Chapitre 13 : "On pourra toujours lui couper la langue"
-J'aime pas les roux.
-Pourquoi donc ? Qu'est-ce que ça peut te faire ?
-Aucune idée.
-Bah t'es bête, alors.
-Ben, je sais pas, ils portent pas malheur ? On en brûlait à une époque, non ? Il devait y avoir une raison.
-C'était parce que les gens avaient peur de la différence.
-Martine a raison, Romain. Et puis-je te rappeler que j'ai les cheveux roux ?
-Oui, mais toi c'est pas pareil.
-Et pourquoi donc ?
-Je sais pas.
Gatien gémit. Les regards se portèrent aussitôt sur lui.
-Il est vivant ! dit une voix enthousiaste.
-Super... maugréa quelqu'un. Va falloir partager le lièvre ?
-Oui, répondit une autre personne sur un ton catégorique.
-Bien, bien... A vos ordres Altesse...
Gatien ouvrit difficilement les yeux. Il faisait nuit, maintenant, et un feu de camp brillait à quelques mètres.
Il était allongé sur le dos, et pouvait sentir que la crevasse se trouvait un peu plus loin à sa droite. Autour de lui, il vit cinq silhouettes.
-Il ouvre les yeux ! s'exclama la voix joyeuse.
-Chut ! fit une nouvelle voix. Il ne faut pas le brusquer.
-Et pourquoi donc ? demanda la personne grincheuse.
Personne ne prit la peine de lui répondre. Quelqu'un souleva la tête de Gatien pour glisser un manteau roulé en boule dessous, tandis qu'on lui tendait un verre en plastique rempli d'eau.
-Bois, tu te sentiras mieux.
Gatien obéit, la gorge sèche. Il reprit peu à peu connaissance, et s'assit lentement. Puis il regarda les cinq adolescents qui l'entouraient.
Une jeune fille aux cheveux roux lui souriait, assise devant lui. C'était celle qui lui avait donné l'eau. Elle semblait plutôt maigre, et portait des habits recouverts de terres. Ses yeux marron reflétaient une profonde gentillesse et une grande compassion, mais une faible lueur au fond de son regard indiquait qu'elle pouvait tout aussi bien devenir une adversaire redoutable et sans pitié.
Accroupie à côté d'elle, son sosie en miniature regardait Gatien avec curiosité. Ses lèvres étaient étirées en un large sourire, et ses yeux pétillaient de malice.
Un grand garçon aux cheveux bruns regardaient Gatien avec méfiance, assis de l'autre côté de la fille rousse. Il portait de beaux habits, que la saleté n'avait pas réussi à complètement recouvrir. Il lança un regard en coin à une troisième jeune fille.
Celle-ci avait de longs cheveux blonds platine et une musculature particulièrement développée. Sa tunique était aussi riche que celle du garçon, mais il semblait manquer plusieurs des pierres qui servaient de décorations.
Enfin, un enfant aux cheveux noirs, légèrement en arrière, l'examinait sans laisser paraître de sentiments. Il semblait avoir le même âge que la petite rousse, environ huit ans.
-Bonjour, dit la fille aux cheveux presque blancs. Moi, c'est Martine. Je te présente mon cousin, Romain. Voici Marina, sa petite sœur Adèle, et notre petit Hervé.
-Et toi ? demanda la dénommée Adèle en se penchant vers lui. Qui es-tu ?
-Je...je m'appelle Gatien, répondit celui-ci.
-Et qu'est-ce que tu fiches ici ? Seul, assommé par terre ? demanda Romain.
-C'est une longue histoire... souffla Gatien en baissant la tête.
Il n'osait pas regarder la crevasse. Rien que de repenser à ce qu'il s'était passé... Il serra les dents de toutes ses forces pour s'empêcher de pleurer. Hors de question de se montrer faible devant les inconnus !
-On a tout notre temps, rétorqua Romain.
-Laisse-le, lui murmura Marina. Tu ne vois pas qu'il est malheureux ?
Romain émit un grognement pour toute réponse. Marina leva les yeux au ciel et se leva pour aller chercher une couverture qu'elle tendit à Gatien :
-Tu grelottes, dit-elle.
Peut-être. Gatien n'en savait rien. Il ne ressentait plus rien. Il avait l'impression d'être anesthésié. Il ne sentait même plus son corps douloureux.
-Si tu veux, on peut commencer par te raconter notre histoire, et après ce sera à toi, proposa Martine en traçant des châteaux à l'aide d'une brindille dans la terre.
-Comment ? s'offusqua Romain. Tu veux qu'on lui dise qui on est ? Et pourquoi pas nous livrer dès maintenant à la prochaine ville !
