Chapitre VII : Le loup et l'agneau


Dans mes quartiers, tandis que je suis affalée sur la méridienne, une servante tamponne délicatement le sang sur ma peau avec un linge frais et humide. De temps en temps, elle relève brièvement les yeux vers moi. La mâchoire serrée, le regard dans le vide, je me laisse faire sans élever un mot. 

La douleur de la marque des Falunes sur mon thorax est cuisante. Je voudrais avoir un couteau sous la main pour m'écorcher vive et arracher cette parcelle de peau devenu impure.

La domestique qui me soigne m'a ramenée une corbeille de fruits exotiques composée de mangues, de bananes et de fruits de la passion, mais depuis la cérémonie de mariage, je n'ai plus du tout faim. Dès que je suis entrée dans mes appartements, j'ai retiré ce foutu diadème  et je l'ai balancé brutalement contre un mur. Daegan, qui se trouvait derrière moi à ce moment-là, a rugi de colère, m'a insulté de tous les noms et a ramassé l'attribut royal avec précaution en vérifiant scrupuleusement qu'il n'était pas abîmé. Puis il est reparti avec le diadème en me foudroyant une énième fois du regard, et a verrouillé la porte derrière lui.

– La reine Lia était aussi furieuse que vous après son mariage, avoue ma guérisseuse dans un murmure.

Je tourne les yeux vers elle en m'efforçant de masquer ma surprise. C'est la première fois depuis mon arrivée à Astranis qu'une servante Falune m'adresse la parole.

Je me rends compte qu'elle est très jeune. Elle ne doit pas avoir plus de quatorze ans. Elle arbore un joli visage bronzé aux joues rondes, encadré par des tresses noires qui serpentent sur ses minces épaules. Son regard ambré exprime une douceur enfantine. 

– Quel est ton nom ? je demande à voix basse avec mon intonation la plus amicale.

Elle hésite en jetant un coup d'œil vers la porte de mes quartiers. Je présume qu'elle a reçu l'interdiction de me parler et qu'elle redoute que les gardes postés dans le couloir ne nous entendent. Au bout de quelques secondes, elle chuchote :

– Selaine, Votre Majesté. Je m'appelle Selaine.

– Selaine, est-ce toi qui t'es occupée de soigner la brûlure de Lia Ler-Voline ?

– Lia Ren-Falune, Votre Majesté, me corrige-t-elle. Oui, c'est moi.

– Selaine, as-tu discuté avec elle aussi avant son exécution ? 

La jeune fille soupire en esquissant un geste circulaire afin de désigner la pièce.

– Non, la reine Lia cassait tout ce qui lui tombait sous la main pour se défouler. Elle a ravagé ces appartements avant de s'effondrer à genoux, en larmes, en priant le Dieu du Vent. ( Je frémis en entendant cette révélation. Selaine me regarde en biais, timidement. ) Vous êtes différente, Majesté. Je sens que vous êtes en colère, vous aussi, mais vous parvenez à rester maîtresse de vous-même et à contrôler vos émotions.

 Je hausse une épaule sceptique.

– Je n'étais pas maîtresse de moi-même dans la salle du trône avant la cérémonie.

Selaine me sourit. Un sourire sincère et chaleureux. Je suis étonnée dans le bon sens du terme. Serait-elle l'exception qui confirme la règle ? Une Falune altruiste et généreuse ? Je dois veiller néanmoins à rester sur mes gardes. Peut-être s'agit-il d'un rôle de composition destiné à gagner ma confiance.

– Je suis au courant, Majesté. Les domestiques ne parlent que de cela... Le scandale a déjà fait tout le tour du palais et de la ville. ( Son ravissant sourire se dissipe. ) Ceux qui osent parler de la sorte à notre roi... 

–  ...ne font pas long feu, je complète avec aigreur. Je sais. Il a décapité un Tilone devant moi. 

Muette, elle baisse les yeux en se mordant l'intérieur des joues. Elle repose son linge taché de rouge pour prendre un flacon sur le guéridon. Elle effleure ma brûlure au sternum avec le bout de son index imprégné de baume aux vertus curatives apaisantes. 

– Pourquoi te donnes-tu la peine de me soigner, Selaine ? Je suis condamnée, je lui rappelle, désarmée par sa gentillesse.

– Je me contente d'obéir aux ordres du roi, Votre Majesté.

Mes yeux s'écarquillent. C'est Sylvan qui a donné cet ordre ?

