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Izel proposa à Naylazin de la raccompagner dans sa cabane après qu'elle ait discuté et été présentée à tous. Elle accepta avec une fougue particulière, s'attirant une remarque moqueuse de l'Entité.
- Quelque chose me dit que tu ne vas pas être ravie de repartir, ajouta celui-ci.
Elle préféra oublier ses paroles plutôt que d'y réfléchir et de ne pas profiter de l'instant présent. Izel et elle s'installèrent à côté de l'entrée et restèrent silencieux quelques minutes. Mais il s'agissait d'un silence plus reposant qu'embarrassant.
- Alors ? En quoi consiste ta quête, pour que tout le monde accepte que tu voyages seule pendant des semaines ?
Elle ne répondit pas tout de suite, car elle ne savait pas vraiment quoi lui dire. En plus, elle était partie en ne prévenant que sa sœur, elle n'aurait donc jamais dit que ses parents et les habitants de son village l'avaient encouragée à accomplir sa quête. Il esquissa un sourire gêné et passa sa main dans sa nuque d'un geste machinal.
- Excuse-moi. Je ne voulais pas être indiscret, après tout ça ne me concerne pas.
- Oh ! non, ce n'est pas ça ! Simplement, je ne sais pas vraiment ni où je vais, ni pourquoi. Je suis les indications et... je verrai ce qu'il y a au bout.
Izel posa un regard dubitatif sur elle. Il avait déjà entendu parler de cette mission héréditaire, où les jeunes filles passaient obligatoirement par son village pour continuer leur route. Mais il réalisa soudainement qu'accepter de partir de chez soi pour un voyage vers l'inconnu demandait soit beaucoup de naïveté, soit beaucoup de confiance.
- Je ne veux pas m'imposer ou quoi que ce soit, Naylazin, entre autres parce qu'on ne se connait que depuis quelques heures. Mais j'aimerais bien te faire part de ce que je pense.
- Tout avis est bon à prendre non ?
- Donc celui qui te guide t'a donné des indications, il t'a demandé de lui accorder une confiance aveugle, et pourtant - je suppose que tu lui as posé des questions, il ne t'a jamais dit exactement ce que tu devrais faire une fois sur place ? Je ne veux pas t'effrayer, ou t'agacer, mais je me méfierais à ta place.
- Je comprends ce que tu dis.
Naylazin commença sa réponse immédiatement, mais marqua une pause pour réfléchir aux mots exacts qu'elle voulait employer.
- Il m'a beaucoup appris sur le monde qui nous entoure. Des choses que je n'aurais jamais imaginées. Des choses auxquelles je rêvais et qui sont en fait réelles. Des choses qui donnent un sens à la plupart des événements et même des mythes. Je ne suis pas non plus totalement ignorante de ce que je vais rencontrer à la fin de mon voyage. Alors je ne m'inquiète pas, et oui, je lui fais confiance.
- Dis-lui qu'il n'a simplement pas posé assez de questions aux autres sur ce sujet, se permit de dire l'Entité, alors que le jeune homme réfléchissait. Izel, comme les autres habitants, est censé connaître les choses qui relèvent de la magie, des autres continents, ce genre-là. En revanche, seuls les chamans nous connaissent nous, les entités.
- Izel ?
L'interpellé tourna de nouveau ses yeux vers elle. La jeune fille lui exposa ce que l'Entité venait de lui annoncer, mais il ne fit aucune remarque particulière. Par contre, son regard perdit un peu de son éclat et son visage s'assombrit. Il semblait soudainement préoccupé, comme si la nouvelle ravivait le souvenir d'une dispute, d'un quiproquo. Il s'excusa quelques minutes plus tard et quitta le couvert de la petite cabane.
Naylazin resta longtemps dans la pénombre, fixant d'un regard perdu les lianes qui servaient de porte, doucement secouées par le vent à l'extérieur. Elle faisait tourner sa bague autour de son doigt, comme plongée dans une grande réflexion. L'Entité préféra ne rien dire, et la laisser seule avec ses pensées. Il s'installa dans un coin de la pièce et laissa lui aussi ses pensées s'échapper.
En fait, la jeune fille n'était ni déçue par le comportement soudain d'Izel, ni perturbée par les sentiments pour lui qu'elle sentait naître en elle. Elle se relaxait enfin. Mais elle ne le réalisait pas vraiment, car jamais durant le voyage une peur ou une sensation de solitude ne s'était emparée d'elle. Du moins consciemment. La compagnie de l'Entité était réelle et agréable, mais, comme toute personne, elle avait besoin d'être en contact avec les autres, et d'entretenir des liens affectifs avec eux. L'absence de sa sœur, de ses parents, et même des jumeaux, commençait à se faire ressentir.
Quand elle se leva pour organiser un peu le lieu, et mieux déballer ses affaires que la veille, l'Entité se permit enfin de discuter avec elle.
- Comment te sens-tu ?
- Fatiguée, répondit-elle immédiatement avec un sourire qui fit plaisir à son interlocuteur, qui craignait qu'elle ne soit froide avec lui.
- Je suppose que tu te remets progressivement de tes émotions. Et il n'y a aucun sous-entendu, ajouta-t-il en voyant qu'elle allait répliquer. Je ne parle pas d'Izel, mais des treize jours de marche qui t'ont menée ici.
- Oui, tu dois avoir raison.
Elle s'allongea sur sa couchette et tourna son regard vers l'endroit d'où la voix venait.
- Tu veux bien me dire maintenant ce que je vais devoir faire ?
*
L'Entité avait enfin daigné lui indiquer ce que les villageois allaient sans aucun doute lui demander. Naylazin ne se sentait pas forcément prête pour ce genre de mission, puisqu'elle ne se considérait pas plus expérimentée qu'un guerrier. Pourtant, selon lui, elle était la seule personne à pouvoir les aider. Il est vrai que son expérience en termes de chasse et d'identification des plantes était assez remarquable, car elle s'y était toujours intéressée, mais elle était loin de posséder l'entièreté de ces compétences.
