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L'Entité, finalement, demanda à Naylazin de quitter le village le lendemain matin, ou plus exactement en fin de matinée. Il la laissa dormir après la fête qui avait duré jusqu'au lever du soleil, mais quand elle se leva, il lui rappela qu'elle avait réussi à les aider, et qu'elle devait à présent reprendre sa route. La jeune fille soupçonnait aussi qu'il ne souhaitait pas qu'elle s'attache trop à Izel, puisqu'elle devrait retourner chez elle immédiatement après la fin de sa quête, à raison.

Un peu avant midi, le soleil était brûlant et l'ombre des arbres était la bienvenue. Elle prit place dans une pirogue avec un homme dont elle n'avait pas retenu le nom. Debout dans le fond de la barque, elle remercia Ziana et Chac de leur accueil amical et sincère. Tout le monde quitta le port après lui avoir souhaité une bonne chance pour la suite de son voyage. L'homme qui devait la conduire ressortit du bateau pour discuter à l'écart avec Necahual, le chef du village. Seul Izel resta debout sur le ponton, fixant le fleuve et la rive opposée. Il se tourna vers Naylazin, qui s'était assise sur un des petits bancs, et la rejoignit, s'installant face à elle.

- Tu n'es pas fâchée contre moi ?

- Pas du tout. Mais le problème, c'est que je vais revenir pour quelques jours à peine, avec de la chance, avant de rentrer chez moi.

- Je sais. Je t'apprécie vraiment beaucoup Nayla. J'aurais aimé que tu restes plus longtemps.

L'Entité se sentait un peu de trop dans cette discussion à laquelle il n'avait aucune raison de prendre part. Pourtant, il devait garder un œil sur sa protégée, car elle devait absolument partir.

Alors que les deux jeunes échangeaient des paroles attristées et empreintes de leur amour pur, le navigateur revint et chassa Izel d'un geste sec. L'Entité ne l'aurait pas avoué en face de quiconque, mais il était soulagé que Naylazin se mette enfin en route. Ils s'éloignèrent rapidement du rivage. Elle se retourna une fois pour voir la silhouette d'Izel debout sur le ponton, qui la regardait s'en aller. Durant tout le reste du trajet tumultueux sur les flots rapides, elle préféra porter son attention sur l'autre rive, et le dauphin rose qui vint quelques secondes nager à côté de la pirogue, comme si celui de la veille la remerciait de l'avoir libéré de l'emprise de son entité.

Ils arrivèrent sans encombre de l'autre côté du fleuve, au bout d'un long quart d'heure. Naylazin remercia l'homme de l'avoir accompagnée. Elle le regarda repartir en silence.

- A présent, il te reste une mission à accomplir, se permit de dire l'Entité alors que Naylazin restait immobile, fixant le bateau rétrécir au fur et à mesure.

- Tu as raison, allons-y.

Elle se retourna d'un geste brusque, qui fit s'envoler ses cheveux autour de son visage. Surpris, le perroquet qui arrivait au vol depuis le village, finalement très attaché à sa compagne humaine, s'emmêla les pattes entre deux mèches quand il voulut se poser sur son épaule. L'Entité ne put s'empêcher de rire lorsque Naylazin se débattit pour décrocher l'oiseau de ses cheveux.

- Vers où dois-je aller ? demanda-t-elle, l'air vexé, après s'être fait une queue de cheval.

Il lui indiqua la direction de la rivière qu'il avait repérée la veille, sachant bien qu'elle n'aurait droit à son agréable bain que le lendemain. Cela faisait un léger détour par rapport à leur destination, mais il lui devait bien ça. Et si tout fonctionnait bien à la fin, il lui devrait au moins ça.

- Tu ne te sens pas un peu coupable ? dit-elle après quelques minutes de silence, tandis qu'elle reprenait son rythme de marche habituel entre les grands arbres.

L'Entité ne comprit pas pourquoi elle lui demandait ça. Elle ne pouvait pas connaître ses réelles motivations et donc lui en vouloir de se servir plus ou moins d'elle. En plus, ce n'était pas seulement égoïste de sa part. On lui avait demandé de ramener Naylazin, alors il devait le faire.

- De quoi est-ce que tu parles ?

- Du fait que tu ne me dis toujours pas où je vais, ni pourquoi, et que tu ne veux pas détailler plus tes connaissances sur les autres continents.

- Oh ! On peut en parler si tu veux.

- C'est ce que je te demande, justement.