 – Notre souverain est parfois dur et sévère, Majesté, mais contrairement à ce que la plupart des gens croient, il n'est pas complètement dénué de compassion, souffle la Falune.

Un rire amer jaillit de ma gorge. Elle me semble beaucoup moins sympathique, tout à coup !

– Tu es si jeune et si naïve. ( Si idiote, j'ai envie de cingler ! ) Sylvan Ren-Falune est un tyran. Un assassin de masse.

– Sauf votre respect, je n'ai jamais dit qu'il n'en était pas un, Majesté, répond la servante en me fixant. Je dis simplement que l'homme et le roi sont deux êtres bien distincts. 

Déesse, que veut-elle dire par là ?

– Selaine, pourquoi...

Deux coups sourds frappés à la porte me coupent la parole et la font sursauter. La jeune fille rebouche nerveusement son flacon et bondit sur ses pieds comme une gazelle pourchassée par un guépard. Un garde déverrouille ma porte, l'ouvre en grand... et la servante Falune file en quatrième vitesse. 

Je me crispe de tous mes membres en apercevant la haute silhouette qui se découpe dans le couloir. 

Celle de mon époux.

Il vient réclamer son dû.

Il vient accomplir son devoir conjugal.

Pour la première et la dernière fois.

***

Si seulement j'avais une arme en ma possession pour me défendre !  Si seulement je n'étais pas ce que je suis... Si seulement...

La porte de mes quartiers se referme. 

Sylvan et moi sommes seuls dans la pièce. Jusqu'à présent, nous avions toujours eu du monde autour de nous. Donc, il n'est pas impossible qu'il décide de me faire payer mon acte de révolte en public dans la salle du trône. Ma terreur est à son paroxysme. Mon dos est trempé d'une sueur froide sous le tissu de ma robe.

Nous nous évaluons du regard comme les deux adversaires que nous sommes. Il n'est mon époux que sur le papier. Il reste l'ennemi de mon peuple. Mon ennemi.

Il s'est délesté de son armure. Il porte une chemise en soie noire ornée de boutons d'or qui souligne sa musculature racée et un pantalon en cuir à la coupe ajustée. Il n'arbore pas sa couronne et il n'a pas emmené son épée, mais il a peut-être glissé un couteau ou un poignard dans sa botte ou sa manche. D'un autre côté, Sylvan est le Haut-Falune le plus puissant de Symbiose. Sa Magie élémentaire est une arme à part entière, après tout. Même sans son armure et son épée, le jeune souverain Falune exsude le pouvoir et la violence. 

Et il ne serait "pas complètement dénué de compassion ?" Le cerveau de cette pauvre Selaine est aussi ratatiné qu'un grain de raisin sec ! Sylvan est un monstre, point final. Il n'y a pas à en débattre. Aucun argument ne peut justifier sa cruauté abjecte.

Le regard vert de Sylvan ne quitte pas le mien pendant qu'il marche dans ma direction. 

Rigide comme un tronc d'arbre, je le suis des yeux, sur le qui-vive.

Accentuée par le silence, la tension qui pèse dans la pièce est palpable.

Mais il s'arrête finalement devant la table basse au milieu de laquelle trône la corbeille de fruits et pioche une mangue verte bien mûre parmi les fruits. Il extirpe un couteau de sa manche – je m'en doutais ! – et commence à l'éplucher avec une nonchalance qui me met encore plus sur les nerfs. Fait-il cela dans ce but, d'ailleurs ? Joue-t-il avec moi pour exercer une forme de torture psychologique sur ma personne ?

Tout en pelant sa fichue mangue d'un geste adroit qui démontre qu'il manie le couteau à la perfection, Sylvan balade son regard sur ma robe de mariée au col maculé de sang. Ses yeux clairs s'attardent un peu plus que de raison au niveau de mon échancrure. Je ne saurais dire s'il regarde la marque symbolique qu'il m'a infligée ou le renflement de ma poitrine. Dans un cas ou dans l'autre, son examen renforce mon malaise.

 – Le pourpre vous sied bien mieux qu'à ma mère, décrète-t-il subitement, me prenant au dépourvu.  

Ainsi, cette robe appartenait à sa mère. Elle avait dû la porter pour son mariage avec le roi Saradin, le père de Sylvan.

