Chapitre V : Une mariée en deuil
La suite que le roi Falune m'a attribuée est située dans l'aile sud du palais qui donne directement sur les jardins royaux.
J'ignore où sont ses quartiers à lui... et je ne veux pas le savoir.
– N'essayez pas de vous enfuir ou de vous infliger du mal, Gelane, prévient Daegan dans mon dos tandis que je pénètre prudemment dans mes nouveaux appartements en resserrant la cape de Sylvan autour de mes épaules. La baie vitrée est verrouillée, tous les objets tranchants ont été retirés et deux gardes seront postés devant votre porte, à l'affût du moindre bruit suspect. Vos dames de compagnie seront là dans quelques minutes.
– Ont-elles passé leur dernière nuit ici ? je demande en froissant un pan de cape royale entre mes doigts.
– Les servantes ?
Je lève brièvement les yeux au plafond, même s'il ne peut le voir. Décidément, mon garde du corps est peut-être un excellent guerrier, mais il ne brille pas par son intelligence.
– Les princesses du Clan Voline et Tilone, Daegan.
– Je ne suis pas autorisé à vous communiquer la moindre information sur elles, dit abruptement mon geôlier avant de claquer la porte derrière moi – et de la fermer à clé, bien sûr.
Secouant la tête, j'inspecte ma vaste prison dorée qui comporte trois pièces délimitées par des rideaux en voile ambre, or et carmin suspendues à des arcs en pierre rouge : la salle à manger, la chambre et la salle de bains.
La décoration et les meubles sont dignes d'une impératrice.
Dans la salle à manger, des tapisseries aux couleurs chaudes et des chandeliers dorés recouvrent les murs. Sur le sol, des coussins en soie multicolores sont éparpillés autour de trois tables basses en ébène sculpté. Je note également la présence d'une méridienne élégante devant la porte-fenêtre, d'une bibliothèque qui croule sous les livres et d'un petit bureau flanqué d'un fauteuil en bois ciselé de motifs végétaux dans un angle. Une superbe statue grandeur nature en marbre de la Déesse Lumière me sourit. Plusieurs plantes en pot sont dispersées aux quatre coins de la pièce : des palmiers aussi hauts que moi, des orangers, des citronniers et des rosiers aux couleurs du feu.
Je vérifie au passage les propos de Daegan en testant la poignée de la baie vitrée. En effet, elle est verrouillée. Et les trois autres fenêtres de la suite ne s'ouvrent pas : il n'y a aucune prise.
Je me déplace jusqu'à l'entrée de la salle de bains. Trois grands miroirs ovales ornés de cadres ajourés sont accrochés sur les murs dont les mosaïques arborent un joli camaïeu de bleus : saphir, cyan, cobalt, azur. Un bassin carré d'environ trois mètres de largeur trône au centre de la salle. Des trous sont creusés dans les parois. L'eau sort-elle par ces fentes ? Je l'avoue, cela m'intrigue. Nous n'avons pas ce genre de système dans mon royaume : nous nous baignons directement dans l'océan, les lacs ou les rivières. Dans les rares villages éloignés du littoral et des points d'eau, des bassins collectifs qui recueillent la pluie ont été aménagés. Ainsi, tous les villageois prennent leur bain en commun dans une ambiance joyeuse et décontractée. Ils s'amusent à engendrer des vagues et des tourbillons avec leur Magie élémentaire d'Eau. Les parents créent des bulles irisées avec leurs mains pour émerveiller leurs jeunes enfants. Les adolescents se lancent dans des batailles d'eau épiques.
Un petit sourire nostalgique, quoi que fugace, s'imprime sur mes lèvres.
Je termine ma visite par la chambre à coucher sur laquelle je ne m'attarde pas. Le lit à baldaquin titanesque occupe la moitié de la pièce. Une armoire, un paravent, une coiffeuse, un fauteuil, une commode, un coffre. Un seul tableau est suspendu au mur : une somptueuse huile sur toile représentant la cité d'Astranis érigée au milieu du Désert Rouge au soleil levant. Saisissante de réalisme.
En retournant dans la pièce principale, je m'interroge. Je ne vais pas m'en plaindre, mais pourquoi Sylvan se donne-t-il la peine de loger une condamnée à mort dans un appartement aussi fastueux alors qu'il pourrait m'enfermer dans une cellule minuscule ? Pour rendre ma dernière nuit moins difficile ? Je n'y crois pas : il n'y a pas la moindre magnanimité en lui. Il doit y avoir d'autres raisons à son geste étrange.
Daegan n'a pas voulu répondre à ma question avant de partir, mais je suis quasiment certaine que les deux précédentes épouses du roi Falune ont également séjourné dans cette suite. Je triture mon collier d'esclave avec anxiété.
"Telle est votre destinée", m'a dit Sylvan dans la salle du trône avant l'attentat perpétré par le Tilone.
La clé tourne dans la porte.
Je pivote sur mes talons, tous les muscles tendus.
Cinq femmes s'engouffrent dans mes quartiers.
Quatre jeunes servantes...
Et, à leur tête...
