Chapitre 33 - Dédale


Quand je reprends mes esprits, je ne sais plus où je suis ni comment je suis arrivée là.

La brume noire et épaisse qui m'entoure semble étouffer chaque parcelle de lumières, me laissant prisonnière d'une obscurité oppressante. D'un geste de la main, je tente de la disperser mais elle persiste, insaisissable.

Puis, surgissant de l'ombre, une voix familière me parvient.

"Bon courage, ma sœur", murmure Judith à ma gauche.

Le voile noir se dissipe lentement, révélant l'arène majestueuse du Grand Tarot qui s'étend devant moi.

La première épreuve de la Sélection va commencer.

Comment est-ce seulement possible ?

Les détails de mon arrivée sont flous, perdus dans les méandres brumeux de ma mémoire.

"Regina !", l'urgence dans la voix du Roi de Trèfle me ramène brusquement à la réalité. Ses mains s'agrippent fermement à mon poignet, me forçant à lui faire face.

Confuse, je le laisse m'observer de son regard scrutateur, cherchant désespérément des réponses dans ses yeux inquiets.

"Où étais-tu ?", me demande-t-il alors d'une voix trahissant son anxiété. "J'étais mort d'inquiétude !"

Je m'apprête à lui avouer que je n'en ai moi-même pas la moindre idée lorsque le Croupier annonce le début de l'épreuve.

Devant, l'entrée d'un labyrinthe de verdure s'élève, son dédale mystérieux s'étendant à perte de vue.

Pallas s'élance sans réfléchir mais un homme avec un 7 sur la joue tente de l'arrêter. D'un geste vif, elle le repousse avec une fureur instinctive en lui assénant un violent coup de pied dans la mâchoire.

"Si tu essaies encore de m'empêcher d'avancer, je te tuerai".

Les autres concurrents ne perdent pas de temps. Ils se précipitent tous vers le labyrinthe, impatients de relever le défi qui les attend.

Je ne peux pas me permettre de rester en arrière. Je laisse le malheureux blessé et le Roi de Trèfle pour m'enfoncer entre les haies de verdure.

"Attends !" m'interpelle Alexandre.

Je ne sais pas ce qui arrive au souverain, mais je n'ai pas un instant à lui consacrer.

Dès que mes pieds foulent le sol du labyrinthe, je vois plusieurs silhouettes s'évanouir à travers les nombreux couloirs qui s'offrent à nous. La plupart sont des cartes venues tenter leur chance de conquérir le trône de leur Royaume, au péril de leur propres vies.

Mais aucune ne me détournera de mon objectif, je refuse de céder ma place dans ce Grand Tarot, pas même pour les rêves des autres concurrents.

Je dois gagner, coûte que coûte.

Je m'engage à droite, m'enfonce dans les corridors labyrinthiques jusqu'à me trouver seule, dans un silence enveloppant. Seuls quelques bruits indéfinissables semblant provenir des profondeurs insondables du labyrinthe troublent le calme environnant.

Mon cœur bat avec une frénésie sauvage, le sang pulse dans mes veines comme un tambour de guerre.

Au détour d'une allée déserte, mes yeux capturent une lueur métallique sur le sol : une longue épée abandonnée, maculée de taches brunes. Du sang, probablement.

Je m'agenouille pour l'examiner, et mon nez se renfrogne à l'idée de la toucher.

Mais un cri lointain, un écho plaintif, me pousse à l'empoigner.

"Juste au cas où", je murmure pour me convaincre.

Je me sens mal à l'aise avec la poignée dans la paume, le poids de l'épée me semble trop important, elle tire sur mon épaule douloureusement.

Mais je la serre fermement dans ma main moite pour me donner du courage.

Je dois gagner, je n'ai pas le choix.

C'est alors qu'une lumière douce éclaire soudain un chemin devant moi. Une silhouette gracile se dessine dans l'obscurité et vole dans ma direction.