Ce serait mentir de dire qu'il n'était pas soulagé. A présent qu'elle approchait du but et qu'elle avait nécessairement un minimum mûri de son voyage, elle était sans doute prête à entendre qu'il n'avait pas idée de ce qui l'attendait réellement.

*

- Tu veux dire que tu m'amènes à l'autre bout de la forêt, que j'ai dû chasser des grenouilles et traverser un fleuve, pour qu'au final tu ne saches pas ce que je devrai faire une fois là-bas ? Mais tu as accompagné combien de mes ancêtres ?

- Des dizaines, peut-être même des centaines. Mais la question n'est pas là ! Si l'une d'entre elles avait abouti à quelque chose, tu ne serais pas là avec moi ! Et puis je sais ce qui va se passer, jusqu'à un certain point. Tu vas insérer le médaillon dans un rocher spécial, et après tu vas pouvoir entrer en communication avec une autre entité. Ce qu'il va se passer ensuite, je ne peux pas te le dire. Si c'est comme à chaque fois, deux minutes plus tard tu seras repartie avec moi sur le dos pour les trentes prochaines années au moins.

- Je ne voulais pas t'agacer, désolée. Je suis juste fatiguée de ne pas savoir où je vais. Mais à ce que je vois, tu n'en sais pas plus.

- Parlons d'autre chose, tu veux bien ?

- Avec plaisir. Raconte-moi plutôt l'histoire d'une de ces personnes que tu as suivies pendant plusieurs années sur l'autre continent.

L'Entité décida de se plier à sa volonté plutôt que d'envenimer encore la situation. Il rassembla ses souvenirs récents, de l'époque de la mère et la grand-mère de Naylazin, pour choisir de qui il pourrait lui parler.

- Il y a une centaine d'années, un homme du nom d'Athalric vécut une vie divisée entre la foi et la sagesse, et la cruauté. Dans sa jeunesse, et jusqu'à ce qu'il se convertisse à une religion bien précise, il était à la tête d'un territoire au sein duquel il faisait régner la terreur et se débarrassait de ses opposants par la violence. Ce comportement s'expliquait par le fardeau de malheurs qui pesait sur sa famille. Son grand-père avait une place très importante auprès du chef d'un territoire très vaste, qu'on appelle un roi. Quand il mourut, son fils le remplaça, mais il avait de son vivant beaucoup d'ennemis. Le plus puissant et fielleux d'entre eux organisa son assassinat un an après la naissance d'Athalric. Celui-ci ne put donc pas hériter du poste de son père, étant trop jeune, et l'homme qui avait tué son père prit sa place de force.

- Il a donc déversé toute sa rage sur son peuple, qui n'avait rien à voir avec toute cette histoire familiale.

- Exactement. Il mena aussi des guerres pour agrandir son territoire, jusqu'au jour où il décida de mener une vie meilleure et plus proche de son dieu. C'est pour ça que je te disais que croire en un dieu, parfois, pouvait apporter le bonheur et la prospérité. Il mourut âgé, et pendant la deuxième moitié de sa vie il aida ceux qui vivaient sur son territoire. Les hommes là-bas vivent dans les extrêmes, du bien comme du mal.

- Je préfère vivre ici, finalement.

- Tu as bien raison. J'espère qu'ils ne viendront jamais sur votre continent. Ils respectent peu la nature, j'ai bien peur qu'ils ne la détruisent s'ils découvrent la richesse de ces terres.

- Ma mission pourra nous protéger d'eux ?

- Je ne sais pas Nayla, je n'en sais sincèrement rien.

Elle resta silencieuse longtemps, perdue dans ses pensées, et l'Entité qui la suivait en fit de même, en surveillant de temps en temps qu'elle ne s'approchait pas d'un quelconque danger.

Elle semblait plus découragée qu'en colère contre lui. Heureusement, quand elle déciderait de bien vouloir lui parler, il aurait deux bonnes nouvelles à lui annoncer. Mais jusque-là, elle marchait, son perroquet tanguant sur son épaule, sans prononcer un seul mot. Elle s'arrêta quelques minutes plus tard pour manger un morceau, et offrit quelques miettes à l'oiseau qui avait essayé à plusieurs reprises de lui piquer un bout de son repas.

- On est de retour sur la partie du voyage la plus ennuyeuse, où rien ne se passe réellement. Quand arrivera-t-on ?

- Dans trois ou quatre jours à peine.

- C'est une bonne nouvelle. Ça va être largement plus agréable que jusqu'au village.

En effet, c'était la première bonne nouvelle. Elle reprenait ses mots sans y penser, et cela amusait l'Entité.

