Chapitre II : Dans l'antre du dragon



Les flammes au sommet de la Tour du Feu Eternel dansent devant nous, telle la lueur ambrée d'un phare égaré au beau milieu du Désert Rouge. 

La tour centrale du Palais Falune surplombe les petites maisons en pierre d'Astranis qui se pressent les unes contre les autres au bord des rues étroites et labyrinthiques. Des lampions écarlates suspendus aux balcons des bâtiments pour célébrer le retour des troupes ajoutent une note festive au paysage urbain. Des odeurs exotiques auxquelles je ne suis pas accoutumée gorgent mes narines : épices et fleurs sur lesquelles je ne peux mettre de nom, agrumes, olives, mais également un fumet délicieux de viande grillée qui réveille mon appétit malgré les circonstances critiques. 

Je n'ai avalé que de l'eau aujourd'hui et je suis affamée. Aurais-je au moins droit à un dernier repas ce soir ?

Sylvan a fait une allusion à son impopularité avant de pénétrer dans sa cité dynamique et florissante. Je mesure pleinement la véracité de son commentaire à présent.

Derrière une ligne de gardes d'élite immobiles et austères, la foule s'est regroupée devant les façades des maisons, le long de l'artère principale que nous arpentons.

Astranis est censée bouillonner de vie.

Les citoyens sont censés acclamer leur roi et leur armée.

Il n'en est rien.

Le silence qui règne dans les rues autour de nous est incroyablement oppressant. Anxiogène. 

Des raclements de gorge discrets, quelques toussotements épars, des aboiements de chien dans le lointain et un vagissement de nourrisson résonnent dans la touffeur crépusculaire. Ils se mêlent aux cliquetis métalliques des armures et aux clapotements des sabots qui foulent l'avenue sablonneuse en soulevant des nuages de poussière orangée sur leur passage.

Hormis ces bruits, aucune ovation.

Aucun rire.

Aucun bavardage.

Cette ambiance lugubre qui détonne par rapport aux vêtements colorés des citoyens et à la convivialité de leurs foyers me met encore plus mal à l'aise que je ne le suis déjà. Tous les regards sont verrouillés sur Sylvan et moi : la majorité des hommes, femmes et enfants nous dévisagent avec la même expression indifférente. Détachée et éteinte. Blasée.

Cependant, je parviens à déchiffrer des émotions sur les traits de certains Falunes.

Un éclair de haine à l'encontre du souverain dans les yeux ombrageux d'un marchand aux poings contractés qui contient péniblement son instinct de rébellion.

Une figure inquiète chez un adolescent rachitique qui jette des coups d'œil furtifs au souverain en armure noire et or tout en se tordant les mains.

Une mine grivoise chez un vieil homme qui me reluque avidement en se pourléchant les babines comme si j'étais une prostituée offerte sur un plateau d'argent.

Un air de pitié à mon adresse se reflète sur le visage buriné d'une mère marquée par des cernes de fatigue, qui serre sa petite fille endormie contre sa poitrine en pinçant les lèvres. Lorsque mes yeux croisent les siens, elle baisse aussitôt la tête pour contempler ses pieds.

Les silences, comme l'absence de réactions et les expressions faciales de la foule, sont éloquentes.

Les gens ont peur du tyran qui leur tient lieu de roi. Ils le craignent et le haïssent à l'instar des autres habitants de Symbiose. Quant à moi, ils me considèrent comme une agnelle qui va être sacrifiée sur l'autel de son ambition, une énième victime de sa sombre folie... ou alors comme une reine étrangère qui ne vaut pas mieux que lui et mérite le sort fatal qui se profile devant elle.

Moi aussi, je traîne une réputation particulière sur Symbiose. Mon impopularité est moins flagrante que celle de Sylvan – je ne suis pas un assassin de masse qui exhorte son armée à massacrer des villageois sans défense et qui fait exécuter ses épouses ! – mais elle est avérée. 

J'ai entendu moult qualificatifs peu flatteurs au cours de ma vie sur Alena Kan-Gelane. 

"Une souveraine superficielle, égoïste et cupide qui passe son temps à festoyer et à se pavaner devant sa cour comme une poule de luxe pendant que ses sujets meurent de faim." 

"Elle est tellement narcissique qu'elle emporte un miroir incrusté de joyaux dans les latrines pour se regarder chier". 

"Une fornicatrice qui pervertit les jeunes hommes innocents de bonne famille."

Les préjugés sont aussi tenaces que les racontars.

Même si certaines descriptions détiennent un fond de vérité.

– Il est grandement appréciable de percevoir le vol mélodieux des mouches au cœur d'une cité qui doit être bien animée d'ordinaire, j'ironise avec un sang-froid artificiel.

Sylvan tourne légèrement la tête vers moi, dardant ses yeux ténébreux sur ma personne.

– Vous aurez tout le temps d'apprécier le silence apaisant de ma cité et le vol mélodieux des mouches à cadavres demain, réplique-t-il avec une froideur aussi acérée que sa lame d'épée.

Je tressaille, la nuque hérissée.

Ne te laisse pas déstabiliser.