Je cligne des yeux, incapable de croire ce que je vois.

"Bonjour Votre Majesté de Trèfle", me salue une fée d'une beauté irréelle.

Ses ailes chatoyantes scintillent dans la pénombre.

Sa présence au milieu de ce sinistre labyrinthe me semble aussi improbable que réconfortante.

"Je croyais que les fées n'existaient pas", je laisse échapper involontairement.

Son rire cristallin caresse mes oreilles.

"Tout existe dans le Tapis, Majesté", me répond-elle avec sagesse. "Je suis venue vous offrir l'avantage royal sur cette épreuve. Acceptez-vous ?"

Mon esprit lutte contre la tentation de me saisir de cet avantage, mais une voix intérieure me pousse à refuser, à prouver ma valeur par mes propres moyens.

"Non, merci", je réussis finalement à articuler, mon cœur serré par l'anxiété.

La fée esquisse un sourire radieux et, d'un geste gracieux, me montre la suite du chemin, une lueur d'approbation dans son regard étincelant.

"Dans ce cas, je vous souhaite bonne chance, Majesté de Trèfle", dit-elle avant de disparaître dans une étincelle de lumière.

Je lâche un soupir nerveux.

Je vais devoir affronter les horreurs de ce labyrinthe seule, armée d'une simple épée que je rechigne à utiliser et sans l'avantage royal qui aurait peut-être pu me sauver.

Chaque pas que je fais semble peser des tonnes alors que je m'enfonce plus profondément dans les sinistres enchevêtrements de verdure. Les bruits inquiétants semblent s'intensifier autour de moi.

Mais, pour l'instant, rien ne semble peupler ce dédale de haies interminables, si ce n'est quelques vestiges abandonnés par le temps : des statues érodées, des pots de fleurs envahis par la mousse, des sculptures rouillées qui sembles contempler silencieusement le chaos qui règne autour d'elles.

Tous mes sens sont en alerte, à l'affût, prête à réagir au moindre danger.

Mais, malgré ma vigilance, je ne progresse pas assez rapidement. Pourvu que cette épreuve ne soit pas chronométrée.

Je ne réfléchis pas à la direction que je prends, me contentant de suivre mon instinct quand un nouveau choix s'offre à moi.

Gauche.

Gauche.

Droite.

Gauche.

Milieu.

Droite.

Alors que mon esprit tente désespérément de retenir mon chemin dans le but de pouvoir faire marche arrière en cas d'impasse, un grondement guttural déchire le silence, me figeant sur place.

Mes yeux s'ouvrent grand dans l'obscurité, cherchant la source de ce son sinistre. Et là, émergeant des ombres, se dresse une créature terrifiante.

Un loup.

Ses crocs acérés luisent d'une lueur maléfique, son grognement emplissant l'air de menace. Mais ce qui capture mon regard avec une horreur grandissante, ce sont les cornes imposantes ornant sa tête, courbées comme celles d'un bélier.

Qu'est-ce que c'est que ça ?

Dans ses yeux d'ambre brille une faim dévorante, de la bave dégouline le long de sa mâchoire puissante.

Je serre les dents, terrifiée, puis je brandis mon épée devant moi, les muscles tendus.

Le loup cornu se replie sur lui-même, prêt à me fondre dessus.

Je ne pourrai pas courir assez vite pour lui échapper, je dois trouver le moyen de le ralentir.

Avec un cri de détermination, je m'élance vers lui. Mon épée décrit un arc meurtrier dans l'air au moment où la bête pousse sur ses pattes pour attaquer.

La créature esquive mon coup avec une agilité déconcertante, se dérobant avec grâce avant de se préparer pour une nouvelle attaque.

Je secoue mon épée devant moi de manière désordonnée en criant pour l'effrayer.

Elle recule d'un pas, me laissant un bref répit, mais ses yeux étudient déjà le bon angle pour me déchirer la gorge.

