Chapitre 1 - Joker
— Pourquoi les Jokers sont des bouffons ?
Assise au milieu des vieilles malles dans le grenier poussiéreux, je sursaute quand résonne la voix insurgée de mon petit frère. Il tient entre ses mains l'ancien Jeu de Grand-mère. Je le reconnais aisément, sur le dos bleu marine de chaque carte figurent les symboles de nos quatre Royaumes : un trèfle, un cœur, un pique et un carreau.
Contrairement à ceux commercialisés de nos jours, ce paquet contient encore les deux cartes interdites : les Jokers, attifés de leur accoutrement de baladin au service de la couronne. Une marotte bicolore, un grotesque bonnet à grelots surmonté d'oreilles d'âne, une grande collerette dentelée. La panoplie complète du fou de la cour.
Je laisse échapper un rire désabusé et adopte un ton solennel pour lui répondre :
— Dis à une pipe que c'est un oiseau et elle se mettra à chanter.
Mon frère fronce les sourcils d'agacement.
— J'en ai marre de tes proverbes farfelus, Soanne.
Je souris légèrement. J'aime inventer mes propres adages. Pour ma défense, ils s'avèrent souvent parfaitement justes.
Je pose délicatement la jolie poupée en porcelaine qui appartenait à ma mère et je tente de naviguer entre les meubles recouverts de draps, les coffres et les piles de livres qui jonchent le sol de la mansarde pour rejoindre mon frère. Je m'accroupis pour être à sa hauteur, repliant doucement ma robe prune sous mes genoux.
— Montre-moi.
Pyv arbore une moue boudeuse adorable, mais accepte de me remettre le Jeu. Du bout de l'index, je caresse le dessin en relief censé représenter mes ancêtres.
—Ce paquet date d'avant le bannissement des Jokers, probablement quelques années avant les événements qui nous ont conduits sur l'île. J'imagine que les souverains commençaient déjà à percevoir les dons de notre peuple comme un danger et que c'est donc sciemment qu'ils ont choisi de les caractériser ainsi.
— Tu veux dire qu'ils les ont fait passer pour des idiots volontairement ?
– Oui. Si un jaguar portait une perruque, personne ne prêterait attention à ses crocs.
Cette fois, Pyv sourit et hoche la tête, convaincu.
— Ils avaient vraiment peur de nous, réplique-t-il avec une fierté tout enfantine.
Il récupère les cartes pour les regarder d'un œil nouveau.
— C'est toujours le cas, je lui confie à voix basse.
— Tu crois ?
– Bien sûr. Sinon, nous aurions quitté l'Île depuis longtemps.
Mon frère tourne la tête pour observer le ciel à travers la lucarne ronde. En ce début d'après-midi, le soleil perce les nuages cotonneux et crée des rayons de lumière qui révèlent la poussière en suspension dans l'air.
— Tu crois que c'est comment, là-bas ? demande-t-il.
Tous les insulaires se prennent parfois à rêver d'un ailleurs. Moi la première.
Qu'y a-t-il à découvrir derrière l'immensité de l'océan ?
Je sais que mes ancêtres se sont risqués à quitter l'île des Jokers par le passé, mais que nul ne peut franchir le récif sans l'aval d'une des huit têtes couronnées du Monde des Cartes. Chaque tentative a laissé derrière elle son lot de tragédies, quelques-uns n'en sont jamais revenus. Mes parents, entre autres.
— Probablement ennuyant à mourir, je réponds en haussant les épaules.
Pyv opine du chef et ouvre la bouche pour me poser une nouvelle question lorsque la voix chevrotante de Grand-mère provenant du rez-de-chaussée fait frissonner l'atmosphère.
— Dites-moi que vous êtes toujours en train de chercher cette fichue valise !
Le claquement de ses talons sur les marches résonne dans le grenier. Mon frère et moi échangeons un regard terrifié. D'un même mouvement, nous nous levons, nous bousculons en marmonnant et nous rendons chacun d'un bout à l'autre de la pièce pour feindre de quérir le bagage tant convoité.