Le matin suivant, le ciel était toujours couvert mais il ne pleuvait plus. Tout le monde en fut ravi : la pluie aurait dû durer plus longtemps alors cela promettait une soirée douce et chaude pour le solstice, le surlendemain. Une jeune fille d'à peu près son âge vint voir Naylazin en lui indiquant qu'elle était chargée de lui faire visiter le village, puis de l'amener à la cabane du chef pour qu'elle prenne connaissance des conditions de son passage sur l'autre rive du fleuve.
- Tu es passée voir tout le monde hier, et après on t'a laissée te reposer. Tu sais donc déjà que nous sommes une dizaine de familles. Comme chez toi, nous avons des guerriers, un chaman, et les autres s'occupent des champs et de l'eau. Certains guerriers sont plus formés à la pêche qu'à la chasse, tu t'en doutes.
- Nous, nous sommes trop loin du fleuve pour pêcher, répondit-elle. Parfois nous attrapons des petits poissons dans les rivières, mais c'est très rare.
- On ne vit pas du tout dans le même environnement, alors on a forcément des manières différentes de s'organiser et de se nourrir. Je vais te montrer le village, et les champs, et le fleuve. Ensuite je te laisserai avec les autres. Je ne me suis pas présentée, excuse-moi, elle ne laissa pas à Naylazin le temps de répondre. Je m'appelle Ziana. Je viens d'avoir dix-huit ans.
- Naylazin, se présenta-t-elle à son tour, sachant pertinemment qu'elle le savait déjà, mais c'était par principe.
- Pardon, je parle beaucoup, mais on a rarement des visiteurs alors...
- Ne t'inquiète pas ! Après deux semaines de voyage, ça fait du bien d'avoir de la compagnie. J'ai hâte que tu me montres tout ça !
Ziana lui adressa un sourire à la fois gêné et soulagé, puis la précéda entre les habitations pour la guider.
De la visite faite par sa nouvelle amie, elle retint surtout tout ce qui concernait le port et le fleuve en lui-même. Ici, le cours d'eau était plus étroit qu'en amont - donc plus rapide à traverser. Par conséquent, les flots y étaient aussi plus tumultueux, et la construction d'un pont comme ceux des rivières que Naylazin connaissait était irréalisable.
Trois pontons s'avançaient à quelques mètres du rivage, leurs planches solidement retenues par les gros troncs qui servaient de piliers. Quelques pirogues amarrées faisaient clapoter l'eau et heurtaient avec un bruit sourd et régulier le bois du quai. L'endroit avait une atmosphère plutôt reposante, loin des activités principales du village.
Ziana lui fit aussi faire le tour des plantations, où elle reconnut la plupart des plantes. Elles aidèrent avec plaisir à garnir la mangeoire des lamas avec de l'herbe séchée, puis celle des volailles avec du grain. Naylazin avait déjà entendu parler de ces élevages, mais les habitants de son village n'en avaient jamais mis en place. Ils chassaient ces oiseaux à l'état sauvage. C'était donc la première fois qu'elle voyait autant de bêtes à plumes réunies, mais finalement, cela n'avait rien de très impressionnant. La jeune fille profita de leur arrêt pour piquer quelques graines qu'elle donnerait à son perroquet dès qu'elle le reverrait. Il était parti dans la jungle tôt dans la matinée. Elle le voyait rarement ces derniers jours.
Elles discutèrent longtemps, des différences de vie entre leurs deux villages et de leurs familles respectives. L'Entité surveilla sa protégée durant ces quelques heures, mais n'intervint pas. Il voulait que Naylazin profite au mieux de ces instants de tranquillité et de repos. Enfin, avant que le soleil n'atteigne son point culminant, Ziana la raccompagna en direction de la cabane du chef.
Necahual avait le visage très ridé et se remarquait par sa petite taille, il restait pourtant vif et jovial. Le chef accueilla Naylazin, comme la veille, avec un grand sourire et un respect particulier. Comme tous ceux réunis ce midi-là, il connaissait l'importance de sa quête, bien plus qu'elle-même d'ailleurs, et ne se permettrait jamais de la malmener. Trois guerriers étaient assis à sa droite, et à sa gauche, une femme avec deux jeunes garçons lui fit un signe de tête amical. Elle était sans doute la fille de Necahual.
- J'espère que Ziana a été courtoise et hospitalière, commença le vieil homme.
- Bien sûr ! J'ai passé un excellent moment avec elle ce matin. Je vous remercie aussi de m'avoir accordé une journée de repos, hier.
- C'était le minimum que nous puissions faire, Naylazin.
Il lui indiqua un rondin de bois pour qu'elle s'assoie, puis planta son regard soudain pétillant dans celui de son invitée.
- Alors, que nous vaut ta visite ?
Elle le regarda d'abord sans comprendre. Izel et Ziana lui avaient posé des questions par rapport à sa mission, et les différentes familles qu'elle avait rencontrées la veille en avaient aussi parfois discuté.
- Necahual aime faire les choses assez classiquement, murmura l'Entité à son oreille.
Elle faillit sursauter. Avec toutes ces péripéties, elle en avait oublié sa présence. Comme pour la lui rappeler, le médaillon qu'elle portait sous ses vêtements répandit au même moment une tiédeur singulière. Ayant saisi ce qu'il lui avait dit, elle passa ses yeux sur chacun, puis les posa de nouveau sur la silhouette du chef et inspira profondément.
- Je viens solliciter votre aide pour traverser le fleuve, car la poursuite de ma quête se fait sur l'autre rive.
- Je vois... Nous te conduirons avec grand plaisir de l'autre côté. Nous avons malgré tout un service à te demander avant d'accéder à ta demande. Si tout se passe bien, tu pourras repartir le lendemain du solstice.
- Si je peux accomplir quelque chose pour vous aider, je me ferai un devoir de m'y consacrer. C'est la moindre des choses pour vous remercier.
- Voici Chac, indiqua alors le chef en pointant le guerrier au bout de la rangée. Il t'expliquera en détail ce que tu devras faire.