Au second assaut, l'acier trouve sa cible et perce l'épaule du loup qui rugit de douleur. Du sang noirâtre jaillit de la plaie.

Sans attendre, je prends la fuite à toute allure, laissant tomber mon arme qui risque de me ralentir. Cette seconde d'inattention est ma seule chance de survie.

Mes jambes battent le sol avec une frénésie désespérée, propulsant mon corps dans les méandres tortueux du labyrinthe, malgré la peur qui rend mes mouvements incertains. Je continue de courir, animée par l'envie de disparaître dans les ombres, de devenir insaisissable.

Mais les pas de la bête résonnent derrière moi avec une détermination implacable.

Rapides.

Bien plus que moi.

Chaque souffle est un gémissement rauque, chaque battement de cœur est un écho de terreur dans ma poitrine.

Et alors que je fuis à perdre haleine, un obstacle imprévu me fait trébucher. Mon pied heurte une racine, me projetant violemment au sol dans un cri de surprise.

La terre froide et humide m'accueille brutalement. Une douleur pulse dans tout mon corps. Une entaille profonde sur mon bras m'informe que j'ai atterris sur une pierre saillante, mais c'est l'élancement aigu dans mon dos qui m'inquiète le plus.

J'essaie péniblement de me relever, mes membres tremblants refusent de me soutenir. Je pousse un cri de frustration alors que le loup cornu vient se dresser au-dessus de moi.

"C'est la fin", je pense avec résignation.

Ma dernière pensée est remplie de regrets.

Je pense à toutes ces personnes qui comptaient sur moi et que je ne pourrai jamais revoir.

Mais alors que les crocs du loup menacent de s'abattre sur moi, un bruit sourd déchire l'air. Une sorte de grognement animal mêlé d'un hurlement masculin.

Une masse sombre surgit de l'ombre et heurte la bête de plein fouet, la projetant loin de moi. Une figure encapuchonnée se dresse devant moi.

Sans un mot, elle me tend une main secourable et m'aide à me relever.

L'homme rabat sa capuche et la surprise me laisse sans voix.

Le Valet de Pique.

Hogier.

Je vérifie que la bête n'en a plus après nous, mais elle est déjà en train de repartir en boîtant, la queue entre les pattes, terrifiée par le valet.

Comment a-t-il pu la repousser avec tant de force ?

Son visage émacié m'observe avec froideur.

"P-Pourquoi ?" je demande.

"Ezra était mon ami avant la Distribution", répond-il d'une voix dénuée de sentiments.

Je remercie le ciel que Regina et Ezra aient été amants.

Soudain, il se fige, une lueur d'alerte traverse ses traits. Ses narines se plissent et ses sourcils se froncent avec une contrariété perceptible.

"Tu es blessée", articule-t-il difficilement, ses prunelles se posant sur mon avant-bras ensanglanté.

"Je... Oui, ce n'est pas grand-chose", je réplique en lui présentant ma blessure.

Ses prunelles s'assombrissent tandis qu'il observe la blessure avec une fascination malsaine. Une onde de malaise me submerge, je recule instinctivement, sentant une pointe d'appréhension s'insinuer dans mon esprit.

Les traits d'Hogier se déforment dans une lutte intérieure.

"Ton sang...", murmure-t-il d'une voix rauque, en saisissant fermement mon poignet.

Je tente de me liberer, mais sa poigne est ferme, implacable. Il se penche et ses lèvres effleurent ma peau. Une vague de terreur m'envahit lorsqu'il les pose sur la blessure et commence à lécher mon avec avidité.

"Lâchez-moi", je gémis en tirant de toutes mes forces.

Il me lâche enfin, et redresse le visage pour croiser mon regard. Je remarque immédiatement les canines qui recouvrent sa lèvre inférieure.

Mon corps tremble de peur.

Mon sauveur vient de devenir mon bourreau.