-Tu crois vraiment qu'il va nous dénoncer dans l'état pitoyable où il se trouve ? demanda Martine. Il va falloir le garder avec nous au moins deux semaines, on ne peut pas le laisser comme ça. D'ici là, si on voit qu'il n'est pas digne de confiance et que c'est aussi un crétin à la botte des nobles, on pourra toujours lui couper la langue, et les mains s'il sait écrire !
Gatien sursauta.
-Pff... Aucun tact, les gars ! dit Marina. Vous voyez pas que vous lui faites peur à parler comme ça ?
-Bah au moins il est prévenu, rétorqua Romain en haussant les épaules.
-Je ne vais dénoncer personne, si c'est ce qui vous effraie, glissa Gatien.
-Voilà ! s'exclama Martine. On n'aura donc pas besoin de mettre nos menaces à exécution !
Gatien soupira de soulagement intérieurement. Il n'allait pas être mutilé, et n'était pas seul au monde, blessé. Mais qu'est-ce qu'il n'aurait pas donné pour retrouver Estelle !
-Tu connais Antoine ? demanda Martine à Gatien. L'empereur ?
-Difficile de ne pas le connaître, répondit-il.
-Parfait. Moi, je suis sa fille unique, qu'il a eue durant une aventure avec une duchesse mariée alors que le mari de celle-ci était parti en voyage. Lui, il est tombé dans le coma peu après ma naissance - on se demande bien pourquoi, hein ? - et il est mort peu après. Bref, ma mère m'a élevée, mon père m'a revendiqué il y a trois ans, le jour de mes quatorze ans. Je suis venue au palais pour apprendre tous les trucs horribles pour exercer la fonction d'impératrice. Heureusement que mon cousin Romain ici présent était là pour me divertir !
-Entre toi et ma sœur, le choix est vite fait ! lança Romain en soupirant. Qu'est-ce que qu'elle est soûlante, celle-là !
-Bref, reprit Martine, il y a un mois on s'est enfui parce qu'on en avait assez de tout ça. Je ne veux pas gouverner un empire aussi pourri et je n'aime pas mon père. Quant à ma mère, elle n'aime que le thé à la rose.
-C'est là qu'ils nous ont rencontré, expliqua Marina. J'étais avec Adèle, en plein cambriolage d'une épicerie. Quand on est sorties, on a eu la surprise de tomber sur eux. Comme ils semblaient affamés et très mal à l'aise dans ces rues sombres et éloignées du centre de la capitale, on leur a dit de nous aider à filer en échange d'une partie du butin. Ils n'ont pas hésité. Une fois loin de la ville, on a fait connaissance et on est resté ensemble.
-Puis on a rencontré Hervé une semaine plus tard, raconta Adèle. Il venait de s'enfuir de chez ses parents, des paysans pauvres, qui le battaient. On l'a ajouté à notre équipe. C'est fou ! En un mois, notre groupe a plus que doublé, alors qu'on était restées que toutes les deux durant plus de quatre ans !
-Vous viviez seules ? s'étonna Gatien.
Oh, bien sûr, il aurait d'abord pu interroger Martine, et être étonné d'être devant l'héritière d'Antoine...mais il ne fallait pas oublier qu'il avait été beaucoup secoué le matin-même et qu'il avait passé le reste de la journée étendu dans l'herbe, inconscient. Il avait l'impression que son cerveau fonctionnait au ralenti. Alors se retrouver devant une princesse et un prince fugitifs, ce n'était plus une information très surprenante, ni importante, pour lui... Étrangement, il était davantage surpris que deux sœurs vivaient en solitaire depuis quatre ans.
-Ouais, répondit la fillette. Notre père nous battait pour évacuer sa frustration de perdre tout son argent aux jeux de hasard. On le détestait. Notre mère passait ses journées à boire pour oublier qu'elle vivait dans une maison en ruine - il faut dire qu'elle a grandi dans une belle et grande maison, mais son frère a vite liquidé tout l'argent après avoir tué ses parents pour s'en emparer - et qu'elle avait un mari violent. Elle nous exaspérait. Notre grand-mère paternel vivait avec nous et tenait à nous marier avec les fils du voisin plus riche pour avoir son argent, sans paraître se rendre compte que nous n'avions même pas douze ans ! On ne la supportait pas. Et notre grand-frère, lui, s'était fait la malle depuis longtemps, avec la moitié de nos économies afin de partir trouver une vie meilleure à la capitale. Il ne pensait qu'à lui, comme la majorité de la famille et des gens de cet empire, et on ne le regrette pas.