Ils passèrent l'après-midi à discuter. Il répondit du mieux qu'il pouvait à l'ensemble de ses questions, sur les conditions de vie des gens du monde entier, leurs habitudes, ce qu'ils mangeaient et leurs différentes religions. Elle lui demanda aussi si les entités protégeaient et aidaient d'autres peuples. Il lui expliqua que oui, mais que même en tant qu'entités, ils ne se connaissaient pas tous, et qu'ils avaient très peu de contacts entre eux. Chaque entité restait dans le cadre de sa communauté et du peuple qu'il guidait et protégeait.

Le soir, elle se coucha tôt pour reprendre la route au lever du soleil. Lui partit retrouver la rivière à laquelle il voulait amener Naylazin, qui se trouvait non loin, à une heure ou deux de marche. Il resta longtemps au même endroit, fixant les étoiles qui se reflétaient sur l'eau claire. Depuis que Naylazin avait quitté le village, une hâte et une excitation particulières l'envahissaient à l'idée d'enfin arriver.

Enfin, il allait peut-être y accéder. Peut-être lui accorderait-il. Il gardait espoir. Mais tous les trente ans, c'était la même chose.

*

- S'il y a une chose que tu dois savoir, et je pense que tu l'as compris, c'est que la magie est bien plus complexe que de simples mélanges de plantes. Le Boto par exemple est un simple dauphin utilisé par une entité, qui veut vivre une nuit de bonheur parmi les humains. Mais les créatures magiques ont une toute autre histoire, qui est bien plus intéressante que ce que l'on pense au départ.

- Oui, tu avais commencé à m'en parler il y a quelques jours, je me souviens.

- Le Mapinguari est un homme qui, par cupidité, a renoncé à son humanité. Il se retrouve dans la solitude et la tristesse la plus totale, incapable d'en finir avec sa propre vie. Tu avais bien remarqué que ce conte a une signification bien plus profonde que l'interprétation que les enfants en font.

- En plus d'être une créature réelle.

- Oui, mais tu n'as pas à t'inquiéter. Il s'est éloigné lui-même de la civilisation pour ne pas perdre l'entièreté de sa dignité. Que penses-tu du Curupira ?

- Je ne sais pas. C'est un enfant curieux et joueur, qui protège la nature en s'en prenant aux chasseurs qui ne la respectent pas.

- Mis à part ce dernier point, ne te fait-il pas penser à quelqu'un ?

- A moi ? Plus ou moins, si tu veux. Il n'empêche que c'est un enfant capable de se détourner de la cause qu'il défend pour jouer avec une pelote de laine.

L'Entité était prêt à répliquer qu'elle n'avait pas bien saisi le message qu'il avait voulu lui faire passer, et qu'il n'y avait rien de critique ou de désagréable, quand Naylazin se figea, pour, une seconde plus tard, sauter sur une large branche basse. Il ne remarqua qu'à cet instant deux yeux brillants au milieu d'un buisson.

- Ne t'en mêle pas, cracha Naylazin à son intention.

Son soudain changement de comportement et de ton blessa l'Entité, qui croyait que leurs différents étaient oubliés. Il se tut, mais garda un œil sur elle, par nécessité, car il avait besoin d'elle.

Naylazin avait agrippé fermement son couteau, et fixa l'animal qui s'avançait à pas de velours vers elle. Elle voyait rarement des jaguars, mais il semblait que, dans cette forêt, ils en avaient après elle. C'était de nouveau une femelle, remarqua l'Entité. Naylazin jeta un regard derrière elle, et vit avec horreur qu'elle se trouvait, par mégarde, exactement entre la mère et les petits. Ils étaient trois à l'observer, n'ayant probablement jamais vu d'être humain avant elle.

Elle agit rapidement, grimpant plus haut dans l'arbre, espérant que le jaguar décide simplement de s'en aller. Le félin tourna longtemps autour du tronc, vérifiant qu'aucun mal n'avait été fait à ses petits. Au bout d'un temps qui parut interminable à la jeune fille perchée, elle la vit s'éloigner dans la direction opposée de la sienne, les trois boules de poils trottinant derrière leur mère. Naylazin relâcha enfin ses muscles, s'allongeant sur la branche où elle était encore.

Après qu'elle soit descendue, qu'elle ait bu de grandes gorgées à sa gourde, et mangé deux fruits pour se remettre de ses émotions - tout ça sans prononcer un mot vers l'Entité, elle se remit en route.

- Merci de m'avoir laissée faire, consentit-elle à dire alors qu'il se demandait encore si c'était à lui d'engager la discussion ou si elle allait le faire elle-même.

