"Enchantée, Soanne, je suis Rummy. Ravie de te rencontrer dans un cadre plus... propice, cette fois-ci".
J'avais hâte de voir la mère d'Alexandre de mes propres yeux. Son regard est perçant, bien moins doux que celui de son fils mais plutôt d'une fermeté implacable comme celui d'une générale inspectant ses troupes d'un œil critique. Elle est intimidante.
"Bonjour", je parviens à répondre en serrant la main qu'elle me tend avec autorité.
"Où est Alexandre ?" demande-t-elle aussitôt à Belette.
Le rebelle détourne les yeux et baisse le menton.
"Il dort toujours, je n'ai pas réussi à le réveiller".
Les rides sur le front de Rummy se creusent davantage, trahissant une inquiétude à peine dissimulée.
Elle se redresse lentement et nous invite à la suivre.
Je n'arrive toujours pas à réaliser qu'un tel endroit puisse exister. Rien dans ce camp ne semble réel, il y a ce voile teinté de jaune dans l'air qui donne le sentiment de naviguer en plein rêve. Le tunnel d'accès de ma chambre nous a finalement conduit en centre ville, devant une boutique sans particularité. J'ai dû traverser un miroir pour arriver ici, malgré toutes mes réticences à revivre cette expérience. Heureusement, cela m'a juste fait atterrir dans ce lieu étrange avec des salles de cours et un terrain d'entraînement extérieur impressionnant. Il n'y a pas un chat aux alentours, le calme ambiant est apaisant. Belette me certifie que l'endroit était bien plus animé avant la fin des épreuves des cartes. Pour la Sélection, la Main a refusé de former les concurrents pour ne pas donner plus de chances aux adversaires d'Alexandre.
Rummy nous conduit dans une pièce qui contraste avec l'austérité de son bureau. Elle est baignée d'une lumière douce et chaleureuse. Au centre, une table basse en bois sombre est entourée de fauteuils confortables en cuir disposés en cercle. Deux sièges sont occupés à notre arrivée : l'un par une femme blonde aux yeux froids comme l'hiver, l'autre par un homme à la peau brune et au visage amical.
"Soanne, voici Bridget et Jack", nous présente Rummy d'un geste avant de m'inviter à m'asseoir.
"C'est donc vrai", soupire aussitôt la jeune femme. "Une Joker amnésique, c'est tout à fait ce qu'il nous fallait pour la suite".
"Ne commence pas, Bridget", la rabroue aussitôt Jack. "Tu es toujours la bienvenue parmi nous".
Je lui adresse un sourire de gratitude.
"Soanne", reprend Rummy. "Nous avons longuement discuté avec Alexandre des récents événements et de ta perte de mémoire. Je lui avais proposé de rendre visite à Ariane. Avez-vous pu y aller ?"
Je grimace.
"Je suis désolée, cela n'a rien donné de bien concluant. Elle a tenu des propos incohérents concernant les Atouts qui sont des enchanteurs mais qui n'appartiennent plus aux cartes depuis longtemps. Je ne sais pas si ça a le moindre sens pour vous, mais je ne pourrais pas vous en dire davantage. Elle a fini par perdre la tête et nous a chassés de chez elle".
"Pauvre Ariane", souffle Belette s'asseyant à ma droite.
Je dois reconnaître que je n'envie pas non plus le sort de cette pauvre femme.
"Pas très utile, en effet", marmonne Bridget, coupant le silence qui s'ensuit.
"Eh bien, il y a un tout de même un élément intéressant dont je voulais justement discuter avec vous", reprend Rummy. "J'ai pris le temps de réfléchir à votre problème de mémoire, Soanne. Ariane a raison sur un point, les Atouts sont des enchanteurs. Par conséquent, leur magie est bien différente de la vôtre. Ils ne peuvent pas effacer directement vos souvenirs, ils sont incapable d'agir sur le corps ou l'esprit de quelqu'un".
"Je ne suis pas sûre de comprendre", j'avoue.
"Les Atouts peuvent utiliser leur magie uniquement sur eux-même, sur des objets ou sur des lieux", m'explique Jack avec patience.
"Comme le Château de cartes ?" je l'interroge alors.
Il échange un regard avec Rummy sur ma gauche.
"Non, Soanne. Le Château de cartes n'est pas une création des Atouts, c'est un Joker très puissant, un Insuffleur, qui l'a animé il y a très longtemps en utilisant son don. Certains disent même que cette dépense d'énergie lui a coûté la vie. Les Atouts s'en sont inspirés par la suite pour créer le Tapis, mais rien ne vaut le Château de cartes en termes de pouvoir".