-Nous nous sommes enfuies le jour où notre mère ne nous a pas servi de soupe au déjeuner, alors que c'était nous qui avions volé les légumes : elle avait oublié qui nous étions sous l'effet de l'alcool, et n'allait tout de même pas servir des inconnues qui s'invitaient sans raison à l'heure du repas ! s'exclama Marina. Nous nous sommes dit que nous n'appartenions pas à cette famille, et nous sommes partis sous le regard voilé de notre mère. Notre grand-mère et notre père n'étaient pas là, donc nous n'avons pas eu de mal à nous enfuir. Je me demande bien ce qu'ils sont devenus, car c'était nous qui volions à manger pour nourrir la famille. Eux, ils se contentaient de liquider le peu d'argent.
-On est de très bonnes voleuses, glissa Adèle. Les gens de Hurdrix nous appelaient « les Mains Invisibles », parce qu'ils savaient qu'on était là, sans réussir à nous repérer pour autant. On y est resté deux ans, à Hudrix. C'était long.
-On est partis pour aller à la capitale, expliqua Marina. On voulait voir ce qu'était devenu notre frère, voir s'il avait eu raison de partir.
-On lui a pété la gueule ! s'exclama joyeusement Adèle.
Et Gatien la regarda avec étonnement. La fillette paraissait bien trop douce pour être violente.
-Hum... fit pensivement Marina. Ce n'est pas la première chose que je dirai pour raconter nos retrouvailles. On l'a juste coincé dans une ruelle alors qu'il sortait de la boulangerie où il travaillait. Il ne nous a pas tout de suite reconnu, mais nous si. Il nous a sermonnées, disant que nous étions des filles indignes pour avoir abandonné nos parents.
-Alors Marina a pété un câble, lui a rappelé que c'était lui qui était parti en premier en leur prenant l'argent, et puis il a tenté de la gifler, et c'est parti en bagarre ! s'enthousiasma Adèle. La tête qu'il a eue quand il a compris que nous n'étions plus les faibles fillettes qu'il avait laissées derrière lui !
-Les robots patrouilleurs sont arrivés alors on s'est vite enfuies, conclut Marina. Ils sont sans doute tombés sur notre frère, vu qu'on l'a laissé par terre. Mais bon, tant pis pour lui ! Le lendemain, on a rencontré Romain et Martine.
La jeune fille se tut et sourit. Le silence s'abattit sur le camp, tous les regards rivés sur Gatien qui semblait attristé, maintenant qu'il n'avait plus à écouter quelqu'un.
-Alors pourquoi étais-tu étendu là ? demanda brusquement Romain, faisant sursauter Gatien.
Le regard de celui-ci dériva vers le fossé, et son cœur se serra. Il tenta de se lever pour aller voir si le fond était visible, même s'il faisait nuit, mais son corps ne lui obéit pas. Il resta assis.
Soudain, Hervé bondit sur ses pieds. Il s'avança vers le fossé et se pencha pour observer les profondeurs. Puis il se tourna vers Gatien et haussa les épaules.
-Euh...tu fais quoi, Hervé ? l'interrogea Romain.
-Il regarde le fossé, furent les premiers mots qu'il prononça devant Gatien. Il le regarde quand on lui demande ce qu'il fait là.
Martine et Marina allèrent à leur tour jeter un coup d'œil vers le fond, mais revinrent sans n'avoir rien trouvé :
-Il fait trop noir pour voir quoi que ce soit, dit Martine.
-Alors ? fit Adèle en regardant Gatien avec des yeux brillants de curiosité. Dis-nous tout !
Gatien regarda autour de lui, sentant la panique l'envahir. Puis il plongea son regard dans celui de la fillette, ouvrit la bouche...et s'évanouit.
Romain, qui retenait manifestement son souffle, le relâcha bruyamment.
-Pff... C'est pas vrai ! s'exclama-t-il. Il peut pas parler normalement comme tout le monde ?
-Laisse-lui du temps, lui dit Marina. Il est peut-être en état de choc...
-Bien, soupira Martine. Les gars, je propose de construire des cabanes : j'ai l'impression qu'on n'est pas près de bouger.
Hervé et Adèle se précipitèrent aussitôt vers le bois pour trouver de grandes branches. Marina se dirigea vers un buisson mort, Martine déballa des sacs de couchages, et Romain sortit la tente qu'il avait réussi à emporter.
-Moi, je sens qu'on n'aurait jamais dû s'approcher de lui, marmonna-t-il. On aurait dû faire comme ce que tout le monde aurait fait : passer son chemin sans lui accorder d'attention.
-Marina ne supporte pas de voir quelqu'un abandonné, se contenta de dire Martine en haussant les épaules. Et maintenant, il fait partie des nôtres.
-La poisse...
Les deux enfants revinrent avec les premières branches, coupant leur discussion. Ils continuèrent à monter le camp dans le silence, avec pour seul fond sonore les crépitements du feu.
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