Yeji lui fait un signe de main, et s'éloigne rapidement, ses talons claquant sur le goudron du trottoir. Lia l'observe un moment, avant de partir de l'autre côté à son tour, aux anges.
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