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- Un peu plus de viande ?

Naylazin accepta la proposition de son père avec un sourire doux. Elle devait prendre des forces pour le lendemain. Elle lui tendit son bol et le récupéra quelques secondes plus tard, empli du plat en sauce d'où s'élevait une fumée odorante. Puis elle plongea sa cuillère de bois à l'intérieur pour déguster le dernier repas avec sa famille avant un certain temps.

Elle n'avait d'ailleurs toujours pas prévenu ses proches qu'elle partait le lendemain, pas même sa sœur, malgré l'insistance de l'Entité qui ne manquait pas depuis trois jours de lui répéter. Mais elle voulait profiter au maximum de cette soirée de nouvelle lune, et que le petit groupe ne baigne pas dans une atmosphère attristée ou tendue.

Bientôt vint le moment où les premiers verres d'alcool de manioc furent offerts, servis avec délicatesse par la main d'Erendira, sa mère. Tlalli refusa d'abord, mais au clin d'œil de sa grande sœur, elle accepta lorsque tout le monde reprit un fond une deuxième fois. Quelques minutes plus tard, les récits coutumiers commencèrent à être contés par la vieille Xoco et le chaman. Ce fut le père de Naylazin, Acalan, qui brisa les habitudes et attira l'attention des plus jeunes en racontant une histoire qu'ils n'avaient jamais entendue. Naylazin, en particulier, redressa la tête et sortit de sa contemplation du feu, pour fixer ses yeux sombres sur le visage légèrement rougi de son père.

- Dans un village au bord d'un fleuve, très loin d'ici, un soir de grande fête, tous les habitants s'étaient réunis pour célébrer le jour le plus long de l'année. Parmi eux, une jeune fille rayonnait et tourbillonnait au son des flûtes et des tambours, embarquant dans sa danse les enfants émerveillés par ses bijoux brillants et ses jupons volants. Elle profitait de chaque instant de la vie comme on croque avec bonheur dans un fruit mûr. Elle avait depuis plusieurs années la possibilité de se marier, mais elle s'entêtait à refuser ses prétendants, tous attirés par sa beauté sans pareille. On disait qu'elle recherchait un amour pur et réciproque, mais aussi qu'elle attendait de rencontrer un homme aussi beau qu'elle l'était. D'autres encore chuchotaient qu'elle avait un désir indicible pour les femmes, et qu'elle n'accepterait jamais les bons traitements d'un homme.

Les jumeaux ne lâchaient pas leur père des yeux. Naylazin, elle, se détourna pour plonger son regard dans les flammes ondoyantes. Elle voyait déjà venir la morale du conte. Son père acceptait de moins en moins qu'elle refuse le mariage avec Zolin, et il aimait bien profiter de ces moments où les deux familles partageaient leur repas pour remettre le sujet au devant de la scène, bien qu'il sache pertinemment que ni l'un ni l'autre ne voulait procéder à cette union.

- Ce soir-là, reprit Acalan d'une voix plus basse, un homme tout habillé de blanc s'invita à la fête. Personne ne réagit vraiment à son apparition, car chacun était déjà enivré par la torpeur ambiante. Au fur et à mesure que les minutes passèrent, il se joignit à la danse de la magnifique jeune fille, et se rapprocha de plus en plus d'elle. Il n'attira pas la jalousie des autres car chacun avait déjà abandonné l'idée de s'unir à elle. Mais le nouveau venu recevait les regards brûlants de la jeune fille, et rayonnait autant qu'elle. Ses cheveux étaient gris comme la cendre, il était grand et musclé, et sa compagne du soir ne pouvait se détacher de ses yeux verts. Plus tard dans la nuit, il s'unirent sur la couche de la jeune fille. Juste après, on la vit se précipiter à l'extérieur de la maison pour appeler son amant, qui s'éloignait vers le fleuve, un sourire moqueur au bord des lèvres. Elle le rattrapa sur le ponton où quelques pirogues étaient amarrées, et se jeta à ses genoux en le suppliant de rester. Lui ne prononça pas un mot de plus. Il plongea dans l'eau froide, et avant qu'il ne touche l'onde, son corps se changea en celui d'un dauphin à la peau aux reflets roses. La jeune fille fut ajoutée à la liste des pauvres victimes du Boto.