Un silence s'abat sur le pièce, me laissant le temps d'assimiler cette nouvelle information.
Un Insuffleur.
Ce don est extrêmement rare et puissant, il permet de conférer vie et conscience à un objet. Nous en avons un sur l'île, mais c'est un vieil horloger qui se contente de rendre ses pendules plus bavardes que des pies. Je rêvais d'en posséder une quand j'étais enfant, mais Grand-mère me l'a formellement interdit évidemment.
Je comprends mieux pourquoi j'aime tant cette bâtisse capricieuse désormais. Elle porte une partie de l'âme de son créateur, de l'un des miens.
"En revanche", reprend Rummy après un moment, "Tout ce que tu peux trouver dans les rues de la ville du Tapis sont des objets enchantés par les Atouts : bague de guérison, miroir de vérité, boussole magique, livre parlant, amulette de protection et j'en passe".
Cette liste de trésors me donne soudain très envie d'aller flâner dans les rues. Je regrette de ne pas avoir pris le temps de le faire depuis mon arrivée.
"Donc vous pensez qu'il y a un objet enchanté en ma possession qui me fait oublier mes souvenirs ?" je déduis.
Rummy acquiesce d'un léger mouvement de tête. Je prends le temps de réfléchir, mais je ne porte pas de bijoux, et je me suis séparée de mes vêtements à maintes reprises sans pour autant retrouver mes souvenirs.
"Il n'y en a pas", j'assure donc à Rummy.
La mère d'Alexandre échange un regard significatif avec Bridget qui lève les yeux au ciel avant de se mettre debout à contrecoeur.
"Suis-moi", marmonne-t-elle.
Son manque d'enthousiasme est évident.
"Où ?" je demande.
Elle soupire.
"Suis-moi, je te dis, ne me force pas à t'assommer pour te traîner derrière moi".
Je me lève, méfiante, et quitte la pièce à sa suite jusqu'à une petite salle qui semble servir de vestiaire.
"Déshabille-toi", ordonne Bridget d'un ton las.
"Pardon ?" je m'exclame en resserrant les bras sur mon corps.
"Je t'ai dit : déshabille-toi. C'est vraiment désagréable de devoir tout répéter à chaque fois, fais un effort".
Elle croise les bras et s'adosse contre la porte avec nonchalance.
"Pourquoi veux-tu que je me déshabille ?" je l'interroge, agacée par son manque de clarté vis à vis de ses intentions. "Je vous ai dit que je n'avais aucun objet enchanté sur moi".
"Quand je disais que t'étais pas le couteau le plus aiguisé du..."
"Attends", je la coupe en comprenant enfin. "Tu crois que l'objet est... sur mon corps ?"
Est-ce vraiment possible ?
Bridget applaudit sarcastiquement, mais je n'y prête pas attention. Je commence à retirer mes bottes, puis j'enlève ma tunique souple et mon pantalon de cuir.
"C'est bon", je murmure finalement à Bridget.
Elle s'approche pour m'observer sous tous les angles, lèvant mes bras un à un, inspectant mon ventre, mes cuisses, chaque parcelle de peau. Lorsqu'elle me demande de me tourner, un cri horrifié s'échappe de ses lèvres, crispant tous les muscles de mon corps.
"Je l'ai trouvé", déclare-t-elle une fois calmée.
"Sans blague", je marmonne.
"C'est dans ton dos, juste entre tes omoplates".
J'essaie de tâter la zone, mais mes doigts ne parviennent pas à l'atteindre.
"Attends", dit Bridget en me positionnant dos au petit miroir pour que je puisse observer moi-même. Après quelques contorsions, je parviens à distinguer l'essentiel.
Une pierre d'un bleu océan est enchâssée sous ma peau, seule une portion en dépasse. Des lignes sombres s'étendent tout autour, tel un réseau de racines.
"C'est répugnant", je grimace.
"Je confirme", réplique -t-elle.
Bridget me tend ma tunique.
"Recouvre-toi avec ça. Je suis navrée, mais Rummy et les autres doivent voir ça".
Je rentre dans la salle de réunion, sentant les regards pesants posés sur moi.
"Va chercher Lionel Demars", ordonne Rummy à Belette dès qu'elle voit la pierre.
A peine deux minutes plus tard, un homme se joint à nous. Bien que je n'aie aucun souvenir de lui, il est probable que nous nous soyons déjà rencontrés.