L'ombre d'un sourire passa sur les lèvres du dit Chac.
Après quelques minutes de discussion à propos de banalités, Naylazin et lui sortirent. Deux autres guerriers passaient au même moment devant l'entrée du bâtiment, en direction de la sortie du village. La jeune fille reconnut immédiatement Izel et croisa son regard. A la clarté des quelques rayons de soleil, ses yeux avaient des reflets verts qui rendaient son visage encore plus beau et mystérieux. Un coup de vent fit s'envoler avec grâce ses cheveux ondulés, et Naylazin eut la sensation que l'Entité y était pour quelque chose. Il ne ratait pas une occasion pour se moquer d'elle et de son amour naissant.
Cet échange silencieux ne dura qu'une seconde, puis Izel lui adressa un petit sourire et se détourna, tandis que Chac lui indiqua la route vers le centre du village, à l'opposé. Celui-ci ne semblait pas avoir remarqué ce qui s'était pourtant passé juste sous ses yeux.
- Je vais d'abord commencer par te montrer l'endroit où tout va se dérouler, et t'expliquer clairement les différentes étapes de l'action. Ensuite, nous irons voir notre chaman pour que tu aies une connaissance précise de ce que tu devras faire.
- Au final, c'est avec votre chaman que je vais devoir accomplir ma mission ? soupira Naylazin. Heureusement qu'on m'a déjà un minimum expliqué ce que je devrai faire, parce que vous ne faites que m'envoyer chez l'un puis chez l'autre, et personne ne m'explique clairement quel sera mon rôle.
- Excuse-nous, répondit Chac avec un rire légèrement nerveux. Nous sommes assez tendus à propos de cette soirée du solstice. Mais je peux te promettre que notre chaman te dira exactement ce que tu devras faire pour nous aider.
- Merci de m'éclairer en tout cas, elle prit une grande inspiration et revint au sujet initial. Nous commençons par le fleuve et les quais n'est-ce pas ?
- Exactement !
Ils s'y dirigèrent d'un pas décidé, leurs sandales foulant la terre battue humide qui faisaient des rues du villages des endroits praticables, même lorsqu'il pleuvait moins de vingt-quatre heures plus tôt. Naylazin avait enfin la sensation qu'elle allait être utile et qu'elle avançait vers la finalité de sa quête.
*
- Donc, si je résume, on surveille les quais toute la soirée, en se relayant. Ensuite, dès qu'il arrive, on attend un peu pour qu'il soit assez avancé vers le village pour ne pas qu'il s'enfuie, et on agit.
- C'est bien ça.
- D'accord... mais je ne vois toujours pas vraiment mon rôle là-dedans, puisque tu me dis que c'est Izel votre meilleur tireur.
- Je t'amène voir notre chaman, tu verras avec lui les détails. En tout cas, reprit Chac après quelques instants de silence, je suis content que tu réagisses ainsi à l'étrangeté de ce que je viens de te raconter.
- C'est une vieille légende qu'on raconte peu souvent dans mon village, mais je l'ai récemment entendue. Et puis, durant mon voyage, j'ai eu droit à quelques démonstrations magiques.
Un frisson glacial parcourut le dos de Naylazin lorsque dans son esprit apparurent les images d'un regard soudain vide, d'un corps qui s'affaisse et de la bête innocente qu'elle avait traînée sous un arbre. Au moins, ils avaient pu manger autre chose que du poisson ou des céréales, et avaient récupéré la peau du jaguar. Mais elle restait secouée par l'événement et la puissance de l'Entité, avec qui elle avait d'ailleurs plus de mal à communiquer depuis cet épisode. Lui ne cherchait pas non plus à entamer de longues discussions avec elle. C'était à peine s'il faisait une ou deux réflexions lorsqu'il se passait quelque chose.
Alors qu'ils arrivaient devant la cabane ou le chaman les attendait, elle ajouta :
- J'ai aussi eu plusieurs discussions à propos de ces histoires pour enfants, et je suis à présent plus ou moins convaincue qu'elles ont une réalité fondée.
- Quoi qu'il en soit, tu en auras la confirmation pendant la première fête de l'été.
Chac laissa passer Naylazin en premier après les avoir annoncés, tirant les lianes d'un côté de l'ouverture pour qu'elle puisse se glisser de l'autre côté.
La cabane ressemblait en tout point à celle du chaman du village de la jeune fille. Il y régnait une odeur désagréable, un mélange de renfermé et de plantes séchées, en plus de la chaleur étouffante qui prenait à la gorge dès l'instant où l'on passait sa tête à l'intérieur. Un homme les attendait, assis derrière le feu qui crépitait doucement au centre de la salle. Son visage ridé était la seule chose qu'ils pouvaient voir tandis qu'ils s'habituaient à l'obscurité soudaine.
- Merci Chac de nous avoir amené Naylazin. Tu peux repartir à présent.
Nous ? s'interrogea-t-elle. Il semblait pourtant seul. Elle croisa le regard brillant du guerrier, qui haussa les épaules. Quelques secondes plus tard, elle se retrouvait debout face au vieil homme, sans savoir quoi faire.
- Mon nom est Itotia. Je suis un chaman, mais cela, je suppose que tu le sais déjà.
Il se redressa lentement et lui fit un sourire rassurant en l'invitant à s'installer sur un des rondins de bois à ses côtés. Enfin accoutumée à la luminosité des lieux, elle remarqua que l'entièreté de la cabane avait le sol recouvert de nombreux tapis, mis à part les couchettes et l'espace de cuisine, où ils se trouvaient.
- Je ne t'ai pas vue depuis que tu es arrivée, alors je me permets de te dire, un peu en retard, que nous t'accueillons avec plaisir dans notre village. L'entité qui te guide t'a sans doute déjà dit qu'en temps que chaman, je suis aussi lié à l'un d'entre eux. C'est pour cela que je te salue aussi en son nom. Elle est ravie de te voir ici.