Les plus âgés applaudirent avec cette lenteur particulière à ceux qui commençaient à ressentir la fatigue. Naylazin redirigea son attention vers son père, surprise par la fin inattendue du conte. Celui-ci pouvait finalement être interprété de bien des manières...

- Mes petites filles, je vous conseille donc de faire attention aux beaux inconnus qui pourraient vous déshonorer sans remords, conclut la vieille Xoco.

Un silence s'installa sur la petite assemblée. Tlalli et Naylazin, de chaque côté du brasier, échangèrent un regard entendu. La première inspira profondément avant de se lancer.

- J'ai quelque chose d'important à vous dire. Enfin, nous avons.

- Parle, Tlalli, nous t'écoutons, fit d'une voix douce Erendira, ses yeux de mère préoccupée ne lâchant pas la cadette des yeux.

- Zolin et moi aimerions nous marier. Je sais que l'union avec Nayla est actée depuis des années, mais nous nous aimons profondément.

Le jeune homme encouragea Tlalli en déclarant lui aussi son amour pour elle, soutenant sans flancher le regard dur de son père. Chacun y alla d'abord de son commentaire, comme si les protagonistes principaux n'étaient pas présents. Les deux sœurs s'observaient à travers les flammes, n'osant pas intervenir de nouveau. Mais le regard de la plus âgée s'était fait doux et compatissant. Leurs parents furent unanimes : on en parlerait plus en détail le lendemain.

Un sourire à la fois heureux et mélancolique éclaira le visage de Naylazin. Le lendemain, elle partait à la première heure. C'était décidé, elle ne les préviendrait pas. Elle partirait sans faire de bruit, emporterait quelques provisions et laisserait le champ libre à sa sœur. Oui, Tlalli méritait de s'épanouir auprès de celui qu'elle aimait, et elle avait les moyens de la faire accéder à une vie de famille pleine de bonheur.

- Réfléchis bien avant de prendre une décision, chuchota la petite voix de l'Entité à son oreille.

- C'est tout réfléchi, murmura-t-elle en retour.

Elle croisa le regard dubitatif du chaman, ceux concernés de sa mère, puis celui sans émotion de Tlalli. Elle l'avait prise, sa décision.

*

Naylazin ne dormit pas vraiment cette nuit-là. Il ne restait que quelques petites heures avant le lever du soleil lorsqu'ils étaient tous rentrés chez eux. Alors elle s'endormit en même temps que les autres pour partir le plus tôt possible. Le matin, une lumière fine passait à travers la porte de lianes lorsqu'elle ouvrit les yeux. Elle attrapa le plus discrètement possible un des grands sacs qu'ils gardaient pour les fois où Acalan rejoignait les autres villages, puis elle y glissa quelques habits de rechange avec un peu de viande salée et séchée - elle saurait trouver les plantes comestibles dans la jungle si besoin. Elle vérifia qu'elle avait bien son couteau et en prit un autre plus tranchant qu'elle enroula dans un morceau de tissu, au cas où il lui faudrait se défendre. Enfin, elle enfila à son cou le médaillon qu'elle enlevait pour dormir, geste qui ne l'empêchait pas de communiquer avec l'Entité, tant qu'elle gardait la pierre sur elle. C'était d'ailleurs sa voix singulière qui l'avait prévenue en douceur que le soleil se levait.

Naylazin sortit ensuite sans regarder derrière elle. Elle réveilla le perroquet qui dormait profondément dans la maisonnette qu'on lui avait faite quelques années plus tôt, et lui donna une dizaine de graines pour l'encourager. Elle saisit un des petits sacs de graines pour le voyage, et prit le temps de le mettre dans ses bagages avant de faire signe à l'oiseau de venir sur son épaule. A l'instant où elle allait s'éloigner, elle entendit distinctement le bruissement des lianes qu'on écartait.

- Nayla ? Tu vas où comme ça ?

- Je t'avais dit de les prévenir... se permit de critiquer l'Entité.

La grande sœur ne réagit pas à ses mots, et préféra se retourner vers Tlalli, qui clignait des yeux pour s'habituer à la luminosité.