 – Vous avez un véritable don pour dire aux femmes ce qu'elles veulent entendre, roi Falune ! je réplique d'un ton acide. La trésorerie de votre royaume est-elle si mal gérée que vous ne puissiez offrir une robe neuve à vos futures défuntes épouses ?

 – Lia et Belise n'ont pas porté cette robe, me dément-il sans répondre à ma question.

Il ose les appeler par leurs prénoms alors qu'il a commandé leur exécution !

Il me répugne.

 – Mon oncle avait raison, fait-il pensivement remarquer en découpant une rondelle de mangue  avec son couteau avant de la porter à ses lèvres.

Sylvan enfourne le bout orange et luisant dans sa bouche, puis il le mâche sans émettre de bruit en me dévisageant. La manière dont ses mâchoires puissantes et ses lèvres charnues bougent, l'étrange lueur vorace au fond de ses prunelles assombries...

C'est extrêmement gênant. 

Et fruste. 

Et troublant.

Un spasme agite mon ventre lorsqu'il avale lentement sa bouchée. 

La peur, probablement.

 – A quel propos avait-il raison ? je dis en me rembrunissant.

 – Votre beauté, Alena, dit-il dans un souffle rauque.

Ma respiration s'accélère au moment où je comprends où il veut en venir.

Du désir.

Cette étrange lueur vorace dans ses yeux... est du désir à l'état brut.

Je me recule instinctivement sur la méridienne, instaurant quelques centimètres de distance supplémentaires entre nous. Ma réaction inutile le fait sourire. Un sourire froid, à la limite du sadisme, qui contraste radicalement avec l'incendie qui consume son regard.

  – Ne me demandez-vous pas ce que je fais ici, mon épouse ? s'enquiert tranquillement Sylvan avant de fourrer un nouveau morceau de mangue dans sa bouche.

Je secoue faiblement la tête, les poings contractés sur les genoux. 

"Certains prédateurs s'amusent avec leurs proies avant de les lacérer de leurs dents et de leurs griffes, frangine," me disait mon frère dans la forêt pour m'effrayer quand nous étions enfants.

 – Je ne vous faciliterai pas la tâche, j'annonce farouchement malgré mes mains qui tremblent. 

 – Je n'en attendais pas moins de vous, Alena. 

Il se penche en avant en s'humectant les lèvres et repose sa mangue à peine entamée sur la table basse. Je surveille chacun de ses mouvements telle une biche enfermée dans la cage d'un tigre. Mon cœur affolé cogne contre mes côtes comme s'il cherchait à s'extirper de ma poitrine et à s'enfuir.

Sans me lâcher des yeux et sans se hâter, Sylvan vient s'installer sur la méridienne, à un mètre de moi. 

Je suis tétanisée. Je voudrais sauter sur mes pieds et détaler à l'autre bout de la pièce, mais mon corps refuse d'obtempérer.

 – Dame Nadya est venue me voir avant la cérémonie, m'informe Sylvan d'une voix détachée. ( Je me mords la langue. Il replie son bras sur le dossier de la méridienne et caresse son menton barbu d'un air perplexe. ) Vous avez fait forte impression sur elle. 

Que lui a dit cette peste Voline, par tous les dieux ? Et à quel point sont-ils proches ?

– Dame Nadya est une incorrigible petite curieuse, enchaîne-t-il avec un sourire en coin qui me fait froid dans le dos. Elle adore fouiner, particulièrement lorsque je suis concerné de près ou de loin.

 – Parce qu'elle est votre maîtresse ?

Il arque un sourcil. Je jure en mon for intérieur. La question m'a échappée. 

 – Les rumeurs, Alena, sont des mauvaises herbes tenaces, finit-il par dire, avant de détourner le sujet. Prenons un exemple concret : vous. Votre réputation de garce manipulatrice et de mangeuse d'hommes vous précède dans ce royaume. Plusieurs Hauts-Falunes m'ont mis en garde contre vous à ce propos.

  – Contre moi ? Sérieusement ?

Pourquoi me dit-il cela ? Et pourquoi perd-t-il son temps à discuter avec moi ?

Est-ce un genre de test tordu ?

  – Certains d'entre eux ont été désarçonnés par votre fougue dans la salle du trône. Ils pensaient que vous tenteriez d'utiliser vos charmes sur moi et de me brosser dans le sens du poil dès le début pour survivre, pas que vous me provoqueriez en public avec une telle ferveur.  Dame Nadya et mon oncle en faisaient partie.

 J'émets un rire cynique.