Une femme splendide d'une quarantaine d'années.
Je ne l'ai jamais vue, mais je connais son identité : le tatouage royal sur son front est éloquent. Une plume argentée.
La Haute-Voline la plus célèbre du Clan Falune.
Nadya Ler-Voline n'est autre que la cousine du roi défunt Cyriel tué par Sylvan.
Voilà une quinzaine d'années, quelques temps après la mort de la mère de Sylvan, Nadya Ler-Voline fut envoyée par son cousin Cyriel au père de Sylvan, le roi Saradin Ren-Falune, en gage de paix et d'alliance entre leurs deux Clans. Elle devint la concubine officielle de Saradin car celui-ci ne désirait pas se remarier. Cette femme est en quelque sorte la belle-mère de Sylvan.
Bien que son concubin ne soit plus de ce monde, Nadya conserve un certain pouvoir à la cour Falune : elle est la femme la plus puissante, la plus riche et la plus influente d'Astranis.
Dans mon royaume, on dit qu'elle dirige les meilleures courtisanes dans l'ombre pour collectionner les secrets des Hauts-Falunes. On prête à cette maîtresse-espionne de nombreuses liaisons scandaleuses, même à l'époque où Saradin était en vie. Elle coucherait notamment avec Leonal...
Et Sylvan.
Si ces bruits de couloir détiennent un fond de vérité, cette femme n'est donc qu'une maquerelle qui utilise son intelligence de serpent et ses charmes sur les hommes pour exercer son pouvoir.
Mais elle n'est pas reine et elle ne le sera jamais. Elle n'est qu'une intrigante ambitieuse qui emploie le sexe comme une arme pour parvenir à ses fins.
Je reconnais que sa beauté est tout simplement renversante. Je comprends pourquoi elle a été choisie pour être la concubine d'un roi. Son visage délicat et son corps parfait doivent magnétiser le regard de tous les hommes, quel que soit le Clan auquel ils appartiennent.
Comme tous les Volines, Nadya arbore des cheveux d'un blond platine, des yeux gris clair et un teint aussi pâle que le mien. Ses lèvres pleines sont rehaussées d'un baume corail et son regard souligné par un trait de khôl noir. Ses boucles soyeuses sont retenues par une résille aux mailles dorées ornées de perles noires. Elle porte un bustier rouge au décolleté profond et des jupes évanescentes de la même couleur. Pendu à une chaîne en or, un rubis de la taille d'un œuf de caille met en valeur ses petits seins. Ses mouvements assurés sont empreints d'une volupté gracieuse et éthérée.
La courtisane jauge mon allure piteuse d'un regard totalement dépourvu de sympathie. Son sourire avenant sonne d'autant plus faux.
Je n'oublie pas qu'elle a récemment laissé sa jeune cousine, la princesse Lia Ler-Voline, mourir sur l'échafaud. Cette femme n'est plus une Voline depuis bien longtemps en dépit de la plume d'argent qui marque son front. Elle est une Falune à part entière. Une traîtresse.
Une ennemie des Gelanes, des Tilones... et des Volines.
Nadya claque dans ses mains à trois reprises. Aussitôt, deux servantes se rendent dans ma chambre à coucher pendant que les deux autres disparaissent dans ma salle de bains ; quelques secondes plus tard, le bruit de l'eau qui coule résonne dans mes tympans. Elles me préparent un bain, visiblement.
La belle-mère de Sylvan et moi nous retrouvons seules dans la salle à manger.
– Bonsoir, Votre Majesté. Je me présente humblement devant vous : Nadya Ler-Voline, me salue-t-elle avec une douceur étonnante.
J'arque un sourcil dubitatif. Depuis mon enlèvement, c'est la première fois que l'on m'appelle par mon titre de reine. Je ne décèle néanmoins pas la moindre trace d'ironie dans sa phrase.
– J'ai entendu parler de vous, Nadya Ler-Voline, je dis d'un ton défiant. Que me vaut l'honneur relatif de votre visite inattendue ?
– Je tenais à rencontrer notre future souveraine, évidemment.
– Tant que sa tête repose sur son tronc.
Un petit rire compassé secoue la poitrine de Nadya. Elle lisse un pan de jupe avec une lenteur calculée.
– Votre sens de la dérision est délicieusement divertissant, mon enfant. Cela me change agréablement des femmes de la cour Falune. Elles n'ont aucun humour, c'est fort dommage.
– Ravie de vous divertir. Votre cousine Lia , avait-elle aussi le sens de la dérision la veille de son exécution ?
A ma pique, le sourire de Nadya se volatilise brusquement. Ses yeux gris s'emplissent de froideur.
– Vous devriez mesurer davantage vos paroles au sein de ce palais, Alena Kan-Gelane. Si vous aviez déjà été mariés, le roi Sylvan ne se serait pas montré aussi indulgent envers vous après votre petit coup d'éclat sanguin en public.
Donc, Nadya était présente dans la salle du trône parmi la foule tout à l'heure.
– Son argument ne tenait pas la route. Je ne cherchais pas à mourir de sa main. Je ne le manipulais pas.