En voyant ma terreur, Hogier s'éloigne de quelques pas.

"Je... Tu devrais... partir", parvient-il à articuler au prix d'un énorme effort, son regard errant entre moi et le vide environnant.

Je recule précipitamment, prête à fuir, mais avant que je ne puisse faire un pas, il est moi, me tenant fermement, sa main maintenant ma tête immobile alors qu'il plonge ses crocs dans la chair de mon cou.

"HOGIER !" hurle un homme.

Dans un éclair de mouvement, le Valet est projeté en arrière tandis que le Roi de Trèfle vient se mettre devant moi.

"Ne la touche pas", gronde Alexandre d'une voix forte et impérieuse.

Dans sa main, son épée royale dégouline du sang de ses victimes, venant perturber les sens du Valet qui fixe l'arme avec appétit. Ses canines étincelent dans l'obscurité de la nuit, son menton est encore rouge de mon sang.

"Qu'ont-ils fait de toi ?" soupire le Roi de Trèfle.

"La seule chose qu'ils savent faire", réplique Hogier avec une haine non dissimulée.

Il pose une main sur ses crocs aiguisés en lâchant un gémissement douloureux.

"Libère-moi Alexandre", le supplie-t-il presque. "Je t'en prie, tue-moi'.

Alexandre s'approche du Valet, encore à terre.

"C'est vraiment ce que tu souhaites ?"

"Crois-moi, si tu gagnes le Grand Tarot, c'est aussi ce que tu souhaiteras".

Je ne comprends pas un traître mot de ce qu'il raconte, mais le choc me paralyse lorsque le Roi de Trèfle brandit sa lame et décapite le Valet de Pique dans un geste précis d'une extrême puissance.

"NOOOOOOOON !!!!" j'hurle en courant pour me saisir du bras qui porte son épée.

Mais il est déjà trop tard. La tête d'Hogier roule déjà au sol dans un bruit spongieux qui me tire un haut-le-cœur.

Je m'écarte précipitamment et vomis au pied d'une haie, tandis que les images de l'acte se jouent en boucle dans mon esprit.

"Soanne..." murmure Alexandre d'une voix empreinte de douleur.

Mon corps se fige.

Depuis quand connaît-il mon identité ?

Je me redresse péniblement sur mes jambes tremblantes, luttant contre la nausée qui menace de me submerger à nouveau.

Quand le Roi s'approche, je tends instinctivement mon bras pour le repousser.

"NE ME TOUCHEZ PAS !" j'hurle, le regard empli d'une fureur et d'une détresse incontrôlable.

Je savais que les épreuves de la Sélection pouvaient être brutales, mais rien ne m'aurait préparé à un tel déferlement de violence et de mort.

"Vous l'avez tué !" je lâche d'une voix brisée, mes yeux emplis de larmes fixent le Roi avec accusation.

Ses yeux m'observent avec un mélange de tristesse et de confusion. Il tente un pas maladroit dans ma direction mais je m'éloigne aussitôt, gardant une distance prudente entre nous.

"Soanne, je n'avais pas le..." commence-t-il, mais je ne le laisse pas terminer sa phrase.

"Comment connaissez-vous mon nom ?!" je demande, avec amertume.

Le Roi paraît déconcerté.

"Qu'est-ce que tu racontes ?" s'étonne-t-il. "Bien sûr que je connais ton nom ! Écoute, tu es sous le choc, je peux comprendre mais..."

Je lâche un rire amer, secouant la tête avec incrédulité.

"Évidemment que je suis sous le choc, vous venez de tuer un homme sous mes yeux !"

"Je n'avais pas le choix, je...."

Je ne lui laisse pas le temps de se trouver des excuses et repars sans me retourner en direction de la prochaine allée.

Ce labyrinthe est décidément peuplé de monstres.

Le loup cornu.

Le Valet assoiffé.

Le Roi meurtrier.

