Chapitre 3 : "En fait, c'est quoi ce qu'il y avait dans cette seringue ?"
Quand ils entrèrent dans Coldebec, Gatien n'en revenait pas : la ville était immense ! Les maisons étaient plus grandes que chez lui, et il n'avait jamais vu de rues aussi propres. Les gens qui marchaient dans la rue étaient bien coiffés, avaient des habits convenables, bavardaient joyeusement et semblaient heureux de leur sort. Ce n'étaient sûrement pas tous des bourgeois, mais les habitants semblaient tout de même en bien meilleur santé que le peuple habituel.
-Oh... fit Estelle, émerveillée, à côté de Gatien. Regarde !
Elle pointa du doigt un réverbère qui se dressait au milieu du trottoir. Il y en avait un autre dix mètres plus loin, et encore dix mètres plus loin, et encore...comme sur le trottoir d'en face.
-Ils ont un éclairage électrique public ! s'exclama Estelle, les yeux brillants. T'as vu, Gatien ? C'est génial !
-Magnifique.
Gatien regarda les poteaux avec stupéfaction. Il n'y avait que quelques bougies, chez eux, dans les rues, qui s'éteignaient au premier coup de vent. Ils étaient trop pauvres pour se payer un éclairage électrique, même chez eux. Les bourgeois, par contre, avaient sûrement des lampes électriques, et peut-être même quelques riches artisans. Gatien avait vu une lampe dans le salon privé de Pascal, et le père d'Estelle en avait une dans sa chambre.
-Attention... souffla Estelle. Un robot patrouilleur...
Gatien se redressa aussitôt pour se tenir droit. Il passa la main dans ses cheveux pour les recoiffer, et vérifia que son manteau était bien fermé. Puis il prit un air naturel et regarda les pâtisseries exposées dans la vitrine d'une boulangerie, Estelle à ses côtés.
Les robots patrouilleurs étaient là pour passer dans les rues et vérifier que tout le monde se comportait normalement, que personne de louche ne traînait. Ils étaient équipés de capteurs qui analysaient l'expression du visage des passants, leurs tenues et leurs comportements. A la moindre anormalité, ils accostaient la personne pour la fouiller, lui poser des questions, et l'emmener au poste de contrôle si besoin.
Le robot passa sans s'arrêter, et les deux adolescents poussèrent un soupir de soulagement. Ils avaient craint que leurs habits et leurs sacs de voyages ne les fassent repérer. Mais, à Coldebec, les voyageurs étaient fréquents, n'alertant donc pas les robots patrouilleurs. Il fallait juste paraître détendu.
-Allez, maintenant, au travail ! s'exclama Estelle. On cherche une pharmacie, on chipe des médicaments pour ta fièvre, et on file d'ici !
Gatien approuva. Il avait abandonné toute culpabilité de voler le lendemain de leur premier vol : à l'entrée d'un village, un gamin à l'air innocent était gentiment venu leur proposer de venir se reposer et manger sur la place où ils jouaient avec ses amis. A peine Gatien et Estelle avaient-ils posé leurs sacs pour s'asseoir que le gamin et sa bande s'étaient jetés sur eux pour les voler. Heureusement, Estelle était restée méfiante et avait réussi à les repousser avec les couteaux qu'elle gardait constamment cachés dans sa veste. Ce jour-là, Gatien avait compris que la jeune-fille avait raison : si on ne volait pas, on se faisait voler.
Alors qu'il cherchait une pharmacie, Gatien ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'œil partout autour de lui, cherchant un quiconque indice pouvant indiquer où se trouvait un recruteur. Il espérait en rencontrer un, même s'il l'avait caché à Estelle, et était sûr que celle-ci accepterait d'entrer dans la résistance une fois en présence d'un de leurs représentants.
-Là-bas, dit Estelle en montrant l'enseigne d'une pharmacie. Tu te souviens du plan ?
Sa voix tremblait, elle paraissait anxieuse.
-Oui... T'en fais pas, fit Gatien. Tout va bien se passer.
-Puisses-tu avoir raison... Nous n'avons encore jamais volé de produits si chers. Chiper des vêtements et de la nourriture dans les petits magasins comme nous le faisons depuis une semaine n'est rien face à ça ! Ah, si ta fièvre ne montait pas, que ta cheville n'avait pas recommencé à te faire mal, et que moi-même je n'avais pas si mal au ventre depuis les champignons qu'on a mangé il y a deux jours, je ne suis pas sûre que j'aurai vraiment envisagé ce vol.