– Oh, j'en suis consciente, Alena. Vous êtes une jeune femme impétueuse et impulsive, n'est-ce pas ? C'est légitime. La perte de votre royaume et des vôtres vous a éprouvée et fragilisée. Sans parler de la perspective de votre fin prochaine... ( Sa voix se radoucit et se réduit jusqu'à devenir murmure. ) Mais un constat curieux m'interpelle. On m'a dit que la reine du Clan Gelane était une femme à la nature réfléchie. Et j'avais cru comprendre que vous étiez plus grande et moins, comment dire... ( Elle avise ma poitrine opulente et mes hanches enveloppées sous la cape de Sylvan. ) ... gironde.
Le cœur battant, je me hérisse comme un chat menacé d'un coup de bâton.
– Je ne vous ai pas froissée, j'espère ? s'enquiert Nadya d'un ton sardonique. Le roi Saradin déplorait mon manque de tact avec les autres femmes. J'ai tendance à verbaliser toutes mes pensées. Voilà un point en commun intéressant entre nous, Alena. Notre franchise.
Déesse de l'Océan, cette femme est dangereuse, je réalise en frissonnant.
– Les rumeurs déforment la réalité, c'est un fait universel, je dis d'une voix rauque.
Je ne devrais pas me justifier devant elle, même évasivement. Je lui expose ma faiblesse.
Le sourire chafouin de Nadya revient et me glace jusqu'à l'os.
– Je partage votre opinion, mon enfant. C'est ce que je m'échine à répéter aux personnes qui me jugent sans me connaître. Vous, par exemple, comment me percevez-vous ? Une concubine accablée et endeuillée de son amour ? Une courtisane habile et sans scrupule qui mène les hommes de pouvoir Falunes par le bout de la queue ? Une croqueuse de diamants qui séduit les membres de la famille royale les uns après les autres ? ( Je ne réponds pas. Elle acquiesce en soupirant. ) Je suis tout ceci à la fois... et bien davantage, Alena. Mais je ne vais pas accaparer votre précieux temps plus longtemps. Si vous arriviez en retard à votre propre mariage par ma faute, ce cher Sylvan m'en tiendrait rigueur et je m'en voudrais tout autant. Ah, quel gâchis sans nom de vous voir vous faire décapiter demain ! ( Elle n'en pense pas un mot, la garce. ) J'aurais aimé que nous soyons amies, Votre Majesté. Nous aurions pu accomplir de grandes choses à la cour Falune, vous et moi.
Sur cette phrase teintée de cynisme, Nadya Ler-Voline s'éclipse de mes quartiers, me laissant inquiète et décontenancée à la suite de notre conversation.
Tandis que les servantes commencent à me préparer pour la cérémonie, de sombres pensées m'obsèdent. La belle-mère de Sylvan se douterait-elle de quelque chose à mon sujet ? Si tel est le cas, va-t-elle faire part de ses soupçons au roi ?
Les quatre femmes Falunes ne m'adressent pas la parole et ne me regardent pas dans les yeux en m'apprêtant comme une offrande rituelle – ou sacrificielle, en l'occurrence.
L'une d'elle fait glisser la cape de Sylvan le long de mes bras.
Je descends les marches du bassin en réprimant un soupir de bien-être lorsque l'eau se referme autour de mes jambes. Le bain brûlant me délasse et me détend – provisoirement, du moins. Toujours vêtues de leurs atours, les servantes me rejoignent dans le bassin pour me débarbouiller avec leurs éponges enduites de savon. Mon corps retrouve peu à peu sa teinte laiteuse sous leurs mains expertes. L'eau surmontée de vapeur se teinte de rouge. Elles lavent mes longs cheveux nacrés, brossent mes ongles et nettoient chaque parcelle de mon anatomie pour en ôter le sable, le sang et la sueur. Je ne résiste pas à leurs soins hygiéniques et cosmétiques ; au contraire, je les savoure en m'efforçant de ne pas songer à ce qui m'attend cette nuit et demain. Les gestes des femmes sont rapides et méticuleux, mais ils restent délicats.
Ensuite, je sors du bassin. Elles me sèchent avec des serviettes en coton et étalent de l'huile parfumée iridescente sur ma peau en papillonnant autour de moi en silence.
La première démêle ma crinière et la coiffe avec des épingles. La deuxième applique du maquillage sur mon visage. La troisième m'habille avec des étoffes de luxe. La quatrième me couvre de bijoux hors de prix.
Une demi-heure plus tard, je suis fin prête pour mes noces.
En apparence.
Je me contemple dans le miroir, le cœur lourd. Je ne reconnais pas la femme fardée aux yeux ternes vêtue d'une robe vaporeuse pourpre et or dans le reflet.
Pour moi, cette cérémonie maritale s'apparente à une cérémonie funéraire.
Lorsqu'une des servantes rabat un voile écarlate devant mon visage attristé, je fais mentalement mon propre deuil.
Chez les Falunes, la couleur du deuil est le blanc.
Chez les Gelanes, il s'agit du rouge.
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