- J'ai bien retenu la leçon, rétorqua-t-il.

- J'ai eu peur, je suis désolée d'avoir été aussi dure.

- Ne t'excuse pas, je comprends tout à fait ta réaction.

Non, pas vraiment finalement. Il trouvait son comportement exagéré, mais ce n'était pas le moment d'envenimer encore plus leur relation. Elle pourrait finir par refuser de mener à bien sa quête, et cela remettrait tout en cause. Il se contenta d'une simple pique, car il ne pouvait pas non plus laisser tout passer sans répliquer.

- Disons que tu es à la fois responsable et terriblement ennuyeuse. Sans vouloir te vexer, ajouta-t-il pour détendre l'atmosphère.

- Tu n'avais pas une surprise pour moi ? continua-t-elle sans réagir.

En plus, elle en rajoutait. Finalement, il n'avait plus envie de l'amener à cette fameuse rivière. Mais il lui avait promis quelque chose au petit matin, et il ne pouvait pas revenir sur ce qu'il avait dit.

Il y arrivèrent quelques minutes plus tard, et, comme prévu, Naylazin fut absolument ravie. Il lui accorda le temps d'un bain avant qu'elle ne reprenne son chemin, et il lui demanda de l'appeler quand elle aurait fini. Il profita de ces instants qu'il passa seul au bord de la même rivière, mais plus en amont, pour se calmer et ranger son amertume dans un coin de son esprit.

*

Le lendemain, Naylazin demanda de nouveau pardon pour son comportement, ayant bien compris à la froideur de l'Entité durant la soirée qu'il lui en voulait réellement, après tout ce qu'il avait fait pour elle. Elle exigea aussi que leurs pardons soient respectifs, et accorda le sien pour sa protection radicale face au premier jaguar et ses piques constantes liées à Izel pendant les quatre jours passés au village. Il accepta cette remise à zéro des rancunes avec plaisir. C'était toujours mieux de voyager avec quelqu'un que l'on appréciait plutôt que dans la mésentente.

Il restait un jour et demi de marche. En gardant son rythme, Naylazin arriverait le lendemain midi.

Le ciel s'était couvert. La jeune fille avait enfilé un vêtement de plus, car le vent, lui avait-elle dit, était frais pour un début d'été. Lorsqu'elle s'arrêta pour déjeuner, le vent s'était tari et la chaleur était revenue, en plus de l'humidité habituelle. L'été était vraiment à la fois une période de prospérité et une période de grande chaleur, où même les nuits étaient trop chaudes pour bien dormir. Quand elle repartit, c'est elle qui commença une discussion, à laquelle l'Entité n'aurait jamais pensé avoir à faire face.

- J'y ai déjà pensé plusieurs fois, mais j'oublie tout le temps de t'en parler. Tu sais, pour moi tu es l'Entité. Je veux dire, tu es... l'Entité, spéciale, parmi les autres. Mais tu n'aurais pas un nom ?

- Un nom ? Pourquoi aurais-je besoin d'un nom ? demanda-t-il d'un ton soudainement irrité.

- Tous les humains ont un nom. Et même les animaux, la plupart du temps. Je n'en ai pas donné à cet idiot de perroquet, mais il sait que ça n'empêche pas que je l'aime.

- Eh bien ? Je ne suis ni un homme, ni un oiseau, je n'ai pas besoin de nom.

- Si tu le dis. Mais après avoir passé des centaines d'années auprès des hommes, j'aurais juré que tu avais un nom.

Ce n'était pas qu'il ne s'était jamais posé la question, mais il avait toujours conclu que c'était inutile pour lui d'avoir un nom.

- Toutes ces personnes que tu as guidées, au final, elles t'ont toujours considéré comme une entité comme les autres, si je comprends bien, reprit-t-elle. Pourtant tu as dû faire beaucoup pour elles, comme pour moi.

Il ne lui répondit toujours pas. D'un côté, Naylazin n'avait pas tort. Tout ce qu'il avait pu faire, personne ne s'en souviendrait réellement. On ne pourrait pas dire que, lui, avait aidé tant des jeunes filles et les avait souvent sauvées. Un nom s'effaçait plus lentement qu'une action anonyme.

- C'est dommage, ajouta-t-elle alors qu'il venait de se décider à parler. Tu fais tant pour une cause que tu ne connais pas vraiment, tu protèges celles qui doivent réaliser cette mission, et tu n'attends rien en récompense. Je trouve ça noble, et méritant d'au moins un nom.