Lorsque la porte s'ouvre sur la silhouette courbée de notre aïeule, aucun de nous n'ose croiser son regard.
– Je le savais », soupire-t-elle.
Un rapide coup d'œil par-dessus me révèle les épaules secouées de mon frère, luttant pour contenir son hilarité. Je ne peux plus résister et me joins à lui dans un éclat de rire contagieux.
— Vous êtes désespérants tous les deux, réprimande notre grand-mère avec un sourire aux lèvres. Est-ce que vous vous souvenez au moins de ce que vous étiez venus chercher ici ?
J'essuie les larmes qui perlent au coin de mes yeux.
— Mes vieux vêtements pour Jolène qui n'a plus une tenue à se mettre, j'énonce en imitant sa voix graveleuse.
— Vous les avez trouvés ?
Je pointe du doigt la valise en cuir usé à côté d'elle.
— Il y a presque une heure, oui.
Ses mains fripées se resserrent sur le pommeau de sa canne.
— Dans ce cas, vous êtes invités à quitter mon grenier !
— Mais, Grand-mère...
— Sans discuter ! Soanne, Maldina t'attend dans le salon. Quant à toi, Pierre-Yves, il est grand temps de réviser tes leçons.
Résignés, mon frère et moi nous dirigeons vers la porte.
D'un bref mouvement, elle écarte les bras pour nous enlacer, nous contraignant à nous recroqueviller contre elle. Je plonge mon visage dans sa veste en laine, imprégnée du parfum des épices de sa cuisine, et me laisse bercer par son affection.
Derrière ses mots parfois durs se cache une infinie tendresse. Il suffit de prêter plus attention à ses gestes qu'à ses paroles.
Lorsqu'elle nous libère de son étreinte, je dépose un baiser sur son front ridé, entre deux mèches d'un blanc immaculé. Puis, je saisis la valise, lourd fardeau renfermant l'essentiel de ma garde-robe d'enfance, et regagne joyeusement le salon où la mère de Jolène patiente.
— Pardonne-moi pour l'attente, Maldina !
D'un geste doux, ma voisine caresse son joli ventre arrondi par la grossesse. Perdue dans ses pensées, elle ne m'avait même pas entendue descendre les escaliers.
Je m'agenouille et ouvre le bagage pour lui permettre de faire sa sélection.
— C'est si coloré, rit-elle. C'est tout toi, Jolène va adorer !
— Il va falloir les laver, ils ont pris la poussière dans le grenier depuis longtemps, mais je m'en chargerai si tu veux.
Mon petit frère regagne le salon et se dirige vers la salle à manger où l'attendent ses devoirs.
Soudain, il s'interrompt brusquement.
— Soanne...
Je me redresse aussitôt et le rejoins en quelques enjambées. Je scrute par-dessus son épaule jusqu'à ce que je remarque, à travers la fenêtre, un immense bateau aux voiles rouges qui fend les flots en direction de nos côtes.
— Qu'est-ce que c'est ? murmure Pyv, comme s'il craignait que le simple fait de le nommer ne le fasse disparaître.
— C'est un navire du Royaume de Cœur, déclare alors Grand-mère derrière nous. Je n'en ai pas vu depuis des années. Que peut-il bien faire là ?
Un sourire en coin se dessine sur les lèvres de mon frère.
— Peut-être qu'ils n'ont plus si peur de nous, finalement.
— Je vais aller voir ! je m'écrie, saisissant les volants de ma robe et m'engouffrant dehors.
Notre île est un petit morceau de terre isolé au cœur d'un vaste océan, caractérisé par ses massifs montagneux et ses côtes escarpées. Cette géographie limite sévèrement l'espace habitable, contraignant la population à vivre dans des conditions extrêmement difficiles.
Nous sommes confrontés à une pénurie de ressources, car la faible étendue de terres arables entrave la production agricole. Quelques maigres cultures tentent de survivre mais sont menacées par des sols peu fertiles, des conditions climatiques imprévisibles et des cycles de sécheresse persistants.
La pêche, bien que possible dans les eaux environnantes, est limitée au fil des ans par la diminution des stocks de poisson. Le pacte qui nous maintient sur l'île nous empêche de nous en éloigner suffisamment pour aller pêcher en haute mer.