– Les Gelanes sont aussi imprévisibles que leur élément, j'ironise.

– Mais les Falunes le sont tout autant, ma belle épouse.

 – Non. Pas vous, du moins. Il était évident que vous abattriez ce Tilone sans la moindre pitié.

Il se renfrogne de mécontentement.

 – Il a essayé de vous assassiner, Alena.

 – Et alors ? Vous auriez pu l'épargner, mais vous ne l'avez pas fait. Donc, vous êtes prévisible.

 – Si j'étais prévisible, je vous aurais décapitée moi-même lorsque vous m'avez manqué de respect devant toute ma cour.

Je me fige. 

Mon cœur a loupé un battement.

 – Vous... vous auriez dit adieu au trône de Symbiose, j'articule péniblement.

  – J'en conviens. Je l'aurais sans doute regretté après coup. Depuis la mort de mon père, je suis devenu bien plus impulsif. ( Son regard revient sur moi, plus dur que jamais. ) Vous l'avez déjà rencontré, je crois ?

 Je suis sur la corde raide...

   – Oui. Lors d'un Grand Conseil de Symbiose, il y a quatre ans. A l'époque où les quatre Eléments-Clans étaient alliés, je dis sans rentrer dans les détails.

   – J'avais seize ans. J'aurais voulu être présent aux côtés de mon père. Vous rencontrer dans des circonstances différentes, précise-t-il, l'expression impavide. ( Quel drôle de commentaire ! ) Mais je n'ai pas pu assister au Grand Conseil. Il m'avait envoyé en déplacement en Terreflamme* en tant qu'ambassadeur de notre royaume.

– Pourquoi me racontez-vous ceci, Sylvan ?

Il tique en entendant son prénom dans ma bouche, mais il reprend vite contenance.

  – Je ne sais pas, Alena. Parce que vous m'intriguez, peut-être. Je réussis à cerner les gens rapidement, d'habitude, dit-il avec une retenue qui me déroute un peu. 

  – Mais pas moi ? 

  – Non. Pas vous.

Et il frôle mon bras nu d'une caresse équivoque.

Je me raidis, le souffle court. Ma peau me brûle presque autant à l'endroit qu'il vient de toucher du bout des doigts qu'au niveau de ma douloureuse marque rouge. 

   – Voici la preuve de ce que j'avance, dit Sylvan d'un ton moqueur. Vous êtes cataloguée comme une mangeuse d'hommes qui collectionne les amants à la cour Gelane, mais vous ne supportez pas mon contact. Vous pourriez essayer de me séduire pour temporiser, mais vous ne le faites pas. 

  – Et v-vous, allez-vous... essayer de... de consommer notre mariage ? je balbutie.

  – C'est mon droit légitime en tant qu'époux, Alena. 

  Veut-il que je le supplie de n'en rien faire ? Jamais je ne m'abaisserai à cela !

  – Avez-vous également usé de votre "droit légitime" sur vos deux précédentes épouses, Sylvan ? Les avez-vous forcées avant de les regarder mourir sur l'échafaud ? Leur peur vous a-t-elle excité ? je crache soudain, saisie d'un nouvel élan de rage irrépressible, passant de la terreur à la colère en un éclair.

Son visage s'obscurcit et ses yeux s'embrasent. Son souffle se raccourcit. Sa fureur fait écho à la mienne.

Mais il n'y a pas que la fureur chez lui.

Il y a aussi cette fièvre charnelle qui resurgit de plus belle. 

Un désir impérieux, déraisonnable, excessif.

Mes provocations le stimulent.

Je baisse les yeux. Un hoquet étranglé me secoue.

Sous son pantalon en cuir, le roi Sylvan Ren-Falune présente une érection.

Déesse, il faut impérativement que je ferme ma grande bouche imbécile !

Mais en le voyant se tendre de tout son corps comme la corde d'un arc, j'ai l'impression désagréable qu'il est trop tard.

Le loup s'apprête à se jeter à la gorge de l'agneau.







*Terreflamme : région centrale du Continent qui se situe à environ mille kilomètres à l'ouest de l'île de Symbiose. Ces lieux font référence à mon prochain roman, La Guilde des Ombres : le Don de mort.

( D'autres allusions et explications à propos de La Guilde des Ombres seront éparpillées dans la suite de La Reine Courtisane, puisque les deux histoires, bien que très différentes, font partie du même vaste monde de fantasy : Shynighgar.)

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