Malheureusement, c'était sur ce point qu'elle se trompait toujours, quelle que soit la réflexion qui la menait à cette fin. Il n'était pas désintéressé, loin de là. L'Entité, à l'entente des mots de Naylazin, sentit une honte et une aigreur dirigée sur lui-même l'envahir. Il avait la sensation d'abuser de sa confiance, alors qu'elle le soutenait et croyait ses motivations justes et altruistes.

En même temps grondait au fond de lui cette colère qui ne le quittait plus depuis plusieurs décennies. Une colère contre toutes celles qui n'avaient pas été capables de comprendre sa position. Une colère contre celui qui le gardait enchaîné à lui par nécessité, et par un discours qui ne changeait jamais. Lui avait la capacité de sauver le monde lorsqu'il le faudrait, et la petite entité qu'il était devait lui amener quelqu'un pour accomplir cette quête le moment venu. On l'assurait depuis toujours de son importance, mais le jour j n'était jamais le bon. Mais l'Entité se sentait obligé de continuer.

Et une colère particulière, soudainement, contre Naylazin, qu'il croyait différente. Personne ne lui avait jamais demandé son nom. Il avait d'abord cru qu'il pourrait se confier, qu'il pourrait avoir une personne de son côté. Mais la suite de ses paroles avait brisé le charme. Elle non plus ne voyait pas qui il était vraiment.

*

Il resta silencieux jusqu'au lendemain matin, où il indiqua simplement à la jeune fille qu'elle arriverait dans quelques heures à peine, sans doute avant que le soleil n'ait fait la moitié de sa course. Naylazin semblait avoir compris que leur dernière altercation l'avait particulièrement touché, car elle ne tenta pas d'engager une nouvelle conversation. Du moins pas avant qu'elle ne sorte du couvert des arbres et pénètre dans la clairière où se déroulerait la fin de sa quête.

Il faisait aussi chaud et humide que la veille, et l'atmosphère qui régnait sous les nuages bas était loin d'être accueillante. Au centre de la clairière se dressaient une dizaine de rochers de tailles et de formes différentes. Le plus impressionnant se trouvait au centre, il avait la taille d'une grande maison et s'étendait sur une vingtaine de mètres. Naylazin sortit le médaillon de sous son haut pour l'observer. La construction rectangulaire qui était dessinée sur une des faces correspondait tout à fait à ce qu'elle avait devant elle.

Elle s'en approcha sans un mot. Elle se sentait toute petite face à cet immense rocher. Celui-ci ne semblait pas être à sa place, car les alentours n'étaient pas du tout vallonnés, et il n'avait aucune raison d'avoir un jour atterri ici. L'Entité lui-même ne savait pas si tous ces rochers avaient été déplacés pour faire de la clairière un lieu unique ou s'il y avait une cause naturelle à leur présence. Il indiqua à la jeune fille le creux dans le rocher où elle devait insérer le médaillon, et la laissa choisir le moment opportun pour passer à l'étape supérieure.

- Il est temps.

Ce furent les mots qui clôturèrent ses quelques paroles. Il ne prit pas la peine de lui expliquer qu'elle perdrait la communication directe avec lui dès qu'elle enlèverait le médaillon. De toute façon, il n'avait qu'une hâte, que tout ça se termine. C'était peut-être enfin le bon moment ? Il se posait tout le temps la question, comme si ses anciennes déceptions ne lui avaient pas assez fait comprendre qu'il n'avait plus à avoir d'espoir. L'Entité n'indiqua pas non plus à Naylazin à qui elle allait faire face, ni le fait qu'il ne pourrait savoir que ce qu'elle dirait elle, et pas ce que lui répondrait l'entité avec laquelle elle allait entrer en communication. Avec un peu de chance, il n'aurait pas à s'excuser de ne pas l'avoir prévenue.

Tel une clé qui ouvrirait un grand portail, le médaillon fut ce qui déclencha la séparation de deux pans de pierre, face à la jeune fille. La terre trembla sous ses pieds et elle dut s'accroupir et poser une main au sol pour ne pas chuter.

- C'est normal ? Tu es toujours là ?

Bien sûr, il ne pouvait plus lui répondre directement, à moins de gaspiller une grande partie de son énergie. Il déculpabilisa en se disant que l'autre avait probablement répondu à sa place. Il en eut la confirmation quelques secondes plus tard quand Naylazin posa une nouvelle question. Elle s'était relevée et faisait à présent face à l'espace au centre du rocher, d'où s'échappait une lumière éclatante.

- On m'a amenée ici pour que j'accomplisse une mission. Que dois-je faire ?