"Soanne, voici Monsieur Demars, un fidèle ami de la Main", présente Rummy.
Je lui adresse un signe de tête, qu'il retourne.
"Lionel tient une bijouterie au Tapis depuis plus de trente ans, qu'il ouvre à chaque Grand Tarot", ajoute-t-elle. "Il connaît très bien la magie des Atouts".
"Puis-je ?" me demande-t-il en tendant un doigt vers mon dos.
J'acquiesce. Ce n'est pas comme si j'avais le choix.
Monsieur Demars sort d'une mallette une lampe frontale qu'il installe comme s'il partait en expédition avant de s'approcher de moi. Tandis qu'il examine le talisman, il laisse échapper quelques marmonnements incompréhensibles.
Quand il se redresse, nous retenons tous notre souffle.
"Cette pierre est une création du Bateleur en personne. Elle est constituée de toutes les meilleures composantes pour contenir un enchantement d'Atout : silicate, corindon, chrome et vanadium. Un travail d'une finesse remarquable. Je reconnais la magie du Diable, il a exploiter plusieurs de ses attributs pour ses enchantements, ce qui est plutôt rare. Il y a notamment celui du secret. Des pertes de mémoire ?"
"Oui, quelques-unes", je réponds succinctement en voyant Belette me faire un signe pour m'inviter à ne pas trop en dire.
"Il y a aussi son attribut du désir, on le trouve souvent dans les filtres d'amour vendus en boutique ou dans des aphrodisiaques. Y a-t-il une chose qui vous obsède depuis votre retour, mademoiselle ?"
Je prends le temps de réfléchir, mais rien ne me vient en tête. Ma survie, voilà tout ce qui m'obsède depuis bien avant d'avoir été manipulée par le Diable.
"Non, je ne vois pas".
"Autre chose ?" demande Rummy.
"Oui, et c'est là le plus surprenant. S'il est rare qu'un Atout utilise deux de ses attributs dans la conception d'un objet, je n'en ai jamais vu contenant la magie de deux Atouts différents. Fortune a aussi inséré un enchantement dans la pierre, mais il n'a pas encore été activé".
"Quel attribut a-t-elle utilisé ?" je demande, curieuse.
"La chance. Elle a insufflé de la chance dans cette pierre, une quantité infime mais relativement puissante vouée à se manifester seulement en cas d'absolue nécessité".
Je me mets à ricaner. Ils pensaient sûrement que je mourrai avant la fin du Grand Tarot sans la chance de Fortune.
"Pouvez-vous l'enlever ?" demande alors Rummy, et je me fige sur ma chaise.
"Je peux essayer", répond-il d'un haussement d'épaules. "Mais cela pourrait endommager la pierre et..."
"La pierre ?" je m'insurge. "Cette chose est enfoncée dans ma colonne vertébrale et vous vous inquiétez pour votre pierre ?"
"Eh bien, c'est une pièce unique mademoiselle..." commence-t-il.
Bridget pouffe depuis le bout de la salle et je la foudroie du regard.
"Essayez, mais soyez prudents", lui demande alors Rummy.
"Attendez, c'est mon corps jusqu'à preuve du contraire, je pense que la décision d'y toucher me revient entièrement", je me défends.
La vieille femme m'observe, le coin de sa lèvre frémit.
"En effet", acquiesce-t-elle à ma grande surprise.
Je prends une longue inspiration. Enlever cette pierre, c'est retrouver ma mémoire et mon libre arbitre. La chance pourrait m'être utile pour remporter le Grand Tarot, mais je m'en suis sortie sans l'utiliser jusqu'ici alors...
"Allez-y, mais si je vous dis d'arrêter, vous arrêtez, c'est bien compris ?" je demande au joaillier, dont les yeux scintillent déjà à l'idée de toucher la pierre.
L'homme sort une petite pince de sa mallette et commence à saisir le talisman en poussant légèrement les morceaux de peau qui le recouvrent. Mais dès qu'il touche la pierre, une douleur incandescente irradie dans toute ma colonne.
Je hurle en le suppliant d'arrêter.
"Je l'ai à peine touché", dit-il avec agacement.
Je tente de reprendre mon souffle, sous le choc suite à cette immense vague de souffrance.
"Vous ne pouvez pas la toucher", je murmure, me reculant jusqu'à presque me coller au mur.
"Soanne, tu ne peux..." commence Belette d'un ton apaisant, tentant de me raisonner.
"NE LA TOUCHEZ PAS !" je crie, paniquée à la simple idée que quelqu'un s'en approche à nouveau.