– Avec un tel humour noir, il n'est guère étonnant que votre peuple vous vénère autant, Sylvan Ren-Falune, je cingle.

Cet homme n'est pas mon roi. Je ne l'appellerai jamais "Majesté."

– Ce n'était pas de l'humour, Alena Kan-Gelane, lâche-t-il sèchement en se détournant. Je ne suis pas d'humeur à tolérer vos sarcasmes et votre impertinence. Je ne vous ai pas autorisé à prendre la parole, que je sache. Taisez-vous ou je vous bâillonne moi-même.

– Vous-même ? Quel insigne honneur, mon tendre et attentionné époux, je murmure sans pouvoir m'en empêcher.

Sylvan ignore ma pique insolente.

Un petit sourire suffisant étire mes lèvres gercées par le soleil.

S'il croit que je vais obéir à tous ses ordres sans ciller et poser docilement ma tête sur le billot demain matin en dégageant mes cheveux de ma nuque pour faciliter le travail de la hache, il se trompe lourdement.

– Putain d'aristo Gelane à grande gueule ! m'insulte Daegan qui chevauche dans mon dos. Tu oublies où est ta place !

– Toi aussi, soldat, je riposte par-dessus mon épaule en désignant le sol. D'ailleurs, pourquoi ne retournerais-tu pas tout de suite où tu es né ?

– Où je suis né, d'après toi ? grommelle-t-il dans sa barbe, ulcéré.

– Dans les égouts, parmi les rats pestiférés de ton engeance.

Un son bref, bizarre et étouffé, retentit sur ma droite.

Sylvan.

Mon ennemi vient-il de rire ?

Non, ce doit être le fruit de mon imagination... ou c'était une banale toux.

– C'est ça, ramène-la tant que tu as encore la tête sur les épaules, Gelane ! dit Daegan. Tu feras moins la maligne demain sur l'échafaud. J'ai hâte d'assister au spectacle, je n'ai jamais eu le plaisir de voir une reine se pisser dessus.

Quelle ordure.

– Et tu n'en verras jamais.

– On parie ? se gausse mon geôlier attitré.

– Navrée de te décevoir, je n'ai pas de monnaie sur moi.

– Silence, tous les deux ! s'écrie Sylvan d'un ton tranchant.

Je confirme, son rire était bel et bien une hallucination auditive.

Le reste du chemin jusqu'à l'antre du dragon se déroule dans un silence quasi sépulcral.

***

Je dois le concéder au royaume des dunes et des roches rouges, le Palais Falune est un véritable chef d'œuvre architectural. Je salue le savoir-faire indéniable de l'ingénieur qui a jadis conçu cette merveille fastueuse qui incite au rêve, au repos et à la méditation – rien à voir donc avec la mentalité belliqueuse de ses résidents.

Dominé par la Tour du Feu Eternel et les tourelles jumelles qui l'encadrent, il expose ses innombrables atouts esthétiques au regard du visiteur. Pour ne citer que ces éléments : 

Trois dômes monumentaux d'une blancheur immaculée.

Une harmonieuse colonnade cannelée autour de laquelle s'entortillent des plantes grimpantes soigneusement entretenues.

Des bas-reliefs dorés incrustés de rubis représentant le dieu du Feu et sa fille Lumière qui brandissent triomphalement le Soleil Rouge des Falunes entre leurs quatre mains unies.

De gracieux arcs cintrés agrémentés de décors géométriques en mosaïques bleues, jaunes et vertes. 

A profusion, des galeries semi ouvertes, des terrasses et des vitraux circulaires qui étincellent comme des roses multicolores.

Je distingue une partie des jardins palatiaux devant l'aile droite : une fontaine en marbre de cinq mètres de haut est cernée par des palmiers et des bosquets fleuris qui embaument l'atmosphère de leur parfum sucré.

Si ce palais n'était pas mon futur mausolée, je m'extasierais sans retenue devant sa beauté luxuriante.

Mais ce n'est pas le cas.

Sylvan vide les étriers et descend de son cheval roux avec une élégance féline.

 – Votre nouveau palais vous convient-il, ma reine ? s'enquiert Sylvan avec une pointe de cynisme qui ne m'échappe pas. 

Je referme hâtivement la bouche et esquisse une grimace hautaine pour être plus crédible dans mon déni – question de principe et d'amour-propre, voyez-vous.

 – Appeler cet édifice hideux un palais est le comble du mauvais goût.

– Si j'étais sensible au mauvais goût, j'aurais démoli pierre par pierre le château Gelane, grogne le roi du Clan Falune en donnant ses rênes à un servile palefrenier qui accoure vers lui. Votre peuple a réussi l'exploit insolite d'en faire une offense aux dieux et à la nature.

 Les poings refermés sur la crinière de mon destrier, je serre les dents, ravalant le blasphème qui me brûle la langue. 

  – Au lieu de cela, vous avez eu la bonté de ne le raser qu'à moitié lors du siège d'Océanar, je dis, emplie de colère froide.

 – J'ai l'intention de le restaurer, de l'améliorer et de consolider ses fortifications. 