Gatien ne dit rien. Lui aussi était inquiet. Il s'était tellement rongé les ongles que certains saignaient légèrement... Ils étaient dans une grande ville où se trouvaient beaucoup de robots patrouilleurs. S'ils en rencontraient en s'enfuyant, Gatien ne donnait pas cher de leurs peaux.
-Il devrait y avoir une porte qui donne sur la réserve derrière, marmonna Estelle en mettant des lunettes de soleil - volées à un bourgeois ivre la veille - alors qu'ils longeaient le bâtiment blanc de la pharmacie. Ah, là... ajouta-t-elle en voyant une porte dans une petite ruelle. Vas-y, Gatien. Et fais bien attention...
Elle n'arrêtait pas de se tordre les doigts tout en se mordant la lèvre inférieure. Gatien pouvait presque entendre son cœur battre à toute vitesse. Savoir Estelle angoissée le rassurait d'une certaine manière : il n'était pas le seul à stresser.
-Attends... chuchota-t-il. Et les robots ?
-Je n'en vois pas, répondit Estelle à voix basse. C'est une longue rue. On les verrait de loin s'ils étaient à proximité. Ce sont les passants qui m'inquiètent.
-Ils ont l'air trop occupés par leurs propres affaires pour regarder plus loin que le bout de leurs chaussures, assura Gatien.
-Bien, bien... fit Estelle en reprenant peu à peu de l'assurance. Bien, bien... Allons-y.
Elle allait se diriger vers l'entrée de la pharmacie quand Gatien la retint une nouvelle fois.
-Attends... Et les sacs ? Ils vont m'encombrer et tu ne peux pas tous les porter !
Elle jeta un coup d'œil autour d'eux.
-Hum... On va se les faire voler si on les laisse dans la ruelle... Euh...
Mais elle n'eut pas à réfléchir davantage : au loin, au bout de la rue, une explosion retentit.
Aussitôt, des robots patrouilleurs accoururent de partout et Gatien et Estelle les aperçurent tirer un homme des ruines d'un magasin au loin. Ce voleur avait sans doute voulu faire sauter la porte d'une boutique fermée, mais avait sous-estimé la dose d'explosifs.
En tout cas, il avait l'air en mauvaise posture, entouré ainsi de robots, et les passants se dirigèrent vers lui d'un pas pressé pour aller voir ce qui se passait.
-Le malheur des uns fait le bonheur des autres, ricana Estelle. On laisse les sacs dans la ruelle, maintenant ! On se dépêche et on les récupère avant que les passants ne se lassent du spectacle de ce pauvre voleur attrapé.
-Bonne idée...
Ils cachèrent les sacs dans la ruelle, derrière une poubelle. Ensuite, ils regardèrent par une fenêtre pour vérifier que la réserve était bien vide de toute vie.
-Bonne chance, souffla Estelle en serrant le bras de Gatien. Sois prudent...
-Toi aussi, fit Gatien en la serrant contre lui pour se redonner courage. Tu dois juste les distraire, je crochète la serrure, je prends ce dont on a besoin...
-C'est bon, ça va aller, dit Estelle en se dégageant doucement.
Elle l'embrassa furtivement et s'éloigna à grands pas, les mains dans les poches, la droite serrant la petite bourse contenant leurs économies. Elle avait l'intention d'acheter des pastilles contre le rhume avec l'argent que Gatien avait réussi à voler à l'ivrogne duquel elle tenait ses nouvelles lunettes. Ces pastilles étaient moins chères que le reste des médicaments et entraient dans le budget de la petite bourse. Cela allait servir à occuper les vendeurs.
Elle retourna dans la grande rue, vérifia que les passants étaient toujours attroupés au loin, et entra dans la pharmacie où seulement deux vendeurs se trouvaient. L'un rangeait des produits sur une étagère, l'autre était assis devant un ordinateur.
-Bonjour, dit Estelle en se postant devant le deuxième.
-Bonjour, dit le vendeur en levant la tête vers elle. Vous savez ce qu'il se passe dehors ? On a entendu une explosion mais notre contrat nous interdit de sortir durant nos heures de travail.
-Un voleur a tenté de faire exploser une boutique, au bout de la rue, expliqua-t-elle en se forçant à afficher un sourire amusé. Il a seulement raté son coup. Les robots patrouilleurs s'occupent de lui.
Le premier vendeur ricana.
-Encore un qui se fait prendre, dit-il en changeant d'étagères. Trois voleurs ont été pris hier à deux rues de là. Ils sont en prison, je crois.
-Les pauvres, fit le deuxième vendeur en levant les yeux au ciel. Ils se sont attaqués à la banque, les idiots ! Ils n'avaient aucune chance, avec toutes les protections qui leur barraient le chemin. Que puis-je faire pour vous, en fait ?