Comme tous les trente ans, l'Entité n'avait droit qu'à une partie de la discussion. Il savait qu'après viendrait son tour, mais il restait persuadé que plus la discussion entre les deux autres durait, plus il avait de chances que cela se passe bien pour lui. Alors il prit son mal en patience.

- Que voulez-vous dire par là ? J'aurais fait tout ce chemin pour rien ? reprit Naylazin après une longue écoute.

Ça, c'était moins bien pour lui. Ce n'était certainement pas une bonne nouvelle.

- Vous avez raison, sourit-elle. Mais j'espère que vous comprenez ma déception. Je ne m'attendais pas à cette fin pour ce voyage. Je croyais que ma quête avait une grande importance.

"Elle l'a" lui avait-il sans doute répondu, comme à chaque fois. Il disait la même chose à chaque jeune fille qu'il amenait jusqu'ici. Pourtant, lui-même n'avait jamais eu la preuve que leur mission était nécessaire.

- Oui, je comprends.

Il la regarda s'incliner devant la lumière vive et reculer jusqu'à un autre rocher pour s'y asseoir. Elle sortit de son sac à dos le petit sachet de graines qu'elle avait rempli au village, et entreprit de nourrir et calmer le perroquet, terrifié par la situation. L'Entité comprit que c'était à son tour.

- Bonjour. Merci de m'avoir amené Naylazin, fit une voix grave venant de l'immense rocher. Mais comme tu t'en doutes...

- Ce n'est pas encore le bon moment, oui, j'ai cru comprendre, le coupa-t-il.

La lumière prit une forme plus précise face à lui, que lui seul était capable de voir. Son interlocuteur avait à présent l'allure d'un homme assez grand, mais fait d'un éclat pur. Peut-être se montrait-il ainsi aux humains, mais l'Entité en doutait. Il le faisait même rarement face à lui.

- Je te promets qu'un jour ce moment arrivera.

- Tu me dis la même chose à chaque fois, marmonna-t-il. Un jour je vais sans doute en avoir marre et ne plus revenir, tu en es conscient j'espère ?

- Oui bien sûr, répondit-il comme si c'était une évidence, avec ce ton complaisant qui l'agaçait.

- Tu lui as accordé son vœu ?

- Non, pas encore. Je veux établir un léger changement. Quand tu reviendras, c'est ainsi que cela se passera aussi. Je m'entretiendrai personnellement avec vous deux, puis, pour le vœu, j'apparaitrai à tous les deux et vous mettrai en relation pour que vous puissiez communiquer.

- Quelle nouveauté ! Merci !

- Alors je vais faire ça maintenant, répondit-il sans relever le ton sarcastique de l'Entité.

Après quelques minutes, l'Entité puisa dans son énergie pour se donner un corps plus ou moins précis. Il apparut face à Naylazin sous la forme d'un homme d'âge moyen, à l'aspect plutôt vaporeux. Il sentit ensuite que son énergie était soutenue par celle de l'autre, et qu'il était enfin de nouveau en contact avec Naylazin.

- Alors c'est à cela que tu ressembles ? demanda-t-elle en descendant de son rocher pour s'approcher de lui.

- Je peux prendre n'importe quelle forme, mais je suis habitué à celle-ci, dit-il en souriant doucement.

- Tu n'aurais pas pu te montrer plus tôt ?

Son ton n'était ni vexé ni moqueur, comme elle avait pu l'être ces derniers jours. Il retrouvait la jeune fille curieuse qu'il avait appréciée dès le premier jour, et cela lui remontait un peu le moral.

- J'aurais pu, mais j'aurais utilisé trop d'énergie. L'entité avec laquelle tu as discuté fait partie de celles qui vivent dans une dimension parallèle car elles sont trop puissantes. Il m'aide à me maintenir ainsi et à communiquer avec toi sans que tu portes le médaillon.

- C'est gentil... je crois.

- Oui, on peut dire ça comme ça.

Il s'appuya contre un des rochers et attendit quelques secondes que l'autre les rejoigne. Quand la silhouette lumineuse se découpa à une demi-douzaine de mètres d'eux, il ne put cacher sa surprise de le voir se présenter ainsi à Naylazin. L'autre s'approcha d'elle et il se retint de faire un geste vers eux pour les écarter un peu, car il savait que la magie pouvait être dangereuse, en particulier celle d'une entité si puissante. Mais il ne voulait pas paraître tendu ou menaçant, alors il garda une attitude et un visage aussi neutres que possible.

- Naylazin, commença l'autre de sa voix grave. Tu n'es pas venue ici pour rien. Il est en mon pouvoir de te récompenser pour ton voyage et ta persévérance. Je peux t'accorder ton vœu le plus cher.