 – Je suis rassurée, merci, je réponds avec sécheresse. Il est regrettable que je ne puisse être témoin de vos talents douteux de maçonnerie militaire.

Sans un mot, Sylvan s'approche de mon cheval en retirant ses gants en cuir qu'il confie à Daegan. 

Mes yeux tombent sur ses mains nues. 

Ses doigts sont longs, épais et solides, parsemés de cals à force de manier des armes. Une peau bronzée constellée de veines saillantes, de quelques poils noirs et de minuscules cicatrices nacrées. Aussi viriles que puissantes, ces mains pourraient me broyer les os d'un simple geste. 

Ce sont des mains de guerrier. Des mains d'homme. 

Pas de griffes, d'écailles ou de fourrure de démon. Sous son armure royale, Sylvan est un être humain.

Et tous les humains sans exception ont une faiblesse. 

J'espère seulement avoir le temps de déceler la sienne.

Des mains humaines... qui se tendent vers moi.

Instinctivement, je recule le buste, mais Sylvan s'avère plus rapide que moi. Sans ménagement, il m'empoigne par la taille, me soulève de ma selle et me dépose sur le sol devant lui comme si j'étais aussi légère qu'une plume. Le contact brûlant de sa peau tannée contre la mienne engendre des pics glacés dans mon estomac et fait naître des frissons de répulsion sur mon épiderme. Il me relâche dès que mes pieds atterrissent et esquisse un pas rigide en arrière avec une certaine brusquerie, comme si je venais de lui envoyer une décharge de glace dans les mains. 

Tant mieux, je préfère qu'il soit dégoûté lui aussi. Cela le dissuadera peut-être de me toucher à nouveau sans mon consentement.

Effectivement, Sylvan Ren-Falune est grand. Très grand, même, et je dois lever le menton pour regarder les fentes qui abritent le mystère de ses yeux. Ma taille se situe dans la moyenne des femmes Gelanes, mais il me dépasse de deux bonnes têtes. En prime, la stature athlétique de cette brute est intimidante à souhait, accentuée par son armure et son heaume. 

J'ai la sensation déplaisante d'être sondée par un vrai dragon qui s'apprête à me dévorer vivante d'un instant à l'autre. 

Si son visage se révèle aussi laid que son âme, j'aurais sans doute à refouler un haut-le-cœur en le découvrant...

– Vous, Daegan et moi allons entrer dans le palais, Alena, dit-il en chuchotant, si bien que je dois tendre l'oreille pour l'écouter. Toute la cour d'Astranis est rassemblée dans la salle du trône et nous attend de pied ferme. Mais avant, quelques mots sur le protocole Falune. Soyez attentive, je n'aime pas me répéter. ( Sa voix adopte une intonation sévère. ) Vous marcherez dix pas derrière moi, suivie de près par Daegan. Si je ralentis le pas, ralentissez. Si j'accélère le pas, accélérez. Laissez toujours dix pas entre nous dans notre palais sacré : c'est une distance symbolique que vous ne pourrez réduire qu'une fois que vous serez reine. Lorsque je monterai les marches de l'estrade en pierre rouge, arrêtez-vous. Quand je m'installerai dans mon trône, toute la cour s'agenouillera et vous ferez de même. Vous ne vous relèverez et ne parlerez qu'avec ma permission, Alena. Vous m'appellerez exclusivement "Votre Majesté." Est-ce que c'est clair ?

Compte là-dessus, salopard de Falune.

Je hoche brièvement la tête, faisant mine d'être raisonnable.

 – Auriez-vous l'obligeance de me permettre de me rhabiller avant cette ridicule mise en scène protocolaire, époux ? je marmonne.

– Non. ( Son heaume s'abaisse progressivement vers moi. Déesse de l'Océan ! Est-il en train de détailler mon corps de la tête aux pieds ? ) Votre absence de tenue fait partie intégrante de la mise en scène. 

Je sourcille. Si je lis correctement entre les lignes, il ne s'agirait donc pas d'une humiliation publique ?

– Qu'entendez-vous par là ?

– Je n'ai guère le temps de vous expliquer ici et maintenant. Nous verrons cela après la cérémonie de mariage. Si vous vous tenez tranquille, du moins. Ne me faites pas honte, Alena. Montrez-vous digne de votre rang et de votre sang. Je ne voudrais pas avoir à vous remettre des chaînes aux poignets et aux chevilles comme une bête sauvage. Comportez-vous en reine, pas en souillon.

Par esprit de contradiction, j'ai bien envie de me comporter comme une "souillon" en lui crachant à nouveau dessus pour lui dire ce que je pense de ses recommandations acerbes et de son protocole idiot. Cette fois, vu notre proximité, je ne raterai pas son fichu heaume ! 

Cette fois, pourtant... je n'ose pas.

Sylvan fait volte-face dans un claquement de cape rouge et s'introduit dans le vestibule de son palais d'un pas souple et assuré.

Dix pas derrière lui, je m'avance à mon tour d'une démarche hésitante, mon geôlier sur les talons. 

Suis-je toujours la reine Alena Kan-Gelane au sein de ce palais ennemi ?

Je n'en suis plus tout à fait certaine, tout à coup.

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