Naylazin essaya de trouver une autre position, plus confortable, mais son inconfort venait de l'atmosphère, pas du placement de ses jambes.
- Il m'en a parlé, en effet.
- Nous pourrions sans doute discuter tous les quatre, mais j'ai bien peur que nous n'en ayons pas vraiment le temps.
- On m'a amenée ici sans me détailler ce qui m'attendait. J'ai pris connaissance de la situation, avec le Boto, le soir du solstice, la façon dont elle va se dérouler... mais je ne sais toujours pas exactement ce que moi j'ai à faire pour vous aider.
Itotia inspira profondément, puis souffla longuement. Naylazin crut une seconde qu'elle avait dit quelque chose qui dérangeait le chaman, mais il lui répondit ensuite en gardant un air doux sur son visage.
- Connais-tu la légende du Boto ?
- Mes parents l'ont récemment racontée. Et l'Entité m'a déjà assuré que ces histoires ont une base réelle.
- Alors puisque nous habitons à côté du fleuve, tu comprends bien que nous sommes directement concernés, et qu'il ne s'agit plus d'une simple histoire pour nous.
- Je m'en doute, bien sûr.
Le vieil homme se leva difficilement après que Naylazin ait fini sa phrase, et se dirigea vers des étagères bancales accrochées au mur. Une quantité impressionnante de petits pots en terre cuite s'y trouvait. Il saisit un des plus colorés, sur lequel des bandes jaunes et vertes s'alternaient. Il revint ensuite s'asseoir, et lui tendit le pot. Elle le prit de ses mains hésitantes, et souleva le petit bouchon pour regarder à l'intérieur.
- Je serais toi je n'y toucherai pas, lui indiqua l'Entité.
- Ce n'est pas réellement dangereux si tu le touches, mais je te le déconseille, dit le chaman comme en écho à l'Entité. C'est du curare, si tu le manges, ça peut te rendre très malade, ou même te tuer.
- C'est donc ça que vous voulez utiliser pour repousser le Boto n'est-ce pas ?
- Oui, mais ce n'est pas le bon mélange de poisons. Mon entité à moi, comme tu l'appelles, m'a donné la description de la grenouille exacte qu'il faut récupérer pour l'ajouter aux plantes habituelles. Je suppose qu'elle donnera une toxicité particulière à cette grenouille, pour que cela fonctionne contre une créature magique. Oui, c'est bien ça, continua-t-il après une courte pause. Et il faut qu'elle soit vivante.
- Je dois simplement aller en récupérer une ? s'étonna-t-elle.
- C'est une espèce que nous n'avons jamais pu attraper sans en souffrir beaucoup. C'est une mission dangereuse, mais nous comptons sur toi car, dans votre région, vous êtes plus habitués à cette chasse particulière.
- J'ai déjà chassé plein d'espèces différentes de grenouilles et de crapauds, mais sûrement pas toutes. Il faudrait que je puisse en avoir une description précise... ajouta-t-elle en réfléchissant tout haut.
- L'entité qui m'accompagne pourra te donner ces renseignements mieux que quiconque. Je n'ai pas, comme toi, d'objet ou de médaillon qui me lie à elle et qui est son seul moyen de communiquer sans perdre d'énergie. Il suffit qu'elle le veuille bien pour que tu puisses discuter avec elle. Elle connaît déjà ta mère alors je ne pense pas que cela lui posera problème.
Naylazin fut surprise qu'il en connaisse autant sur l'Entité et sa façon de communiquer, mais elle ne s'épancha pas en questions. Elle le remercia de ses précieuses explications et se releva après s'être assurée que le chaman n'avait pas besoin d'autre chose. Juste avant de sortir de la maison, elle se retourna, sa silhouette se découpant dans la clarté qui pénétrait par l'ouverture de la porte.
- Je vais faire de mon mieux pour ramener cette grenouille et vous aider à vous débarrasser de ce Boto.
- Merci Naylazin. Bonne chance.
*
Naylazin partit retrouver Ziana pour lui raconter tout ce que le guerrier Chac et Itotia lui avaient indiqué. Elle apprit donc, par la même occasion, que Chac était un des deux grands frères de sa nouvelle amie, et qu'il n'avait pas voulu lui expliquer ce qu'ils comptaient faire le soir du solstice. La plus jeune avait une idée de la raison du choix de Chac, mais elle ne lui en parla pas. Il n'était pas question de faire paniquer qui que ce soit, mais d'une chasse à la grenouille. Elle préféra demander à Ziana si quelqu'un dans le village avait déjà attrapé ces petits batraciens.
- C'est une chose qu'on ne fait pas souvent, rigola-t-elle. Itotia se débrouille toujours avec ses plantes, et a très rarement demandé une grenouille pour ses potions. Par contre, il y a plusieurs années, je me souviens qu'un guerrier avait été gravement blessé pendant une chasse et qu'il nous avait demandé le poison d'une certaine grenouille. Le seul qui avait quelques connaissances, parce que, quand il était petit, il s'échappait toujours pour aller jouer dans les mares sur les berges du fleuve... le seul qui savait un peu s'y prendre, je disais, c'était Izel, même si ce n'était qu'un jeun adolescent. Si tu as besoin d'être secondée dans ta recherche, tu pourrais lui demander.
- Oublie pas de respirer surtout, elles échangèrent un regard rieur et complice. Merci Ziana, je vais attendre qu'il revienne pour en discuter avec lui !
- Eh bien, tu as l'air plutôt motivée à mettre tes mains sur des petits corps gluants !
- Le solstice approche à grands pas, je n'aimerai pas que votre chaman ne puisse pas préparer le poison à temps.
- Le solstice, c'est demain.
- Demain déjà ? Alors d'autant plus. Je vais aller attendre Izel à l'entrée.
- Je t'accompagne !
Plus exactement, elle prit les devants et, enjouée, elle trottina à travers le village. Le perroquet de Naylazin vint soudainement lui tenir compagnie, alors celle-ci lui donna les quelques graines qu'elle avait gardées de côté. Il repartit juste après, poussant un cri qu'elle identifia comme un signe de remerciement, malgré l'ingratitude habituelle de l'oiseau.