Nos habitations sont agglutinées les unes contre les autres le long des rivages et des collines, laissant peu de place pour l'expansion. Nos maisons sont rudimentaires, construites avec des matériaux locaux disponibles, ce qui les rend vulnérables aux intempéries. Heureusement, certains Jokers ont des pouvoirs bâtisseurs et peuvent réparer les dégâts au fur et à mesure, d'autres sont des artisans capables de façonner des vêtements, des outils ou des meubles.
Nos habitants pourvus de la maîtrise des éléments sont essentiels à notre survie. Les Flamboyants nous réchauffent durant les tempêtes, les Aériens éloignent de leur mieux les vents violents de nos côtes, les Aquatiques nous approvisionnent en eau douce et les Telluriques accélèrent la croissance de nos légumes. Grâce à eux, les caprices de chaque saison sont contenus au maximum.
Les Jokers font de leur mieux pour s'adapter à ces circonstances difficiles, mais la vie quotidienne est marquée par la lutte constante pour la pérennité de notre peuple. Chaque année s'avère plus rude que la précédente.
Je traverse nos rues tortueuses et étroites jusqu'à atteindre le sable chaud. La brise et les embruns salins viennent caresser mes joues et s'insinuer dans mes boucles roses.
Dans mon sillage, j'entends les pas précipités de mon frère et ceux, plus lents, de Maldina et Grand-mère.
Un attroupement guette l'arrivée du navire sur la plage dans un silence morne, une tension palpable flotte dans l'air alors que chacun attend avec une anxiété retenue.
À l'avant, comme pour nous protéger de son corps, se tient Regan, le père de Jolène. Depuis que Grand-Mère a cédé le rôle de guide à Regan, il veille sur les Jokers avec bienveillance et attention, s'assurant que nous ne manquions pas de ressources ou d'espace sur les quelques kilomètres de terre qui nous ont été accordés.
Je me poste à ses côtés, ses sourcils broussailleux sont froncés par l'appréhension.
— Que viennent-ils faire ici ?, je l'interroge, m'attendant à ce qu'il détienne la réponse à mes questions, comme à son habitude.
— Je l'ignore, Soanne. Mais cela n'augure probablement rien de bon pour nous.
Un silence pesant s'installe, rompu uniquement par le clapotis des vagues alors que la coque du navire s'approche enfin du rivage et que l'ancre est jetée. Des hommes amarrent ensuite trois barques blanches sur lesquelles je devine le symbole du Cœur, puis ils montent à bord et rament jusqu'à la terre ferme où nous les attendons.
Dans la première barque, deux individus se démarquent. L'un porte une redingote d'un rouge criard et un chapeau haut de forme assorti, l'autre est vêtu d'une armure argentée rutilante et d'un heaume légèrement pointu avec une visière en forme de trèfle. Derrière eux, des cartes en tenues sobres de soldats. Chacun a un chiffre tatoué sur la pommette droite, révélant son rang de cour.
D'après Grand-mère, cet indice permet de distinguer immédiatement les membres éminents de la noblesse des simples paysans ou domestiques. Les classes sociales sont déterminées lors de la Distribution, à l'âge de dix ans, et il est rare de voir ce numéro évoluer au fil du temps.
L'homme en rouge ne présente aucun signe distinctif sur son visage. C'est donc une Tête, et, comme il ne porte pas de couronne, probablement l'un des quatre Valets.
Lorsqu'il descend de son embarcation, il s'accorde un instant pour lisser ses vêtements et ajuster son couvre-chef avant de se tourner vers nous.
— Mesdames et Messieurs les Jokers, c'est un plaisir de vous rencontrer ! déclare-t-il.
Face au silence qui lui répond, il grimace, avant de reprendre contenance.
— Permettez-moi de me présenter, je suis le Valet de Cœur, Étienne Bafour pour vous servir, annonce-t-il avec élégance, ôtant son haut-de-forme et s'inclinant légèrement.