Monsieur Demars lève les mains et repose la pince dans sa mallette.
"Qu'allons-nous faire ?" demande doucement Jack à Rummy.
Je me tends, de peur qu'elle ne propose de se saisir de moi pour me l'enlever de force.
"Tu ne risques rien, nous n'y toucherons pas sans ton accord", me murmure-t-elle d'une voix plus douce.
"J'ai peut-être une information qui vous sera utile", annonce Lionel en refermant sa malle. "La magie des Atouts a une durée limitée. Plus l'enchantement est complexe, plus elle nécessite d'être rechargée régulièrement".
"Rechargée ?" s'étonne Bridget.
"La plupart des objets vendus sur le Tapis ne sont valables que quelques jours, allant de deux à trois jours pour les enchantements les plus rares jusqu'à deux semaines pour les plus communs. La pierre dans votre dos est constituée de trois enchantements puissants, si elle n'est pas rechargée par Diable et Fortune, son pouvoir va s'éteindre".
Lionel Demars s'incline devant nous après cette déclaration, et nous laisse discuter entre nous.
"Depuis combien de temps tu as perdu tes souvenirs ?" me demande Rummy.
"Le jour de l'épreuve de Force".
"S'ils lui ont installé la pierre la veille, cela fait déjà plus de quarante-huit heures", calcule rapidement Belette. "Elle devrait déjà avoir recouvré la mémoire".
"Sauf si..." commence Jack.
"Sauf s'ils l'ont déjà rechargé", je souffle, terrifiée. "Je... Après l'épreuve d'Étoile, j'ai... Je n'étais plus très sûre à mon réveil mais j'ai entendu des voix".
"Te rappelles-tu de ce qu'elles disaient ?" m'interroge prudemment Rummy.
"Non. Ils étaient deux. Je crois que Diable était là mais la femme... Ce n'était pas Fortune, c'était Lune".
"Lune ?" s'étonne Belette. "On ne l'a pas vu depuis un bail, Alexandre nous a dit qu'elle était même absente au Bal de lancement. Elle, le Pendu et le Sans-Nom".
"Je ne suis pas sûre de moi, mais je crois que c'est le nom que Diable a donné".
Un silence parcourt la salle, nous essayons tous de reconstituer les éléments en notre possession pour leur donner du sens.
"S'ils ont déjà rechargé la pierre, il nous reste deux jours avant qu'ils n'aient besoin de le faire à nouveau. Juste après la quatrième épreuve", reprend Belette.
"Si je survis d'ici-là", je murmure.
"Alexandre y veillera", affirme Rummy avec intransigeance.
"Alexandre doit veiller sur sa propre vie", je lui réponds sèchement.
"Il est capable de faire les deux", réplique-t-elle sur le même ton. "Ne fais pas l'erreur de le sous-estimer"
"Je ne le sous-estime pas. Alexandre m'a sauvé la vie".
Je pense au Roi, aux risques qu'il prend pour venir en aide aux autres. Il a participé au Grand Tarot pour devenir Roi, tout en veillant sur le peuple en tant que leader de la Main. D'après ce qu'il m'a révélé, nous étions amis, il m'a aidé du mieux qu'il pouvait à retrouver Regina.
Je revois ses conversations avec le Château, ses angoisses étalées sous mes yeux alors qu'il n'en a rien laissé paraître. Ma mémoire me fait défaut, mais il ne m'a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre à quel point il se met la pression pour protéger son peuple. Pour me protéger, moi.
"Votre fils est encore dans son lit à tenter de se remettre d'une épreuve qui a failli le tuer. Je pense que c'est vous qui le surestimez en oubliant qu'il n'est qu'un homme. Depuis combien de temps mettez-vous le poids du monde sur ses épaules ?" je lui lance.
Rummy se relève et plonge son regard intense dans le mien.
"Les cartes mineures ont besoin de lui, Soanne. Il a choisi d'endosser cette responsabilité, de se battre pour améliorer leur vie".
"Et qui se bat pour la sienne alors ?" je m'emporte.
Elle fait un mouvement de recul, comme si je venais de la frapper. Pourtant son visage n'affiche aucune colère, plutôt une immense culpabilité qui me fait regretter mes paroles.
"Rummy, je..."
"Deux jours, Soanne", me coupe-t-elle. "Nous nous reverrons le matin de la quatrième épreuve pour nous y préparer".
Sans plus un regard, elle quitte la pièce me laissant un goût amer dans la gorge.
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