-Je me suis enrhumée il y a peu, expliqua Estelle. J'espérais trouver chez vous des pastilles spéciales pour me soigner avant que cela n'empire. C'est très contraignant, voyez-vous.
-Je vous comprends, assura le vendeur en éclatant de rire. J'ai eu un rhume, moi aussi, quand j'étais petit. Le pire souvenir de mon existence ! Éternuer et se moucher étaient si agaçants que j'avais presque envie de mourir !
Estelle se força à rire, même si elle aurait bien aimé lâcher quelques répliques cinglantes. Alors comme ça un simple rhume était la pire chose qui lui soit arrivée ? Et il en plaisantait en disant qu'il aurait même préféré mourir que de vivre en éternuant quelques jours ? Oui, cela se voyait bien qu'il faisait partie de ces habitants favorisés par leur naissance dans une ville confortable. Oh, bien sûr, il avait sans doute des comptes à régler à de nombreuses personnes, il devait obéir à son patron, rester à sa place, ne pas gaspiller son argent pour rien, avoir peur du roi... Mais il n'avait sûrement jamais connu la faim, l'épuisement, la souffrance, et les nombreuses maladies qui avaient raison d'une bonne part de la population.
Non, lui, il vivait dans une ville propre où les maladies n'étaient donc pas très rependues, et il avait des médicaments qu'ils pouvaient se payer. Estelle, elle, avait toujours dû utiliser des remèdes à base de plantes, pas toujours très efficaces, pour se soigner, comme tant d'autres. Elle connaissait un grand nombre de personnes qui avaient succombé, malgré des breuvages médicales improvisés, à cause d'un simple rhume qui s'était aggravé à cause du froid, ou une égratignure qui s'était infectée.
-Vous voyagez ? demanda le vendeur en fouillant dans un carton étiqueté « pastille ». Vous ne semblez pas d'ici.
-Oui, répondit Estelle.
-Vous êtes bien jeune pour voyager seule, fit remarquer le vendeur qui rangeait les étagères. Vous avez quel âge ? Dix-sept ans ?
-J'ai seize ans. Et je ne voyage pas seule ! J'accompagne mon père qui est venu étudier le marché de la ville. Mon oncle habite ici et lui a proposé de fonder une forge ensemble, à Coldebec. Mais mon père n'a toujours pas décidé s'il est prêt à s'installer ici, car sa forge marche déjà très bien chez nous.
-C'est vrai que c'est toujours risqué de déménager, dit le vendeur au comptoir en posant une boite devant Estelle. On ne sait jamais si les affaires vont augmenter ou baisser. Mais je peux vous assurer que cette ville est un bon emplacement pour s'installer. Votre père n'hésitera sans doute pas très longtemps. Il aurait tort de rater une occasion pareille !
-Vous avez sûrement raison, dit poliment Estelle. Et êtes-vous sûrs que ce sont bien des pastilles pour le rhume ? ajouta-t-elle en montrant la boite que le vendeur lui avait donnée.
Le vendeur y jeta un coup d'œil.
-Oh, je suis confus, dit-il précipitamment. J'ai dû confondre...
« Bien sûr... pensa Estelle. C'est vrai qu'on confond souvent rhume et diabète. Mais je ne suis pas bête. Oh non, cher vendeur, je ne me laisserai pas avoir, je ne suis pas assez riche pour ne pas me préoccuper de l'argent que je dépense ! »
-Oui, dit-elle avec un sourire hypocrite. Heureusement que j'ai vérifié alors, sinon j'aurai dû payer cinq fois plus cher.
Le vendeur rougit et bredouilla son incompréhension et quelques excuses en replongeant dans le carton.
Estelle ricana intérieurement. Elle le connaissait très bien, le coup de l'échange d'un produit plus cher contre celui demandé, afin de faire payer davantage le client qui n'aurait pas apporté grand-chose à la caisse pour un simple produit à bas prix. Le client pouvait bien voir que le prix élevé était marqué sur la boite. Il fallait juste espérer qu'il ne regarde pas la nature de la boite pour découvrir que ce n'était pas le bon médicament, ou tout simplement que le client ne sache pas lire.
Bien sûr, le client se rendait compte plus tard qu'il avait acheté le mauvais produit, mais il lui était alors impossible de retrouver son argent car il était interdit de rendre un produit acheté et de s'en faire rembourser. Le père d'Estelle lui avait appris cette technique, quand elle était petite, pour l'amuser. Mais il lui avait ordonnée de ne jamais l'appliquer dans sa forge car cela aurait noirci sa bonne réputation de vendeur à l'écoute des clients et prenant bien soin de satisfaire chacun d'entre eux.