Le soldat massif en armure ne prononce pas le moindre mot. Lorsqu'il enlève finalement son casque, l'énorme chiffre 1, à l'encre noire, traverse tout son visage du front jusqu'au menton. L'As de Trèfle.
Le vieux guerrier porte les marques du temps et de l'expérience derrière cette affreuse marque sombre. Ses yeux, profonds et empreints de sagesse, reflètent une multitude d'émotions : curiosité, prudence, respect. Son port altier, bien que voûté par les années, trahit une posture forgée dans les décennies de discipline militaire.
— Que faites-vous sur l'île des Jokers ? interroge Regan d'une voix tranchante.
Le Valet observe la foule, semblant chercher un visage à travers les rangs.
— Je suis venu parler à April Fleck, annonce-t-il.
Un nœud se forme dans mon estomac. Pourquoi souhaiterait-il rencontrer Grand-mère ?
Les pas feutrés par le sable fin annoncent son approche dans mon dos. Lorsqu'il la voit, ses yeux s'écarquillent de surprise.
– Vous. J'ai vu votre portrait tant de fois dans la salle à manger du Palais de Trèfle. Je n'avais pas réalisé que tant de temps s'était écoulé depuis le Bannissement.
Le rire acerbe de Grand-mère résonne dans l'air salin.
— Soixante-deux ans, Sire Bafour. Vous avez de la chance que je sois encore en vie, réplique-t-elle d'un ton cinglant.
L'homme en redingote saisit délicatement la main décharnée de mon aïeule et y dépose un baiser respectueux.
— C'est un honneur, Madame Fleck, murmure-t-il.
Lorsqu'il relève la tête, je remarque la façon dont son regard plonge dans les pupilles bleues de Grand-Mère.
— Vous êtes toujours aussi belle, même après toutes ces années.
Instantanément, le nez d'April se froisse, un geste imperceptible mais significatif.
C'est le signe d'un mensonge.
Le don de ma grand-mère consiste à déceler la vérité dans les yeux des gens. Lorsqu'on lui ment, une légère douleur dans le crâne lui fait systématiquement plisser les narines.
Le sourire satisfait du Valet trahit son jeu.
C'était un test. Il le savait.
— Pouvons-nous discuter en privé ?
— Regan sera présent, ainsi que mes petits-enfants, répond Grand-Mère.
L'homme en rouge nous adresse à peine un regard avant d'acquiescer.
— Soit.
Je déglutis péniblement. Je ne sais pas ce que cet homme attend d'elle, mais cela ne présage rien de bon.
Rapidement, je comprends que la réunion se tiendra chez moi.
Les soldats restent sur la plage, seul l'As accompagne le Valet de Cœur.
Dans notre salle à manger, je m'installe sur un fauteuil à l'écart avec mon petit frère, tandis qu'ils prennent place autour de la table.
— Vous ne nous proposez pas de thé ? demande le Valet.
— L'entretien ne durera pas suffisamment longtemps pour cela, lui répond Regan d'un ton glacial.
Le Valet esquisse un léger rire avant de reprendre une expression plus sérieuse.
— Si je suis venu sur l'île, c'est que la situation dans le Monde des Cartes le requiert. La Reine de Trèfle a disparu.
— Je ne vois pas en quoi cela nous regarde, s'agace mon voisin.
— Vous l'ignorez sans doute, mais les souveraines de Trèfle et de Cœur sont sœurs de naissance.
Pas de mouvement de nez de Grand-mère, il dit la vérité.
— C'est une première, s'étonne-t-elle sincèrement.
– En effet. Voilà maintenant cinq jours que nous sommes à la recherche de la Reine de Trèfle et nous n'avons toujours pas la moindre piste. Sa Cordiale Majesté m'a donc demandé de venir sur votre île et de libérer April Fleck, la Joker capable de voir la véracité derrière les mensonges. Nous aimerions que vous enquêtiez sur sa disparition.
Regan se redresse brusquement de sa chaise, le bois gémit légèrement sous l'impulsion de son sursaut.
— Comment ose-t-elle faire appel à ceux que vous avez bannis pour l'aider ? s'insurge-t-il. Il n'en est pas question !