- Je dois partir pour quelques jours. Je ne peux pas t'en dire plus pour l'instant... mais je dois m'en aller.

- Tu me laisses seule avec maman et papa, alors qu'ils ont une dent contre moi depuis hier soir ?

- Justement, soupira Naylazin. Si je ne suis pas là, peut-être seront-ils plus enclins à accepter votre mariage...

- Mais où vas-tu ? Tu vas me manquer. Ce ne sera pas dangereux au moins ?

Naylazin combla les quelques mètres qui les séparaient pour prendre sa cadette dans ses bras.

- Je te promets de rentrer le plus vite possible. Et il ne va rien m'arriver, je sais me débrouiller dans la jungle !

- Tu ne veux vraiment rien me dire ?

- Je ne peux pas.

Tlalli n'insista pas, au grand bonheur de sa sœur. Elles avaient réellement toutes les deux bien gagné en maturité, pensa-t-elle en s'éloignant en direction des champs et de l'élevage. La plus jeune la regarda tourner au coin d'une maison, plongeant dans la brume qui s'élevait en cette matinée nuageuse.

Naylazin s'enfonça en silence entre les premiers grands arbres qui bordaient les cultures de maïs. La forêt bourdonnait de sons étranges, entre ceux de la nuit et ceux caractéristiques du jour. La jeune fille était triste de sa séparation avec sa sœur et le reste de sa famille, mais elle n'avait plus le choix. L'Entité respecta son mutisme tandis qu'elle suivait une ligne imaginaire qu'il lui avait indiquée quelques jours auparavant. Mais en même temps, en elle bouillonnait une soif de découvertes qu'elle avait hâte d'apaiser, et l'Entité lui avait promis de répondre à toutes ses questions. Au bout d'une vingtaine de minutes à peine, où le perroquet tantôt tanguait sur son épaule, tantôt s'envolait autour d'elle, elle ne put s'empêcher de demander une chose qui la taraudait depuis plusieurs jours déjà.

- Dis-moi, commença-t-elle d'une voix un peu hésitante. Tu es une entité, mais c'est-à-dire ? Qu'est-ce que tu es, au juste ?

- Nous sommes ce que vous appelez peut-être dieux. Je n'ai aucune idée de notre nombre exact, mais nous sommes au moins plusieurs centaines. Notre mission diffère selon où nous nous trouvons et qui nous devons accompagner. Par exemple, le chaman de ton village, un des miens l'accompagne. Mais celui-ci n'est pas aussi sympathique que moi. Je crois qu'il n'a jamais voulu répondre à ses questions si ce n'était pas de l'ordre de la médecine.

- Alors c'est pour cela qu'on le voit souvent parler seul, en fait l'autre lui répond mais personne ne peut l'entendre à part lui.

- Exact. La plupart aide les hommes, mais certains se sont plus ou moins détachés de cette vocation et utilisent leur énergie pour leurs propres envies. Ils ne vous font pas forcément de mal, mais si vous leur bloquez la route, ils peuvent être violents. Ils se mêlent de vos affaires seulement si c'est dans leur intérêt. D'autres ne cherchent plus du tout de contact avec vous et existent paisiblement au cœur d'une nature encore tout à fait sauvage. Je pense que tant que personne ne viendra les déranger, ils ne se joindront pas à vous avant des milliers d'années, si vous survivez jusque-là.

- Vous êtes donc libres de tout mouvement ? Il n'y a rien au-dessus de vous comme un dieu unique, où quelque chose comme ça ?

- C'est un peu plus compliqué que ça. Reste un peu plus sur la gauche, on atteindra plus vite le fleuve, et tu te repèreras plus facilement.

Naylazin dévia sa route sans demander aucune explication. Mise à part une partie qu'elle gardait sur son environnement car la jungle pouvait être dangereuse, toute son attention était concentrée sur ce que l'Entité avait à lui apprendre. La brume commençait à se lever, et les sons nocturnes s'estompaient de plus en plus.