- Mon vœu... Mais je n'ai rien fait qui mériterait une si grande faveur. Et puis, il me faudrait réfléchir longtemps pour trouver ce que je veux plus que tout.

- Bien sûr que tu le mérites, rétorqua immédiatement son vis-à-vis. J'ai même une idée précise de ce que tu désires.

Elle resta silencieuse, et l'Entité remarqua son geste de réflexion habituel : elle faisait tourner sa bague au bout de ses doigts. Il réalisa au même instant qu'à l'inverse de lui, elle ne pouvait regarder directement l'autre entité. Les sensations physiques étaient vraiment différentes entre les entités et les être humains. Ces derniers étaient bien plus sensibles. Tout devait avoir un éclat détaillé.

- L'une de mes plus grandes capacités est de voir le cœur des hommes et connaître leurs plus grands rêves, dit l'autre en coupant les réflexions de son pair. Je peux t'accorder le tien.

- De quoi est-il question ?

- Laisse-moi faire, je t'expliquerai ensuite.

Naylazin recula d'un pas, hésitante, alors que la lumière avançait vers elle.

- Il ne s'est jamais trompé, intervint l'Entité en sentant que sa protégée était particulièrement anxieuse.

Elle tourna la tête vers lui et arrêta de reculer lorsqu'elle croisa son regard. La lumière l'entoura ensuite, et lui ne put que rester en alerte pour intervenir, peut-être, si quelque chose ne se passait pas bien. Plusieurs secondes plus tard, qui lui parurent interminables, la lumière se dissipa et Naylazin rouvrit les yeux.

- Ton vœu est exaucé, fit la voix grave qui n'avait à présent plus de représentation physique. Tu vas pouvoir rentrer chez toi le jour du mariage de ta sœur et de son ami Zolin. Puis, même si cela remet un peu en cause la quête de ta future fille aînée, tu pourras retourner auprès d'Izel. Cela permettra aussi à ce village de s'ouvrir aux autres. Bien sûr, tu ne seras pas enfermée là-bas et tu pourras retourner voir ta famille quand tu le souhaiteras.

Naylazin inspira profondément. Un grand sourire apparut sur ses lèvres.

- Comment puis-je vous remercier ?

- En donnant le médaillon à ta première fille lorsqu'elle aura atteint ses seize ans, c'est tout ce que je te demande.

Naylazin récupéra le dit médaillon quelques minutes plus tard, et regarda avec admiration les deux pans de roche se refermer, emprisonnant en son centre la porte qui permettait à la puissante entité d'accéder au monde réel. Elle repassa l'objet à son cou, indiqua d'un geste au perroquet de s'accrocher à son épaule, puis tourna le dos aux rochers pour retourner sur ses pas en direction du fleuve.

*

Naylazin eut le bonheur de rentrer chez elle après deux semaines de marche. Elle arriva la veille de la seconde date décidée pour le mariage de sa sœur. La première fois, une semaine plus tôt, Tlalli n'avait pas voulu car son seul souhait était d'avoir sa grande sœur à ses côtés. En plus, à présent la cérémonie tombait un jour de nouvelle lune, ce qui ne pouvait qu'annoncer une bonne étoile pour les deux amoureux. Le lendemain, comme c'était la tradition, Tlalli passa une dernière journée avec sa famille, avant d'emménager chez Zolin. Naylazin la prit à part quelques heures pour lui conter son voyage. Elle lui parla entre autres d'Izel et de son désir de retourner là-bas. A sa grande surprise, Tlalli approuva immédiatement l'idée de sa sœur, tant qu'elles pourraient se voir de temps en temps. Elles en discutèrent même avec leurs parents, qui acceptèrent qu'elle reparte avec une certaine réticence, mais qui ne souhaitaient que son bonheur. Naylazin n'eut droit à aucune remontrance pour être partie, car chacun avait plus ou moins connaissance de cette quête héréditaire. Durant une semaine elle se familiarisa de nouveau avec son environnement, et eut aussi l'occasion de parler plus précisément avec sa mère à propos de l'Entité et de leur quête familiale. Elle consulta aussi l'Entité pour savoir si elle pouvait le présenter à Tlalli, ce qu'il lui autorisa après mûre réflexion.

Après une semaine de plus, Naylazin se confia à l'Entité sur son impatience et son envie de voyage et de découvertes. Elle s'ennuyait au village. Elle s'ennuyait de l'aventure comme d'Izel, et n'avait qu'une idée en tête : repartir. Deux jours s'écoulèrent où elle prit le temps de saluer tout le monde et de préparer ses affaires, puis elle quitta le village, accompagnée de son perroquet et d'un de leurs guerriers. Pour Naylazin, il était temps de sortir le village fluvial de son isolement et de commencer un échange des cultures et des techniques avec eux.