Elle eut aussi un peu de temps pour observer Ziana sans qu'elle ne lui pose de question, et elle laissa échapper un soupir. Ziana était vraiment une jeune femme très belle. Ses longs cheveux bruns étaient légèrement ondulés, l'ensemble de son corps était plus développé que celui de Naylazin, qui était trop mince pour les standards de son peuple, et ses yeux aux reflets dorés étaient remarquables.
- J'ai la désagréable impression qu'elle pourrait facilement être la cible du Boto, remarqua l'Entité à son oreille.
- C'est ce que Chac semble penser.
- Et toi aussi, si je ne me trompe pas.
- Ziana est une personne adorable, même si je la connais depuis moins d'un jour. Je ne veux pas la voir souffrir, ni aucune autre personne de ce village, surtout si nous avons un moyen de l'empêcher.
- Tu as bon coeur, Nayla.
- C'est pour ça que je te supporte, lui souffla-t-elle alors qu'elle rattrapait son amie à l'entrée du village.
- Eh !
Une bourrasque de vent emporta feuilles, fleurs et pollen, qui s'écrasèrent sans ménagement dans les cheveux de Naylazin, réprimant un rire.
Ziana l'aidait à enlever les derniers petits bouts qui s'étaient emmêlés dans ses cheveux, quand Izel et l'autre guerrier rentrèrent de leur patrouille. La plus âgée leur demanda immédiatement comment cela s'était passé, et ce fut l'autre qui commença le récit de leur sortie. Naylazin et Izel restèrent silencieux pendant quelques secondes, puis elle prit sur elle et ralentit le pas, indiquant d'un léger signe de tête qu'elle voulait discuter avec le jeune homme.
- Je sais que tu as peut-être envie de te reposer après avoir déjà fait un tour dans la jungle, mais j'ai besoin de toi.
- Oh, ça ne me dérange pas du tout, il lui fit un grand sourire. Dis-moi ce que tu veux !
Naylazin sentit son cœur fondre, et un sourire apparut aussi sur son visage, sans qu'elle ne puisse le réprimer. Elle était contente qu'il ne soit pas fermé à être avec elle, au vu des minutes désagréables qu'ils avaient passées ensemble la veille. Quoi qu'elle ait pu dire qui l'avait dérangé la dernière fois, il ne semblait pas lui en tenir rigueur.
- Itotia m'a conseillé de venir te voir pour que tu m'aides dans une chasse à la grenouille. Ça te dit ?
- Ça change de mes habitudes, et c'est vrai que je m'y suis déjà essayé. Avec plaisir. Si c'est pour Itotia, ajouta-t-il après quelques secondes de réflexion durant lesquelles Naylazin ne lâcha pas des yeux son beau visage, on va forcément avoir besoin de gants. Tu me suis ?
- Je te suis, répondit-elle immédiatement alors qu'elle ne savait même pas de quoi il lui parlait.
Ils laissèrent Ziana et l'autre guerrier vaquer à leurs occupations, et pénétrèrent dans une maison. Naylazin n'y était pas entrée, la veille, car personne n'avait répondu à son appel depuis l'extérieur. Elle comprit tout de suite pourquoi quand elle passa de l'autre côté des lianes. La pièce était divisée en deux parties par un muret d'un peu plus d'un mètre de hauteur. L'espace à l'arrière était encombré par un tas de tapis et de coussins, ainsi que d'étranges objets, qui servaient sans doute à la chasse, à la pêche, ou aux élevages. Elle en reconnut certains, mais la plupart étaient nouveaux pour elle. Dans l'entrée, deux troncs se faisaient face à face, couchés sur le sol, et une femme était assise sur l'un d'eux.
- Je peux t'aider, Izel ?
- J'aurais besoin de deux paires de gants.
Elle abandonna ce qu'elle avait dans les mains, puis se dirigea au fond de la pièce pour fouiller dans les affaires. Izel se tourna vers Naylazin et lui expliqua :
- Ici, c'est notre remise. Akhustal vient de temps en temps pour fabriquer de nouveaux tapis ou des couchettes. Quand elle vient pour ça, elle est accompagnée de deux ou trois personnes pour l'aider, et quand il fait beau, ils s'installent dehors. C'est la plus douée de toutes, alors elle a fait certaines expériences avec les fibres de bois trop fines et trop courtes pour servir. C'est grâce à elle que nous avons des gants, maintenant. Je pense qu'ils peuvent nous être très utiles pour les grenouilles.
Akhustal revint pendant qu'il lui parlait, et lui tendit deux bouts de tissus de la forme d'une main, que Naylazin prit avec précaution. Elle les enfila en faisant attention à ne pas les abîmer, et fut surprise de la douceur et de la souplesse des fibres.
- Nous n'avons pas ça, chez moi, remarqua-t-elle.
- J'espère que ça pourra vous aider, répondit Akhustal en donnant une paire à Izel. Bon courage.
- Merci beaucoup. On viendra te les rendre, ne t'inquiète pas !
Izel indiqua la sortie à la jeune fille, qui remercia une dernière fois la tisseuse avant de se glisser à travers les lianes et retrouver l'air libre.
- Si celle que tu cherches est de celles qui mordent, les gants ne vont peut-être pas vraiment nous protéger. Mais pour tout le reste, je pense qu'on prend moins de risques qu'en y allant à main nue.
- Si je pouvais, je les ramènerais bien chez moi. On fait pas mal de chasse à la grenouille.
Naylazin eut l'impression qu'à ses mots, le visage de son vis-à-vis s'était assombri. Pourtant, cette fois, elle était sûre de n'avoir rien dit qui aurait pu le contrarier. Ils continuèrent leur route vers les quais et le fleuve, puis, après une longue minute de silence, il se décida enfin à parler.
- Akhustal pourrait peut-être te montrer comment faire.
- Je ne reste sans doute pas assez longtemps pour qu'elle puisse me livrer ses secrets.