Il faut que je trouve la sortie avant de mourir. 

Je n'ai eu le temps que de faire quelques pas lorsque des bras puissants m'encerclent à la taille, me plaquant contre un torse robuste. Une odeur de cuir m'envahit, me donnant une sensation désagréable dans l'estomac.

"Qu'est-ce que vous faites ? Lâchez-moi !", je proteste.

"J'étais mort d'inquiétude", murmure-t-il dans mon cou, sa voix chargée d'émotion. "Je ne sais pas ce que tu manigances, mais je t'en supplie, ne me rejette pas. Je t'ai cherchée partout, j'ai cru que..."

Il inspire profondément, ses mots se perdant dans mes cheveux.

"Que je t'avais perdu", conclut-il faiblement. "J'ai tout tenté pour te retrouver, Soanne. harcelé le Croupier, j'ai fouillé chaque recoin du Château de Cartes, j'ai mobilisé la moitié de la Main pour explorer le Tapis à ta recherche. J'ai même envisagé que tu sois retournée sur ton île ou que... que tu aies disparu, comme Regina. Quand j'ai vu que les barres en métal du conduit du Temple avaient été endommagé, j'ai compris que tu y étais entré. J'ai essayé de rentrer, mais les Gardiennes m'en ont empêché à chaque fois. J'ai cru devenir fou, Soanne. Alors, je t'en prie, ne t'éloigne pas de moi après ce que je viens de faire. Donne-moi une chance de t'expliquer".

"Mais à quoi jouez-vous ?" je m'écrie en tentant de me libérer de son étreinte oppressante. "Je vous ai déjà demandé de me lâcher ! Qu'est-ce qui vous prend ?"

Finalement, je réussis à me soustraire à son emprise. Je reprends aussitôt mes distances.

"Ecoutez", je soupire face à sa mine soucieuse, "je vous suis reconnaissante de votre aide, même si cet acte de violence n'était pas nécessaire. Je comprends néanmoins les raisons qui vous ont poussé à le faire, n'en parlons plus. J'ai une épreuve à terminer, maintenant".

Ses épaules s'affaissent légèrement, mais je ne lui laisse pas le temps de répondre.

D'un pas déterminé, je m'enfonce dans une nouvelle allée du labyrinthe, espérant ardemment qu'il ne soit pas trop tard pour remporter la victoire.

Mon bras brûle, mais la douleur est supportable. En revanche, une lancinante souffrance dans mon dos trouble ma marche et hache mon souffle.

"Soanne", m'interpelle à nouveau le Roi de Trèfle derrière moi, me faisant lâcher un long soupir d'exaspération.

Il ne va jamais me lâcher.

Je poursuis ma marche sans me retourner.

"Soanne, peux-tu me dire qui je suis pour toi ?" demande-t-il d'une voix douce, presque suppliante.

Un rire amer m'échappe.

"Vous aimez qu'on fasse l'étalage de vos titres lorsque vous tuez un homme ?" je marmonne.

"Réponds-moi", insiste-t-il.

Je secoue la tête, et poursuis ma progression.

Droite.

Droite.

Gauche.

Ses pas pressants derrière moi finissent par me contrarier suffisamment pour que je m'arrête brusquement.

"Vous êtes Alexandre Clover, Roi de Trèfle. Maintenant, laissez-moi tranquille !"

Ses sourcils se froncent, son regard scrute mon visage comme s'il cherchait à y déceler une vérité cachée.

Mais qu'est-ce qui lui prend, bon sang ?

Depuis mon arrivée au Royaume, nos interactions sont toujours restées superficielles. J'ai fait en sorte de le tenir à distance, suivant le conseil avisé d'Etienne. Je n'ai aucune certitude qu'il ne soit pas impliqué dans la disparition de Regina, mais à force de l'observer à distance, j'ai fini par l'écarter peu à peu du haut de ma liste de suspects.