Les mains serrées et le sourire aux lèvres, le Valet se penche avec un air conspirateur.
— De l'aide ? Vous ne m'avez pas compris. Sa Majesté de Cœur vous propose un marché.
— Quel marché ?
— Elle n'a donné son accord que pour un seul d'entre vous aujourd'hui. Mais si la Reine de Trèfle est retrouvée, alors sa Cordiale souveraine accepte de lever le bannissement. Vous pourrez rentrer chez vous, dans le Monde des Cartes.
La nouvelle ébranle la pièce. Sidérée, je jette un coup d'œil à Pyv qui arbore la même expression que moi.
— Elle pourrait tous nous libérer ! me chuchote-t-il à l'oreille, abasourdi.
Cette île est ma maison, mais, tôt ou tard, elle deviendra notre tombeau. J'ai surpris Regan et Grand-mère lors du dernier conseil, ils savent parfaitement que notre survie ne sera pas éternelle. Ils envisageaient d'ailleurs de restreindre les naissances pour limiter le nombre de bouches à nourrir.
— De combien de temps je disposerais ? s'enquiert Grand-Mère.
— Dans un mois, les Atouts arrivent au Monde des Cartes pour célébrer le Grand Tarot. Si la Reine de Trèfle n'est pas de retour d'ici la dernière épreuve du tournoi, Sa Majesté de Cœur vous fera tuer et le peuple des Jokers restera sur l'Île. Pour toujours.
Je me lève d'un bond, mue par la menace du Valet de Cœur.
— Ma grand-mère n'a plus l'âge pour les voyages en bateau et les enquêtes clandestines !
Surpris par mon intervention, Étienne m'analyse pour la première fois. Il se lève et vient à ma rencontre.
— Je crains que nous n'ayons été présentés.
— C'est ma petite-fille, Soanne.
Ses yeux cavalent le long de mes cheveux rose pâle, mes prunelles lavande, le tatouage reproduisant les quatre symboles des Royaumes alignés sous mon œil droit, mon nez en trompette et mes lèvres pleines.
— Aussi belle que votre grand-mère au même âge. Peut-être plus encore.
Je réprime un soupir exaspéré.
— Comme je vous le disais, vous ne pouvez pas lui demander de naviguer jusqu'au Monde des Cartes et de parcourir votre palais à la recherche d'indices. Elle est trop vieille, et elle le sait parfaitement.
— Curieuse façon de parler de son parent, s'étonne le Valet
— Curieuse façon de s'habiller, je rétorque, en pointant d'un doigt sa redingote.
Il incline la tête, perplexe.
— Je ne vois pas le rapport, avoue-t-il.
Le coin de ma bouche se relève.
— Exactement, je conclus.
Sur son siège, le guerrier se gratte la gorge comme pour retenir un rire. Ses yeux parsemés de rides scintillent d'amusement. Grand-Mère arbore un sourire malicieux, sachant pertinemment comment la discussion va se conclure.
— Ce sera moi qui vous accompagnerai, j'annonce avec détermination.
Le Valet croise les bras sur son torse.
— En quoi pourriez-vous nous être plus utile qu'elle, Mademoiselle Fleck ? demande-t-il, visiblement curieux.
Je m'approche jusqu'à me tenir à un souffle de lui. Il sent l'air marin et le lilas. J'analyse les traits de son visage, sa peau lisse, ses yeux d'un bleu vif empreints d'assurance, sa stature élancée, sa chevelure blonde qui capture les rayons du soleil. Chaque caractéristique unique, chaque particularité qui fait de lui celui qu'il est. Puis, en un instant, mon apparence se métamorphose. Mes vêtements changent de forme et de couleur, mes jambes s'allongent, mes épaules s'élargissent.
Je deviens la copie conforme d'Étienne Bafour.
Mon double recule, laissant ses bras retomber le long de son corps.
— Désormais, vous pouvez constater par vous-même à quel point cette tenue est ridicule, je lui assène en désignant ma veste criarde, parfaitement identique à la sienne.
— Vous êtes une Polymorphe, siffle-t-il.
