Chapitre VI : Le sacre


Le temple du palais royal est un joyau solitaire et énigmatique au milieu des jardins luxuriants. 

Encadrée par mon escorte imposée, composée de Daegan et de quatre gardes Falunes qui pourraient tout aussi bien faire partie d'un cortège funéraire, je remonte une allée pavée de galets blancs et bordée de lauriers roses. Le chant vibratoire des grillons cachés dans les fourrés rythme mes pas traînants. 

J'ai toujours aimé l'atmosphère particulière de la nuit, sa douceur, son calme, ses mystères. 

Cette nuit, à cause des brumes d'angoisse qui hantent mon état d'esprit, me procure une impression radicalement différente. 

Le croissant de lune argenté qui domine le ciel ressemble au sourire malveillant d'un dieu ténébreux.

Les mesquines étoiles semblent prêtes à se décrocher de la voûte et à s'écraser sur ma tête comme une pluie de pierres meurtrières.

Les ombres frémissantes tapies autour de moi me paraissent menaçantes, telles des créatures assoiffées de sang qui me guettent.

Entre les silhouettes oblongues des palmiers, des colonnes, des galeries et des sculptures éclairées par des flammes vacillantes se profilent. Pour la première fois dans toute l'histoire de Symbiose, le temple sacré du Dieu du Feu à Astranis va accueillir le mariage d'un roi Falune et d'une reine Gelane. 

Cela aurait pu être un merveilleux symbole d'union entre deux Clans dans un autre contexte. En réalité, ce n'est rien de plus qu'une formalité administrative qui signe le début de mon testament.

Je m'engouffre dans le sanctuaire constellé de cierges, où les spectateurs, le prêtre et mon fiancé sont déjà présents.

Fait surprenant, les témoins ne sont pas nombreux. Assis sur des divans, les Hauts-Falunes, au nombre de huit, sont tous au moins trois fois plus âgés que Sylvan. Ils me jettent un coup d'œil indifférent avant de reprendre leurs bavardages comme si j'étais un élément du décor. Nadya Ler-Voline, qui se tient près de Leonal Ren-Falune, la poitrine bombée et le menton relevé, me gratifie d'un regard plus insistant. Un sourire venimeux se dessine sur ses lèvres rouge cerise : elle se délecte ostensiblement de mon malheur. Je la foudroie du regard, mais elle ne détourne pas les yeux, bien au contraire : son sourire s'agrandit. Je l'amuse. 

Je crois que je n'ai jamais autant haï une femme qu'en cet instant.

Devant l'autel en pierre gravé de runes dorées à la feuille, Sylvan discute à voix basse avec le prêtre du Dieu du Feu, un jeune homme vêtu d'une toge rouge et d'un turban de la même teinte. 

Une main dans le dos, mon royal fiancé ne daigne pas interrompre sa conversation à mon arrivée ; cependant, son regard inflexible me vrille en parcourant chaque centimètre carré de ma personne. Lorsqu'il hoche presque imperceptiblement la tête, j'ignore si ce geste est un signe d'approbation par rapport à ma robe ou s'il acquiesce à ce que le prêtre est en train de lui murmurer. Il est toujours flanqué de son armure de guerrier et une cape en velours pourpre de la même couleur que ma robe frôle l'ourlet de ses bottes, mais l'objet qui repose sur sa tête n'est pas son heaume de dragon. 

Sa couronne est en fait un épais cercle d'or dans lequel est enchâssé un rubis central scintillant entouré de deux ambres... dans lesquelles sont emprisonnées de minuscules scorpions. L'attribut royal est en adéquation avec l'homme qui le porte, je dois dire.

Une fois de plus, l'auguste beauté de son visage souligné par la lumière tamisée des cierges me frappe. Comment un être si séduisant peut-il receler une telle noirceur d'âme ?

Daegan m'accompagne jusqu'à son roi pendant que les gardes tirent les portes du temple derrière nous. Je tressaille en entendant la lourde barre en bois qui s'encastre dans les supports, bloquant ainsi la salle de l'intérieur. Nous voici enfermés pour toute la durée de la cérémonie comme l'exige la stupide tradition Falune. 

Ma respiration se raccourcit. J'ai la sensation de manquer d'oxygène. J'ai terriblement chaud sous ma robe. J'étouffe. 

Je préférerais encore être mise en quarantaine dans mes quartiers. 

"Le feu avale l'air. Le feu ronge la chair. Le feu détruit la vie," me répétait ma mère quand j'étais plus jeune. "Mais souviens-toi d'une chose, ma chérie : l'eau éteint toujours le feu."

Non, mère. L'eau de mes larmes n'éteindra aucun feu dans cet endroit.

Le prêtre m'indique où me placer d'un ordre ponctué par un geste de la main : de l'autre côté de l'autel, à dix pas face à mon futur époux. 

Je m'exécute sans protester. Finissons-en au plus vite avec cette mascarade...

La cérémonie débute par un chant liturgique adressé au Dieu du Feu. Tous les Falunes se lèvent et ferment les paupières en baissant la tête pour chanter avec le prêtre. Sauf Sylvan. Par-dessus l'autel, il m'observe avec une singulière intensité. Je soutiens son regard sans ciller derrière mon voile couleur de sang. Même s'il m'impressionne, je me refuse à le lui montrer.

Une pensée perturbante, qui en dépit de sa logique ne m'a jamais traversée jusqu'alors tant j'étais préoccupée par mon exécution, me coupe soudain la respiration.