L'ombre d'un sourire apparut sur son visage. Bien sûr qu'elle voulait rester plus de temps parmi toutes ces nouvelles personnes qui avaient tant de choses à lui apprendre. Mais sa quête ne pouvait plus attendre, et la fête du solstice allait se dérouler le lendemain. Dans deux jours, elle serait déjà de l'autre côté du fleuve à crapahuter dans la jungle à la recherche d'elle-ne-savait-quoi.
- Tu as raison. Autant s'occuper de cette bestiole maintenant ! reprit-il d'une voix plus enjouée. Tu auras peut-être encore quelques heures cet après-midi pour venir voir comment se passe la pêche !
- Cet après-midi... Izel, il est déjà midi passé non ? réalisa-t-elle. Je n'ai pas fait attention à l'heure parce que je n'ai pas encore faim mais... tu ne devrais pas rejoindre ta famille pour déjeuner ?
- Avec un peu de chance, on ramènera cette grenouille avant la fin du repas ! Tu sais à quoi elle ressemble d'ailleurs ?
- Laisse-moi deux minutes pour réfléchir...
Comme elle était restée avec Ziana, puis avec lui, et n'avait pas eu une minute de libre depuis qu'elle avait quitté la cabane du chaman, elle n'avait pas encore pu demander de détails à l'entité qui accompagnait Itotia. Elle s'excusa et partit plus loin dans la jungle pour communiquer avec elle sans être dérangée.
- Bonjour ? Je crois que c'est maintenant que j'ai besoin de votre aide...
- Elle arrive, marmonna l'Entité d'un ton qui lui donnait un air désabusé.
- Tu as dû la rencontrer plusieurs fois, mais j'ai l'impression que tu ne l'apprécies pas vraiment.
- Il est jaloux parce que je suis plus puissante que lui.
Sa voix railleuse fit sursauter Naylazin lorsqu'elle arriva à ses oreilles. Elle n'eut pas le temps de répondre quoi que ce soit car son compagnon de route répliqua instantanément.
- Je ne suis pas jaloux. C'est elle qui en fait toujours trop sous prétexte qu'elle fait partie de ceux qui peuvent altérer durablement la réalité. Et je ne me trompe pas en disant que nous avons simplement des capacités différentes, et que l'un n'est pas plus fort que l'autre.
- Il ne disait pas ça il y a quelques décennies ! Tu as dû lui remettre les idées en place.
- Je suis juste raisonnable ! Elle ne doit même pas connaître le sens de ce mot.
- C'est lui qui n'est pas capable de voir la vérité en face !
- Tu vois bien à quel point elle exagère !
- Il n'est vraiment pas qualifié pour vous accompagner pour votre quête, je le dis à chaque fois !
- Taisez-vous !
Heureusement, le silence se fit autour de Naylazin. Elle soupira. Ils avaient tous les deux des centaines ou des milliers d'années de plus qu'elle, mais elle avait l'impression d'entendre se chamailler des enfants de huit ans.
- Arrêtez de me prendre à partie, et réglez vos comptes en face à face ! Si vous n'êtes pas capables de ça, je retourne voir Itotia et je me débrouille sans vous.
Ni l'un ni l'autre n'osa répliquer. La jeune fille dut attendre de longues secondes avant que l'un d'entre eux se décide à reprendre une discussion sérieuse.
- La grenouille qu'il te faut a des taches bleues sur le dessus, et vertes sur le ventre. Le reste du corps est noir. Tu ne peux pas vraiment te tromper, il n'y a que cette espèce qui a ces couleurs.
- Elle mord ?
- Comment ?
- Est-ce qu'elle mord ? Son venin, il n'est que défensif ou est-ce qu'elle s'en sert pour contre-attaquer si elle est en danger ?
- Non, elle ne mord pas.
- Merci. Et restez discrets s'il vous plaît, je ne veux pas vous entendre vous disputer en pleine chasse.
Naylazin s'éloigna juste après pour retrouver Izel. Avec un peu de chance, ils la laisseraient réellement tranquille si elle était accompagnée. Le jeune guerrier lui fit un grand sourire quand il la vit revenir, sortant du couvert des arbres.
- On cherche une grenouille bleue et verte, dit-elle avant qu'il ne lui pose une quelconque question.
- Très bien, allons-y alors ! Et si on ne la trouve pas, je t'invite à manger et on y retournera après !
Ce fut exactement ce qu'il se passa. Après de longues minutes de recherche, ils furent forcés de constater qu'aucune grenouille ressemblant à la description de l'entité chamanique ne se trouvait dans les environs, même dans les mares assez éloignées du village, où les petites bêtes n'étaient pas souvent dérangées.
*
Naylazin était sur le point d'abandonner, après des heures de recherche, quand Izel lui proposa de faire un tour sur les berges du fleuve. Peu de batraciens y vivaient car le courant était trop violent à la plupart des endroits. Pourtant, à peine quelques minutes à peine plus tard, elle entrevit, dans une touffe de d'herbe, à moitié plongée dans l'eau, une forme sombre aux taches bleues. Ils étaient déjà tombés face à des grenouilles avec ces couleurs, mais ils avaient eu de nombreuses déceptions en voyant leur ventre noir et uni. Cette fois-ci, Naylazin y croyait vraiment. Elle remit ses gants sans oser faire un geste de plus, ou prononcer un seul mot. Izel resta derrière elle. Il avait aussi remarqué la grenouille.
Naylazin combla les mètres qui la séparaient de sa proie avec une extrême concentration. Son expérience n'était pas de trop. Ses pas étaient assez souples et légers pour ne pas alerter la petite bête. Elle approcha lentement ses mains de l'eau, et retint sa respiration. L'œil de la grenouille la fixait, mais celle-ci ne semblait pas décidée à s'enfuir. Naylazin sentait bien le regard d'Izel sur elle, ce qui l'avait plusieurs fois déstabilisée un peu plus tôt quand il l'observait au lieu de l'aider dans sa chasse, mais cette fois-ci elle n'y faisait guère attention. Quand elle referma ses mains sur la petite bête dans un geste rapide, le jeune homme se précipita immédiatement à ses côtés.