— Et vous êtes extrêmement perspicace, j'ironise.
Le Valet me contourne pour m'observer sous toutes les coutures.
— C'est très convaincant, même s'il manque quelques détails. Votre voix aussi est semblable à la mienne, remarque-t-il.
— Vous semblez aimer vous entendre parler, ce doit être un délice pour vos oreilles.
Cette fois, l'homme en armure ne se retient plus et lâche un vrai éclat de rire qui me remplit de satisfaction.
— Vous pourriez prendre la place de la Reine, réalise Étienne, absorbé par ses pensées.
J'acquiesce.
— Cela vous imposerait juste d'apprendre à tenir votre langue.
J'avance d'un pas, prête à répliquer mais Grand-mère s'interpose entre nous.
— Je suppose que nous avons un accord.
Le Valet me jette un coup d'œil.
— En effet, nous en avons un.
— Nous aurons besoin d'une preuve. Votre parole ne suffira pas, intervient Regan.
— Naturellement, j'en conviens.
Il sort de la poche intérieure de sa veste, une petite enveloppe cachetée du sceau de la Reine de Cœur.
— Toute la proposition a été consignée par écrit. Y a-t-il encore un Contractant parmi les Jokers ? demande-t-il, espérant sans doute qu'aucun d'entre nous ne possède cette capacité rare de rendre immuable une promesse écrite.
— Je suis un Contractant, confirme Regan.
— Quel heureux hasard, raille Étienne en déposant la lettre sur la table en chêne.
Je reprends mon apparence et parcours les mots couchés sur le papier. Sa Majesté de Cœur s'engage à affranchir un unique Joker afin qu'il puisse mener l'enquête concernant la disparition de sa sœur, Regina Clover, Reine de Trèfle. Il a jusqu'à la dernière épreuve du Grand Tarot pour la retrouver. S'il échoue, il sera tué et les miens resteront sur l'île. S'il y parvient dans les temps, Judith Hart, Reine de Cœur, promet de libérer mes semblables de leur bannissement sur le champ.
Au bas de la page se trouvent les signatures de Judith et du Valet de Cœur.
Ce dernier me tend un stylo.
Je tiens entre mes mains le destin de mon peuple. La possibilité de le libérer de cette île. Ou bien de condamner nos vies à jamais, à commencer par la mienne.
— Es-tu sûre de toi ? me questionne Grand-mère, son regard empreint d'une sagesse ancestrale me sondant avec bienveillance.
Elle comprend l'ampleur de la décision, et elle offre son soutien, quelle que soit ma décision.
— Personne ne t'en voudrait de renoncer, ajoute-t-elle.
Mon petit frère saisit entre ses doigts le volant de ma robe.
Pour la première fois, nous allons être séparés. Je lis dans ses yeux la crainte de ce qu'il pourrait advenir.
— Je le fais aussi pour toi, Pyv. Pour ton avenir, je lui murmure pour que lui seul m'entende.
Les battements de mon cœur résonnent dans le silence oppressant de la pièce.
Les Jokers ne pourront pas rester indéfiniment sur cette île. Les ressources s'amenuisent, la survie devient chaque jour plus incertaine.
Je suis la seule à pouvoir agir.
Je trace en un geste tremblant mes initiales sur le papier blanc.
Mon voisin saisit la feuille et ferme les yeux, elle s'enflamme aussitôt dans une volute rougeoyante. Les cendres tombent sur la table, témoins silencieux de notre pacte.
Une vive douleur transperce ma main, comme une brûlure intense qui irradie de ma paume. J'entrouvre les doigts et y découvre une marque dorée de la forme d'une virgule.
— Le contrat est désormais scellé. Ses clauses seront appliquées quoi qu'il arrive, annonce Regan d'une voix grave. Si l'un d'entre vous ne respecte pas ces conditions, il mourra.
Dans les yeux d'Etienne, je perçois une lueur de tension alors qu'un sourire faussement insolent s'affiche sur ses lèvres.
— Eh bien, voilà qui est réjouissant, s'exclame-t-il en caressant sa marque avec son pouce.
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