Il ne la porte pas particulièrement, mais il n'a aucune raison apparente de vouloir sa mort. Il n'a rien à y gagner : ni argent, ni pouvoir, ni confort. Au mieux, il aurait pu espérer une nouvelle Reine plus conciliante et moins réticente à partager son lit grâce à un nouveau Grand Tarot.

Durant tout mon séjour au palais, nos conversations se sont limitées à de rares "Ma Reine" échangés lors des repas. Je découvre seulement maintenant qu'il connaît mon identité, mais il est trop tard pour m'en inquiéter.

J'espère juste qu'il ne me dénoncera pas, ou ne me mettra pas de bâtons dans les roues.

"Comment nous sommes nous rencontrés, Soanne ?" m'interroge-t-il alors.

Je croise les bras sur ma poitrine, déjà lasse de son petit jeu de devinettes.

"En réalité, nous ne nous sommes jamais vraiment rencontrés. Depuis quand connaissez-vous mon identité ?" je riposte.

Tout l'air de ses poumons semble se vider. Il semble désemparé.

"Tu étais bien au Temple", murmure-t-il, plus pour lui-même que pour moi. "Qu'est-ce qu'ils t'ont fait ?"

La colère déforme ses traits, ses poings se ferment brusquement contre lui.

"Si vous avez terminé votre petit numéro, j'aimerais bien en finir avec cette maudite épreuve !" je lâche alors en lui tournant le dos.

Ses réactions me troublent, je ne comprends rien à son attitude.

Il me laisse enfin repartir, mais ne tarde pas à me suivre prudemment.

"Tenez", me dit-il simplement, en repassant à un vouvoiement plus confortable pour moi.

Je jette un œil. Il me tend une dague fine et élégante.

"Vous avez laissé l'épée là-bas", remarque-t-il sobrement.

Je soupire, attrape la dague et reprends ma route.

Il a raison, il vaut mieux avoir de quoi me défendre.

Ne serait-ce que contre lui, qui a réussi à décapiter un homme sans broncher.

Nous avançons ensemble prudemment, évoluant dans les ombres. Au fur et à mesure, un véritable carnage se dévoile dans les sinistres allées du labyrinthe : du sang, des vêtements déchirés, des armes laissées à l'abandon et des corps sans vie.

De plus en plus de corps.

A un croisement, une bête hideuse festoie sur la chair d'une de ses victime. Sa mâchoire puissante est maculée de sang, le bruit des os qu'elle broie envoie des frissons glacés dans mon dos. Elle ressemble à une panthère couverte d'écailles luisantes.

Nous nous figeons tous les deux, devenant spectateur de cet effroyable spectacle.

Mais la bête sent notre présence et lève la tête dans notre direction.

"Allez vous cacher", m'ordonne le Roi de Trèfle immédiatement. "Faites vous aussi petite et discrète que possible, vous m'avez bien compris ?"

En un éclair, je prends l'apparence d'une petite fille pour être moins remarquable et cours me cacher derrière une sculpture en pierre brisée, envahie par le lierre.

Je me recroqueville contre la pierre, priant pour que le Roi soit suffisamment habile de sa lame pour me sauver la vie.

J'entends distinctement les bruits du combat qui fait rage, les chocs métalliques creusant la chair de la bête.

Sur ma droite, un passage étroit mène à un autre embranchement du labyrinthe. J'hésite un instant, mais voyant là une parfaite opportunité de m'éloigner du Roi, je m'élance dans cette direction sans me retourner.

Une petite voix dans ma tête espère tout de même qu'il sortira victorieux de son combat.

J'atteins une zone un peu plus vaste.

Devant moi, un homme apeuré se faufile sur la pointe de pieds en tenant fermement son bras sanguinolent contre son torse. Ses cheveux sont couverts d'une substance grisâtre, dont les relents nauséabonds assaillent aussitôt mes narines.

Il est mal en point.