- Il y a une hiérarchie entre les différentes entités. Je fais partie des moins puissants, c'est-à-dire que je ne peux pas utiliser longtemps mon énergie pour intervenir dans le monde physique. Les plus puissants ne connaissent pas ou peu l'étendue de leurs pouvoirs, alors ils se sont eux-mêmes enfermés dans une sorte de monde parallèle. Je ne saurais t'expliquer, mais là-bas, ils peuvent évoluer sans risquer de détruire quelque chose. Ils ont chacun une seule porte vers la réalité, qui est gardée par une entité plus faible. Nous n'avons pas de dieu pour nous guider, mais nous sommes solidaires autant que solitaires.

Naylazin fit un geste vers le perroquet toujours accroché sur son épaule pour lui dire de s'éloigner un peu, de se dégourdir les ailes. L'animal qui s'endormait depuis quelque minutes grâce au balancement de la marche secoua la tête, se lissa quelques plumes en resserrant sa prise sur le tissu puis s'envola à travers les arbres. La jeune fille savait qu'il reviendrait toujours jusqu'à elle. Elle reprit, un air concerné sur son visage fin.

- Mais vous n'avez pas de rebelles ? Certains plus faibles n'ont-ils jamais envie de se battre contre les autres pour obtenir leur pouvoir ?

- Personne n'envie les plus puissants. Ils sont moins libres que nous, et ont bien plus de responsabilités. Nous ne sommes pas jaloux. Tu dis ça comme si le conflit était nécessaire dans tout groupe, mais votre société elle-même a bien évolué. Vous avez pu, vous aussi, trouver une manière de fonctionner avec une violence mise de côté, et où la diplomatie règne entre les villages.

- Il y a eu des guerres, pourtant.

- Et nous étions là pour vous guider. Vous n'avez plus de religion n'est-ce pas ? ajouta-t-il, comme s'il ne voulait pas s'attarder sur le sujet. Erendira n'a jamais voulu m'en parler, parce qu'elle a vécu le déchirement quand elle était enfant.

- On ne vénère plus les anciens dieux, c'est vrai, dit Naylazin après un silence, en faisant tourner sa bague autour de son doigt dans un geste de réflexion. On ne raconte plus vraiment l'Histoire dans notre village, mais des statuettes s'abîment dans les coins de certaines maisons. Je sais ce qu'il s'est passé à force de bribes entendues ici et là, mais je crois que nous serons la dernière génération à savoir.

- Ne le raconteras-tu pas à tes enfants ?

- Est-ce que cela servirait vraiment à quelque chose ? Je saurais la vérité grâce à toi - il n'y a pas de dieux, mais pourquoi me croiraient-ils ?

- Car eux aussi sauront que les dieux n'existent pas.

- Pourquoi croiraient-ils en des entités qu'on ne pourrait décrire ?

- Mais à quoi pourront-ils croire ?

La voix de l'Entité raisonna comme un écho à la dernière phrase de la jeune fille, et resta sans réponse. D'un côté, elle ne savait pas quoi ajouter, et d'un autre côté elle commençait à s'essouffler un peu : elle préférait garder des forces étant donné qu'elle n'avait aucune idée de la distance qu'elle allait parcourir. Il lui avait dit plusieurs jours, mais elle ne savait pas vraiment à quoi cela pouvait correspondre.

Pendant trois jours, Naylazin marcha sans oser demander combien de temps allait durer le voyage. Elle ne se força pas et fit régulièrement des pauses, installant tôt dans la soirée son hamac et repartant alors que le soleil était levé depuis quelques heures déjà. Tant qu'il ne pleuvait pas et si cela convenait à l'Entité, pensa-t-elle le troisième matin, elle garderait ce rythme-là. Mais si elle devait parcourir encore dix fois la même distance, il faudrait qu'il la prévienne car elle devrait sans aucun doute changer son rythme de marche.

- Dis-moi, commença-t-elle alors qu'elle quittait son camp en vérifiant qu'elle n'avait rien laissé sur place. Tu as évité le sujet de la guerre il y a quelques temps, pourtant nous sommes pacifiques depuis des dizaines de générations. Il y a-t-il une chose importante que je ne sais pas ?

Un soupir lui répondit tandis qu'elle reprenait sa route. L'Entité resta muet jusqu'à ce que Naylazin atteigne enfin le fleuve. Alors qu'elle s'autorisait une petite pause au bord des flots tièdes et rapides, il se lança dans une tirade que la jeune fille n'osa pas couper.