- Ça a intérêt à être la bonne, celle-là.
- C'est tout ce que je demande...
Naylazin écarta doucement les doigts pour qu'Izel puisse se saisir d'une des pattes de la grenouille sans qu'elle ne s'échappe. Mais celle-ci était vraiment très petite comparée aux autres qu'ils avaient pu attraper. Dès qu'une ouverture apparut dans ce qui la retenait prisonnière, elle sauta d'un bon énergique et atterrit directement dans le fleuve.
- Non ! s'écria Naylazin en se précipitant au bord de l'eau, fixant les remous là où la grenouille avait plongé.
Elle tourna la tête, croisa les yeux d'Izel, et sut immédiatement qu'il avait vu la même chose qu'elle. Le vert sous son ventre était vraiment bien visible, presque fluorescent. Ils ne pouvaient pas avoir tous les deux halluciné.
- Non non non ! Pourquoi est-ce qu'elle s'est échappée ?
- Peut-être qu'elle savait qu'on allait la cuisiner.
- Ce n'est plus drôle maintenant... Ça fait des heures qu'on cherche.
- Excuse-moi, tu as raison. Mais maintenant qu'on sait qu'elles vivent directement dans le fleuve, on va forcément en trouver une autre.
Il lui fit un sourire rassurant qu'elle lui rendit mi-figue mi-raisin. Soudain le visage de Naylazin s'assombrit, alors qu'elle fixait un point juste derrière le carré d'herbe où s'était accroupi Izel.
- Ne bouge surtout pas.
- Qu'est-ce que...?
- Si, tu es le seul à pouvoir l'attraper. Si je bouge, elle va partir.
- Il y en a une derrière moi ?
- Je viens de la voir sauter hors de l'eau. Soit discret.
Ses yeux s'agrandirent d'un coup, comme si elle lui avait annoncé la nouvelle la plus terrifiante qu'il n'avait jamais entendue. Quand il répondit, sa voix tremblait un peu.
- Mais j'en ai ratées un bon nombre de fois, tu as plus d'expérience que moi, et puis après tout ce temps je ne peux pas te voler le seul moment où on va récupérer la bonne grenouille.
- Izel, dépêche-toi.
Après une nouvelle hésitation, il comprit qu'elle ne changerait pas d'avis à la vue de son air sombre, et son ton était sans appel. Il entreprit de se tourner doucement de l'autre côté. Il sentait que Naylazin était très tendue, mais il s'empressa de faire abstraction de tout le reste pour se concentrer sur cette fichue grenouille.
Ils poussèrent tous les deux un soupir soulagé lorsqu'il l'attrapa.
- Éloignons-nous un peu du bord pour vérifier si c'est bien la bonne.
- Je vais ouvrir mes mains. J'espère que celle-là ne sera pas trop réactive.
- Vas-y, je suis prête.
Izel écarta les doigts, Naylazin saisit une des pattes de la petite bête et la tint face à elle pendant plusieurs secondes, sans rien dire.
- Dis-moi que c'est bien ça, s'il te plaît, supplia-t-il sans oser bouger.
- Regarde comme ce vert est brillant !
Elle se retourna pour montrer le ventre de la grenouille à son compagnon de chasse. Ils échangèrent un sourire heureux et fatigué, puis elle enferma la grenouille entre ses deux mains et ils commencèrent à longer le fleuve pour rentrer au village.
- Merci Izel. Sans toi je ne sais pas comment j'aurais fait.
- Je suis sûr que tu y serais arrivée !
***
L'Entité assista à la soirée chargée que Naylazin passa avec Itotia et Chac, que le chaman avait demandé pour assurer leur protection. Sans doute avait-il peur que la créature magique qu'était le Boto sente ce qu'ils s'apprêtaient à mettre en place et envoie un animal, ou même une personne, pour les en empêcher. Comme l'Entité connaissait déjà la nature exacte de ce Boto, il n'avait aucune appréhension quant à un potentiel danger. Alors il se contenta d'observer.
Pendant presque une heure, après un repas frugal que la jeune fille avait partagé avec la famille d'Izel, elle aida Itotia à mélanger les ingrédients de la préparation basique du curare. Ils ajoutèrent ensuite le venin de la grenouille avec une technique devant laquelle l'Entité aurait grimacé s'il en était physiquement capable. Il était quand même heureux que cette journée de recherche aboutisse à quelque chose, car sinon Necahual n'aurait peut-être pas accepté de conduire sa protégée sur l'autre rive du fleuve, et il aurait dû faire des pieds et des mains pour qu'ils s'y décident. Avec un peu de chance et d'adresse, ils réussiraient à battre le Boto durant la fête du solstice. L'entité chamanique avait ajouté la bonne dose de magie pour que la mixture qu'ils appliqueraient sur la pointe de la flèche soit efficace.
Quand Naylazin sortit de la maison, les étoiles commençaient à apparaître entre les feuilles des arbres. Izel l'attendait, assis sur un tronc couché sous l'avancée de toit. Il commença par lui demander comment s'était passé la confection du curare, puis lui proposa de l'accompagner au bord du fleuve, pour découvrir à quoi ressemblait la nuit lorsqu'on la passait au bord d'un fleuve, avec toute cette étendue de ciel qui surplombait les eaux noires. L'Entité préféra les laisser profiter seuls de ces minutes magiques, hors du temps. Il faisait confiance au jeune homme pour qu'il ne se passe rien de regrettable. Et puis si Naylazin se retrouvait en danger, il le saurait immédiatement grâce au médaillon, qu'il soit dans le village ou sur un autre continent.