Visiblement, le patron de cette pharmacie était pour la tromperie et n'avait pas peur de se faire une mauvaise réputation.
-Hum... Monsieur ! s'exclama Estelle alors que le deuxième vendeur s'apprêtait à ouvrir la porte de la réserve. Vous ne voulez pas venir aider votre collègue ? Il n'a pas l'air de savoir lire correctement.
Le deuxième vendeur se dirigea vers eux avec un sourire moqueur tandis que l'autre rougissait de nouveaux.
-Bah oui, faut acheter des lunettes, mon vieux, dit le vendeur en donnant une tape dans le dos de celui qui gardait la tête dans le carton.
Estelle retint un soupir de soulagement : elle avait trouvé un bon prétexte pour empêcher le deuxième vendeur d'aller dans la réserve, où Gatien était peut-être encore en train de voler.
-Hum... Voilà, tenez, dit le premier vendeur.
Estelle vérifia que la nouvelle boite contenait les bonnes pastilles, paya, puis sortit.
Pendant tout ce temps, Gatien avait réussi à forcer la serrure, appliquant la méthode des leçons de Pascal sur l'art subtil de cambrioler. Au moins, le cuisinier lui avait été utile sur ce point.
Gatien était ensuite entré dans la réserve, puis avait pris ce dont ils avaient besoin en prenant garde à ne pas faire de bruit et à ne rien déranger. Il avait entendu toute la conversation qui se déroulait dans la pièce voisine, et avait cru que sa dernière heure était venue quand l'un des vendeurs s'était approché de sa porte, avant qu'Estelle ne le rappelle.
Il était ressorti ensuite et avait refermé la porte à clé en se disant que les vendeurs ne remarqueraient sans doute pas les quelques produits disparus.
La rue était toujours déserte et les sacs étaient là. Gatien sentit aussitôt son cœur se desserrer et il se retint de pousser un cri de joie. Ils avaient réussi ! Ils ne s'étaient pas fait remarquer ! Ils n'auraient finalement pas dû s'inquiéter autant, tout s'était bien passé.
Gatien rangea les médicaments dans son sac à dos, et glissa dans sa poche trois seringues qu'il avait volées en plus. Elles contenaient un anesthésiant si fort qu'il pouvait durer plusieurs jours ! Gatien trouvait que c'était une bonne idée d'en avoir sur soi, au cas où quelqu'un le verrait en train de voler. Il suffirait d'une piqûre et la menace serait écartée !
Les gens commençaient à passer de nouveaux dans la rue, ce qui raviva l'inquiétude de Gatien. Et si quelqu'un le voyait dans cette ruelle ? Il trouverait sans doute ça un peu louche. Et si un robot passait par là ? Gatien était sûr qu'un adolescent avec des sacs de voyage qui traînait derrière une pharmacie attirerait l'attention d'un robot patrouilleur, surtout maintenant qu'un voleur venait d'être attrapé et que les robots étaient sur le qui-vive...
Gatien s'agenouilla et décida que, finalement, il était plus prudent de laisser les seringues tout au fond de son sac. Ce serait moins anormal pour les robots que s'il les avait dans sa poche.
A l'entrée de la ruelle, Estelle arriva alors sans faire de bruit, et s'approcha de lui sans qu'il ne la remarque, souriant.
Il avait l'air bien angoissé. C'était toujours les meilleurs moments pour le faire sursauter, une chose qu'elle adorait faire. L'expression de Gatien était alors à mourir de rire, ce qui serait bien venu pour les décrisper après toute cette inquiétude.
-Attrapé ! dit-elle en brusquement en plaquant les mains sur ses épaules, le déséquilibrant légèrement.
-Aaaahhh !
Gatien, qui pensait justement à ce qu'il ferait si un robot arrivait, réagit instinctivement et se retourna d'un coup, enfonçant la seringue qu'il tenait à la main dans le bras de son assaillante.
Cette fois, ce fut Estelle qui poussa une exclamation d'incompréhension.
Gatien la reconnut à ce moment-là et recula de quelques pas, stupéfait.
-Mais ça va pas la tête de me faire peur comme ça ? s'exclama-t-il.
-Oh, c'est bon, fit Estelle en se massant le bras. Si on ne peut même plus rigoler... En fait, c'est quoi ce qu'il y avait dans cette seringue ?
Elle parut soudainement inquiète.
-Oh purée... souffla Gatien, ahuri en regardant la seringue vide. Oh purée !
-Quoi ? dit Estelle qui vacillait déjà.
-Oh purée, répéta Gatien. C'est de l'anesté...
Mais il n'eut pas le temps d'en dire davantage : Estelle était déjà tombée.
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