- Il faut savoir que le monde s'étend bien plus loin que cette jungle, ce fleuve, et vos villages. Ils s'étendent sur des centaines de kilomètres, mais c'est très peu comparé à l'ensemble des terres émergées sur cette planète. Vous savez que celle-ci est ronde, et c'est déjà un bon début pour la connaître. Je suis conscient que vous le savez à cause de cet incident qui concernait d'abord vos dieux. Votre dernière guerre, bien qu'elle n'avait pas l'air des anciennes, il toussota et reprit, mais ce n'est pas de cela dont je voulais te parler. Vous n'êtes pas les seuls habitants de ces terres. Vous avez idée des peuplades plus au nord, car certains ont pu entrer en contact avec eux. Mais au-delà de l'océan, dont tu n'as entendu que le nom dans les vieilles histoires racontées au coin du feu, d'autres civilisations prospèrent, sans même se douter qu'existe votre continent. Ces gens-là... ils n'ont pas arrêté leurs guerres. Elles sont de plus en plus violentes, meurtrières, perfides, égoïstes. Ils se battent souvent pour leur dieu, et ne nous écoutent pas le moins du monde. Que dis-je ? Si, certains nous entendent, mais ce sont eux les premières victimes. Les autres guerres n'ont pour objectif que de nouvelles terres à exploiter, et le pouvoir sur les autres. Il m'est difficile d'accepter ces écarts continus à la nature première et pacifique de l'être humain. J'ai eu l'occasion de suivre quelques personnes de là-bas pendant une partie de leur vie, et j'ai vu des trahisons et des massacres auxquels je n'aurais jamais pu penser. Ce ne sont pas des guerres acceptables.

- Mais ceux qui sont plus au nord font aussi la guerre, n'est-ce pas ? demanda-t-elle après quelques secondes de silence.

Elle grignota deux fruits séchés, le regard perdu sur les vaguelettes du fleuve, en écoutant avec attention l'Entité, dont la voix venait de sa droite.

- C'est une guerre qui leur est utile. C'est un peu trop compliqué à expliquer, mais l'idée est que cela leur permet de continuer à croire en leurs dieux, et qu'ils en ont besoin car ils sont bien plus nombreux que vous. Sur l'autre continent... trop de personnes meurent pour des raisons qui ne méritent pas un sort aussi radical.

Naylazin était sincèrement attristée et outrée par ce que lui contait l'Entité. Au fond d'elle pourtant, elle était très heureuse de découvrir autant de nouvelles choses. Des milliers d'hommes vivaient sur un autre continent, elle le savait, et eux n'avaient pas la moindre idée de leur existence. Sa curiosité l'obligeait à une excitation telle qu'elle ne put cacher bien longtemps ses impressions à son compagnon de route.

- Je vois que toi aussi, tu es un peu égoïste, lui répondit-il.

- Je ne comprends pas vraiment, avoua-t-elle, mais je veux en apprendre plus.

- Ah, Nayla ! dit-il, une note amusée dans la voix. Cette curiosité peut devenir dangereuse. Tu devrais profiter du voyage et des endroits que tu traverses physiquement plutôt que de t'inquiéter de ce qu'il se passe à des milliers de kilomètres de chez toi. Tu es enfin libre, qu'as-tu envie de faire ?

- Beaucoup trop de choses, sans doute, répondit-elle en abandonnant, pour l'instant, cette discussion qui la passionnait. J'aimerais surtout savoir où je dois aller à présent, et combien de temps il me reste.

- On va longer le fleuve, jusqu'à un autre village.

- Il y a un village, par là ?

- Oui, et ses habitants seront les seuls à pouvoir te faire traverser le fleuve.

Naylazin reprit alors son chemin dans la jungle, en faisant bien attention de garder les eaux en vue, bien qu'elle savait qu'elle ne se perdrait pas. Elle remarqua que le perroquet était revenu, et qu'il ne s'était pas éloigné depuis longtemps. Elle lui donna quelques graines en continuant sa marche.