A-t-il l'intention de consommer notre mariage cette nuit avant ma mort ?

Je frissonne violemment en envisageant cette éventualité. 

Comment ai-je pu occulter un fait pareil ?

Quoi qu'il m'en coûte, je ne me laisserai pas faire.

– Roi Sylvan Ren-Falune, clame le prêtre d'une voix sentencieuse à la fin du chant, créez le Mur de Feu purificateur que nul mortel ne peut franchir.

Le jeune souverain lève une main pour faire appel à sa Magie élémentaire.

Aussitôt, des flammes d'un mètre de hauteur apparaissent près de ses pieds. Rapidement, elles tracent un grand cercle incandescent autour de l'autel, nous enfermant tous les trois à l'intérieur. 

Encore une tradition Falune totalement opposée aux nôtres. Durant leur union maritale, les époux Gelanes s'immergent ensemble dans un lac glacé et échangent un long baiser sous l'eau pour sceller leurs vœux. D'après ce que j'en sais, les mariages Falunes associent deux éléments : le sang et le feu. Par conséquent... j'appréhende beaucoup la suite de la cérémonie.

– A présent,  Votre Majesté, grâce à la protection des flammes, vous détenez le droit sacré d'approcher de votre promise, dit le prêtre.

Sylvan contourne l'autel et se plante juste en face de moi.  

Le prêtre lui tend une dague rituelle à la lame d'or dont il s'empare sans hésitation.

– Sylvan Ren-Falune, Alena Kan-Gelane, mélangez vos sangs.

Mon futur époux s'entaille la paume d'un geste vif avec le tranchant de la lame avant d'appliquer le même traitement à ma main, qui tremble dans la sienne. Sous mon voile, je me mords les lèvres pour contenir un gémissement de douleur. 

Puis la paume blessée de Sylvan se pose sur la mienne avec une douceur déconcertante. Sa peau est brûlante et rugueuse. Il prononce ses vœux d'un ton solennel en me regardant :

– Moi, Sylvan Ren-Falune, je vous prends Alena Kan-Gelane pour épouse et pour reine. Je jure devant tous les dieux de Symbiose d'entretenir la flamme sacrée qui nous lie jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Je déglutis. La fin de son serment résonne comme une menace lugubre.

C'est à mon tour, mais je n'ai aucune envie de parler. Ma langue sèche est collée à mon palais. Le prêtre se racle la gorge afin de me presser. Sylvan, les sourcils froncés, me comprime la main à m'en faire mal pour me rappeler à l'ordre. Il n'y a plus aucune délicatesse dans son geste : il broie mes doigts entre les siens. Je ravale mes larmes. Le moment est hélas venu.

– Moi, Alena Kan... Kan-Gelane... je vous prends... Sylvan Ren-Falune... pour... pour...

– Pour époux et pour roi, lâche le souverain d'un ton autoritaire. Dites-le.

– Pour époux et pour roi, je dis d'une voix amorphe en esquivant son regard de pierre. Je jure devant tous les dieux de Symbiose d'entretenir la flamme sacrée qui nous lie jusqu'à ce que... jusqu'à ce que la mort nous sépare.

Sylvan se détend légèrement. Sa main libère la mienne et vient soulever mon voile rouge, découvrant mon visage. Je dois être livide. Je suis dans un état second, si bien que je réagis à peine lorsque le roi approche la pointe de la dague rougeoyante de mon sternum.

– Ce sera douloureux, m'avertit-il tout bas. Mais comme vous l'avez dit tout à l'heure devant toute la cour, Alena, la souffrance ne dure pas. 

Hilarant.

Le prêtre se remet à chanter.

Avec son arme rituelle chauffée par ses pouvoirs, le roi imprime lui-même l'emblème Falune sur ma peau : le soleil rouge. La pointe aiguisée cisaille ma chair et l'incise lentement. Une rigole de sang dégouline entre mes seins et souille le col de ma robe.

Il me marque comme une esclave.

La souffrance est abominable. Je serre les dents en fermant les paupières pour ne pas hurler de tous mes poumons. Une plainte pitoyable m'échappe. La puanteur de ma propre chair calcinée me donne un haut-le-cœur. Par réflexe, j'attrape l'avant-bras tendu de Sylvan et enfonce mes ongles dans sa chair de toutes mes forces. Cela ne l'empêche nullement de poursuivre son horrible besogne : il demeure implacable.

Je suis à bout de souffle et en nage lorsque la pointe brûlante de la dague se détache enfin de ma peau meurtrie. Mes jambes flageolent. Je me raccroche d'une main au bras de mon bourreau et de l'autre au bord de l'autel.

La suite de la cérémonie devient confuse. Le visage de Sylvan est de plus en plus flou. Les flammes tournoient autour de moi. A deux doigts de défaillir dans le sanctuaire, je suis prise de vertiges et de nausées. Je sens vaguement que le souverain dépose quelque chose sur mon crâne. 

Un diadème. 

Pour quelques heures, je suis désormais une reine Falune.

– Sylvan Ren-Falune, Alena Ren-Falune, par les pouvoirs qui me sont conférés, je vous déclare mari et femme, énonce sobrement le prêtre. 

Les témoins applaudissent. 

Le Mur de Feu se désintègre.

Un petit sourire inquiétant se forme sur les lèvres de Sylvan.

Il est maintenant le roi de tout Symbiose...

Du moins, c'est ce qu'il croit.

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