Le lendemain, l'Entité s'éveilla de son repos réparateur au son de Naylazin qui se levait. Elle sortit prendre un seau d'eau au puits qui se trouvait au centre du village, puis retourna à l'intérieur pour faire une petite toilette. Il se promit d'aller repérer une rivière, de l'autre côté du fleuve, où l'eau serait assez claire pour qu'elle puisse profiter d'un vrai bain dans quelques jours. Il savait que cela tenait à cœur à la plus grande partie des humains d'avoir ces instants de purification et de relaxation dans l'eau fraîche. Alors, durant l'après-midi, pendant qu'elle aidait à l'organisation de la fête, il y fit un tour, et ne revint que lorsqu'il eut trouvé ce qu'il cherchait.
Le soir arriva plus rapidement qu'il ne l'aurait cru. La fête du solstice commença par un festin. Pour l'occasion, un lama et quelques volailles avaient été cuisinés. De grands plateaux garnis de fruits de toutes sortes passaient de main en main. Les premiers verres d'alcool de manioc furent versés.
Une musique entraînante était jouée par les tambours et des instruments à cordes que l'Entité n'avait jamais vraiment réussi à identifier, puisqu'ils en fabriquaient de tailles et de formes différentes. Un peu plus tard commencèrent les danses traditionnelles, auxquelles les jeunes enfants participèrent d'abord avant d'être rejoints par le reste des habitants du village, quel que soit leur âge. Izel, Chac et Naylazin, chargés d'une mission bien plus importante, entrèrent dans la danse quelques minutes chacun, et jamais tous en même temps, car ils devaient surveiller le port, qu'ils distinguaient à travers les feuillages. Ils avaient installé des flambeaux sur les quais pour être sûrs de le repérer, même dans la nuit noire. Ils gardaient aussi une certaine discrétion dans leurs manœuvres, car ils ne voulaient pas inquiéter inutilement la partie des villageois qui n'était pas au courant de la situation.
Du côté du fleuve, rien ne bougea pendant plusieurs heures. Naylazin s'éloigna une ou deux fois de l'euphorie générale pour discuter avec l'Entité, ce qui lui fit grand plaisir car elle aurait pu profiter de ce temps pour rester auprès d'Izel. Il la taquina rapidement par rapport au jeune homme, et comme une revanche, elle lui demanda ce qu'il regrettait le plus lors de ces fêtes en tant qu'entité.
- Je peux plus ou moins participer si j'en ai envie, je pourrais même me matérialiser pour danser avec vous pendant quelques minutes, mais ce soir je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
- Évite, en effet. Même moi je ne pourrais pas te reconnaître directement. Et le curare amélioré n'est pas vraiment bon pour toi.
- Tu penses que ça peut m'atteindre ? demanda-t-il pour la tester, car lui savait bien qu'il pourrait être incapable de se servir de sa magie pendant longtemps si on lui injectait physiquement le poison. Naylazin, elle, n'avait aucune raison de le savoir.
- Quand tu m'as dit que l'entité chamanique a mis de son énergie dans le venin de cette grenouille, je me suis dit que le Boto, lorsqu'il se transforme, ne peut pas être simplement une créature magique. Je veux dire par là que ce n'est pas simplement un animal touché par la magie d'une entité. Je crois bien que c'est justement une entité qui prend possession du corps du dauphin, que le curare la chassera et qu'elle ne pourra pas revenir de sitôt.
- Au final, tu es plus intelligente qu'il n'y paraît, Nayla.
- Dis-moi plutôt ce que tu aimerais le plus expérimenter en tant qu'être humain.
- Je n'ai aucune sensation physique, même si je me matérialise. Je peux être blessé, manger tout et n'importe quoi, mais je ne ressens rien tant que je suis matériel. Ensuite, mon quota d'énergie est plus ou moins bas selon ce qui m'est arrivé. Mais dans tous les cas, j'aimerais sentir le goût et les odeurs, connaître le toucher aussi. J'entends, je vois, mais ce n'est rien de concret.
- Peut-être y auras-tu droit un jour ?
Et elle s'éloigna, laissant l'Entité plongé dans ses pensées. Naylazin avait touché une corde sensible sans le savoir. Finalement, la quête qu'elle suivait en sa compagnie avait plus ou moins un but qui pourrait permettre à l'Entité de réaliser ce rêve. Oui, cette mission avait une fin plutôt égoïste ; son égoïsme à lui pourrait être satisfait. Mais cela faisait des milliers d'années qu'il espérait que ce jour arrive.
Quelques minutes plus tard, les événements s'accélérèrent et il n'en fut que le témoin. Un homme au visage jeune, habillé de blanc, avait surgit sur le ponton, se dirigeant avec grâce et discrétion vers le centre des festivités. Ziana s'était écartée un temps pour reprendre ses esprits, et l'homme se dirigea immédiatement vers elle lorsqu'il la vit.
Naylazin avait bloqué sa respiration à côté d'Izel, qui bandait son arc, une flèche à la pointe empoisonnée encochée. Ils s'étaient dissimulés dans les branchages et attendaient que le Boto, transformé en être humain, se trouve face à eux. Izel ne tremblait pas, il ne bougeait pas, il attendait le bon moment. Enfin, la silhouette blanche apparut derrière un arbre. Izel lâcha la corde, et la flèche alla se planter dans l'épaule de l'homme.
Il y eut un flash qui arrêta quelques secondes musiciens et danseurs. Chac courut retrouver sa sœur, choquée par la rapidité de tout ce qui venait de se passer. Ziana resta accrochée au bras de son frère en le remerciant de l'avoir protégée, les larmes aux yeux.
Plusieurs guerriers s'approchèrent. L'homme avait disparu, la flèche aussi, envolés en une poussière lumineuse. A la place, un dauphin rose gisait sur le sol, son corps asséché, quémandant de l'eau par des cliquetis très aigus.
Ils durent s'y mettre à six pour glisser un filet solide sous l'animal et le porter jusque sur un quai, pour le remettre dans l'eau.
Derrière les arbres, isolés du reste du groupe alors qu'ils étaient à l'origine de l'action la plus importante de la soirée, Naylazin et Izel se prirent dans les bras pour se féliciter de leur victoire. Ils échangèrent leur premier baiser, hésitant mais si passionné.
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