Pendant deux jours tourbillonnèrent dans son esprit des images de personnes inconnues qui vivaient à l'autre bout du monde, et elle se demanda souvent comment allaient sa sœur, ses parents et les deux jumeaux. Elle préféra aussi ne pas reprendre sa discussion à propos des autres continents avec l'Entité, mais elle se promit d'arriver à ses fins avant l'achèvement de son périple.

*

Trois fois le soleil parcourut l'horizon alors qu'elle marchait, sans qu'il ne se passe rien de notable. Les bords du fleuve se ressemblaient tous, un virage, puis l'autre dans l'autre sens ; les plantes étaient variées mais les mêmes que par chez elle ; et les quelques animaux qu'elle croisait n'avaient rien d'exotique. A force, il lui parut de plus en plus difficile d'apprécier le voyage, malgré les discussions plus qu'intéressantes qu'elle avait avec l'Entité. Ces heures de marche manquaient définitivement de nouveauté.

Ce jour-là, après avoir encore une fois replié le hamac et repris sa route le long de l'eau, elle faillit faire part de sa lassitude et de son agacement à son compagnon de route. Mais avant qu'elle n'ait pu ouvrir la bouche, l'Entité annonça ce que Naylazin espérait depuis longtemps.

- On arrivera dans deux jours, si tout se passe bien.

- Au village ? demanda-t-elle alors.

- Oui, au village.

- Enfin ! Je vais pouvoir me reposer...

- Nous ne resterons pas longtemps. Il faudra simplement leur demander de t'amener sur l'autre rive du fleuve.

- Je sais bien. Mais si toi tu es habitué à la solitude ou à n'être qu'avec une seule personne, je commence à m'ennuyer sans ma famille et les gens du village.

- Alors je vais faire en sorte que ces prochaines heures ne soient pas source d'ennui. Dis-moi, crois-tu à la magie ?

Au même moment, le fleuve réapparut devant la jeune fille, qui se remit à le suivre, toujours dans la même direction. Elle s'en éloignait tous les soirs pour trouver un endroit plus plat et un peu moins humide, pour mieux dormir. Elle inspira profondément avant de lui répondre, appréciant l'énergie nouvelle qui l'envahissait à la remémoration du fait qu'elle allait bientôt arriver à destination. Du moins à sa première destination.

- Est-ce que je crois à la magie ? Je pense que ça dépend de ce que tu entends par "magie". Si tu parles du malheureux tour que tu as voulu me faire la première fois où l'on tu t'es présenté à moi, alors oui, j'y crois.

- Que veux-tu dire par "ce malheureux tour" ? Il était très bien réussi !

- Il n'empêche que tu as dit toi-même que tu n'avais pas pu le finir, alors permets-moi d'en douter.

- Moque-toi de moi.

- C'est exactement ce que je fais, rigola-t-elle.

L'Entité s'enferma dans un silence mécontent pendant de longues minutes, et ce fut la jeune fille qui brisa le silence qui devenait de plus en plus pesant à chaque pas.

- Autrement, je n'y crois pas. Les récits fantastiques contés par les anciens du village et les parents épuisés par leurs enfants n'existent que pour leur morale, à la fin, pour amuser les plus petits, ou pour expliquer le comportement de tel animal ou telle plante.

- Tu es sûre de toi ? lui demanda d'une voix espiègle l'Entité, préférant oublier leurs différends plutôt que gâcher une partie du voyage, alors qu'ils allaient justement arriver au village.

- Le Mapinguari, le Boto, le Curupira... ce sont des êtres très intéressants, mais chacun a son histoire particulière, qui oblige ou interdit certains comportements, certaines faiblesses.

- Le Mapinguari est un chaman ayant abandonné toute humanité pour accéder à la vie éternelle. Il est seul, il tue, et il mange les hommes qui croisent sa route. Qu'en penses-tu ?

Naylazin soupira. Elle avait bien sûr entendu cette histoire depuis des années, et ce qui l'avait marquée, c'était simplement la morale la plus simple : il ne faut pas trop s'éloigner du village, sinon on peut se perdre et être mangé par le Mapinguari. Mais elle n'avait jamais réfléchi à une signification plus profonde, quelque chose qui pourrait toucher autant les adultes que les enfants, mais de façon inconsciente pour ces derniers. L'appât du pouvoir, de la toute-puissance, de la vie éternelle, ne mènerait finalement qu'à la solitude, à la tristesse.