A mieux y regarder, je reconnais la carte 7 qui avait tenté de retenir Pallas au départ de la course.

Avant qu'il ne s'inquiète de voir une petite fille dans ce labyrinthe affreux, je prends instinctivement l'apparence de la Reine de Pique. C'est une imitation approximative car je n'ai jamais pris le temps de l'observer suffisamment pour peaufiner ma métamorphose. Doutant de mes capacités, je m'étale un peu du sang qui a commencé à sécher sur mon bras pour recouvrir mon cou et mon visage. Non seulement cela me donne un air plus redoutable, mais cela me permet aussi de masquer mes traits imprécis.

Lorsque l'homme me remarque, il se fige, puis s'incline maladroitement, l'air terrifié.

"Ma-Majesté ! Je... Je ne fais que passer ! Je ne..."

Comprenant qu'il ne tentera rien contre moi, je me félicite intérieurement. C'est alors que je le vois se faire transpercer par une lame et s'effondrer sous mes yeux.

Je retiens tout juste le cri d'horreur qui m'obstrue la gorge.

"Il sentait le poisson", marmonne avec dégoût le Roi David, sortant son épée du dos de l'homme dans un bruit de succion écœurant. "Il a dû croiser l'une de ces immondices à écailles aux yeux globuleux".

"David..." je laisse échapper, tirant au Roi un sourire en coin.

"Je te cherchais Pallas", m'annonce-t-il alors. "Dans ce labyrinthe, les créatures sont affreuses, mais les plus à craindre sont indéniablement les autres candidats. Ils nous ont offert une parfaite opportunité pour se débarrasser des indésirables. Il y a des cadavres partout par-là", m'indique-t-il en désignant d'un pouce la suite du chemin.

Il s'approche de moi d'un pas félin.

Je l'évalue.

David et Pallas sont mariés depuis plus longtemps que Regina et Alexandre. Je me rappelle vaguement les leçons du Valet de Cœur sur ce couple, il les décrivait comme des amants redoutables, assoiffés de pouvoir et liés par un désir mutuelle de puissance.

Pourtant, une flamme cruelle brille dans les yeux de David.

"Pourquoi me cherchais-tu ?" je demande.

J'hésite sur mes mots, peu certaine que les inflexions de ma voix soient propres à celles de Pallas que j'ai si peu entendue.

Il rit, amusé par ma question.

"Tu es tellement redoutable, mon amour. Si tu avais su utiliser davantage ta tête que ta lame, tu aurais été imbattable", dit-il, mais ses compliments s'insinuent en moi aussi froidement que la glace.

Sa main libre attrape fermement mon menton pour le relever dans sa direction. Son pouce encore recouvert de sang s'insinue entre mes lèvres sans douceur.

"Tu n'arrives plus à me combler, Pallas. Pas plus ton corps osseux que la stupidité dans laquelle tu aimes te baigner".

Un frisson me parcourt. La haine de David est tranchante, terrifiante.

Sa prise se resserre contre ma mâchoire et je laisse échapper un gémissement de douleur.

Ses lèvres viennent s'écraser violemment contre les miennes, sans douceur. Je reste figée, terrifiée.

"Il est grand temps de me trouver une nouvelle reine", souffle-t-il contre ma bouche.

Ce n'est qu'à ce moment, en voyant la soif de meurtre dans ses yeux, que je me souviens de ce qui se trouve toujours dans ma main.

La dague d'Alexandre.

L'idée même de m'en servir me terrorise, mais mon instinct me hurle d'agir au plus vite.

Il va me tuer. Je le sens.

Je lève fébrilement la lame, prête à la planter dans sa poitrine où aucun cœur ne semble battre, quand une gerbe de sang chaud m'éclabousse le visage.

La prise sur mon menton se relâche. Le corps de David s'effondre à mes pieds.

Derrière lui se tient celle qui vient de l'égorger.

Pallas.

La vraie Pallas.

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