Le voyage fut agréable bien que marqué par la chaleur et l'humidité. La jeune fille et son compagnon de route furent accueillis à bras ouverts par le chef Necahual et l'ensemble des habitants. Celui-ci les invita pour dîner, durant lequel ils purent expliquer leur démarche, pour quelles raisons Naylazin revenait accompagnée. Puis, Necahual accorda au guerrier la cabane où Naylazin avait déjà séjourné, tandis qu'elle-même fut accueillie par la famille de son amie Ziana. Le lendemain, Naylazin put passer la journée avec Izel, qu'elle suivit même lorsqu'il lui proposa de l'accompagner pêcher.

En un mois d'été, Naylazin s'accommoda aux habitudes du village, légèrement différentes de chez elle. Ayant compris que l'Entité était plutôt de mauvaise humeur, elle discuta souvent et longuement avec lui. Ce qui lui fit plaisir, c'était que la jeune fille avait toujours cette curiosité et cette soif d'apprendre. Ils partirent plusieurs fois pendant quelques jours pour découvrir les alentours. Naylazin était ravie d'enfin pouvoir faire ce qu'elle voulait, sans oublier bien sûr ses obligations pour le village. Elle et Izel parlèrent à coeur ouvert, et décidèrent, après quelques semaines de plus, qu'ils voulaient passer le reste de leur vie ensemble. L'Entité, malgré son ressentiment après une nouvelle quête qui n'aboutissait à rien, finit par se dire qu'il était chanceux de pouvoir passer vingt à trente ans de plus avec une jeune fille si agréable, et qu'il pouvait bien profiter en attendant la prochaine fois, où il devrait guider la fille de Naylazin.

On célébra la cérémonie maritale à la fin de l'été, quand Tlalli les parents de Naylazin purent se déplacer, ayant laissé les deux jumeaux aux bons soins de Zolin.

Ils eurent trois enfants, deux garçons jumeaux, à croire que c'était dans les gènes de la famille, et une petite fille quatre ans plus tard. Un soir où la benjamine avait déjà dix ans, Naylazin réunit toute la famille d'Izel et les accueillit chez elle. Ils passèrent la soirée autour du feu, juste devant l'habitation, et la jeune femme se lança dans le récit d'un nouveau conte.

- Il était une fois une jeune fille qui rêvait de voyage et d'aventure. Elle fit la rencontre d'une créature magique, qui lui promit de lui montrer et lui raconter tout ce qu'il savait à propos du monde. Elle apprit tant de choses qu'elle ne put jamais se lasser des discussions passionnantes qu'ils avaient presque tous les jours. Il lui expliqua qu'il vivait depuis la nuit des temps et était attaché depuis autant de temps à une mission qu'il devait répéter tous les trente ans. Il n'avait qu'une hâte, être enfin débarrassé de ce fardeau. Je ne pourrai pas vous dire si ce moment est arrivé ou non, car je ne connais pas la fin de son histoire. Il vit encore aujourd'hui et vivra encore quand nous ne serons plus que poussière. Voyez, les enfants, comme il faut être courageux pour vivre. Voyez à quel point nous devons profiter des années qui nous sont offertes tant que nous le pouvons, et que nous ne devons pas abandonner nos rêves. Un jour, ce que nous attendons arrivera. Et aujourd'hui, je vous demande de vous souvenir de ce nom : Athalric. Il appartenait autrefois à un homme qui n'a pas fait seulement le bien autour de lui. Mais aujourd'hui, c'est à l'ami de cette petite fille qu'il appartient, et je sais que ce nom sera plus tard la traduction exacte du courage, de la toute-puissance, de la fierté, de la force et de la sincérité.

Le perroquet, toujours aux côtés de sa maîtresse, émit un cri comme pour clôturer l'histoire. Izel prit la main de sa femme et ils échangèrent un regard plein de complicité et d'amour. Naylazin se détourna ensuite pour fixer la voûte céleste au-dessus du village, comme si elle cherchait dans le ciel la preuve de la présence du fameux Athalric.

Ce soir-là, celui-ci ressentit une émotion indescriptible. Naylazin lui avait prouvé de nombreuses fois que tout s'arrangerait tant qu'on y croyait. Et, pour elle, Athalric ne pouvait que continuer à s'accrocher à ses espérances.

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