- Excuse-moi, je ne pensais pas te voir aussi confuse. Ma question n'était pas là au départ. Je te laisse y réfléchir seule, on en parlera peut-être plus tard. Mais que dirais-tu si ces créatures étaient réelles ?

- Je ne serais pas convaincue.

- Crois-tu vraiment que de tout ce qui t'entoure, rien n'a à voir avec de la magie ?

- Oui, c'est ce que je crois.

Naylazin s'arrêta quelques minutes pour boire lorsqu'elle croisa sur sa route un petit ruisseau qui courait à travers l'herbe en direction du fleuve. Elle remplit ses deux gourdes après s'être assurée de la clarté et de la pureté de l'eau.

- Je t'ai déjà dit que nous étions très nombreux, nous, les entités, n'est-ce pas ? Certains d'entre nous ont le pouvoir d'altérer provisoirement notre environnement, comme moi, et d'autres ont la possibilité de l'altérer de façon permanente. En contrepartie d'un pouvoir plus puissant, ils ont une capacité de récupération bien moins importante. Je veux en venir au fait que certains êtres vivants, ou simplement des objets, s'ils ont été la cible d'une de ces entités, peuvent voir des modifications s'opérer en eux ou sur eux. Les entités rattachées aux chamans, par exemple, ne font pas que leur indiquer quelles plantes utiliser dans telle et telle situation : certaines fois, ils doivent y mettre un peu de leur énergie pour que la plante ait un effet plus fort, ou à l'inverse, qu'elle soigne sans devenir un poison. Je ne pourrai pas te donner plus de détails, mais c'est l'idée générale.

- Alors n'importe qui ou n'importe quoi peut avoir des capacités particulières si tel était le choix d'une de ces entités ?

- Exact. Je peux aussi le faire, mais ce serait alors très provisoire, de l'ordre de quelques secondes sans doute. En plus, ce n'est pas du tout ma spécialité, souffla-t-il après quelques secondes, comme si l'avouer le gênait un peu.

- Donc, ce que tu t'évertues de me faire comprendre, c'est que la magie peut être partout, et est sans doute tout autour de nous, constamment. En plus de ça, les créatures mythiques existeraient...

- Libre à toi de le croire ou non, mais comprends bien que je suis plutôt bien placé pour t'annoncer ce genre de nouvelle, mais aussi que je n'ai aucune raison de te mentir, car mon but est aussi de t'aider à découvrir le monde.

Naylazin marcha pendant un temps sans rien ajouter, plongée dans ses pensées. Sa mère et la vieille Xoco étaient-elles au courant, elles aussi, que la magie les entourait ? Savaient-elles que les créatures légendaires existaient, et donc continuaient à perpétuer les traditions car celles-ci étaient fondées ? La jeune fille se mit ensuite à se demander si ce qu'elle croisait était d'origine magique ou non. L'Entité remarqua sans doute le regard sceptique qu'elle posait à présent sur les arbres et les petits animaux autour d'elle, car il ajouta :

- De toute façon, tu vas sans doute avoir un aperçu dans peu de temps.

La journée suivit tranquillement son cours, bercée par la marche régulière de Naylazin et ses échanges plus ou moins intéressants avec l'Entité. Il lui parut assez immature à certains moments malgré son âge incalculable. Il supportait peu qu'elle le critique, et se moquait parfois d'elle comme un enfant le ferait. On lui avait toujours dit que vieillir aidait à mûrir et à se responsabiliser, mais elle commença à avoir des doutes : peut-être que cela dépendait surtout de l'éducation, de l'environnement dans lequel on évoluait.

Naylazin garda donc certaines réflexions pour elle-même, espérant au fond d'elle qu'un moment propice se présenterait pour en discuter avec lui. Elle savait qu'après sa quête et jusqu'à ce qu'elle passe le flambeau à sa propre fille, elle aurait tout le temps de savoir, de poser des questions. Mais elle savait que sa curiosité l'emporterait sûrement avant que son voyage ne soit terminé, allant peut-être même jusqu'à exaspérer son compagnon de route.

En fin d'après-midi, elle s'installa dans une petite clairière où trois arbres s'élançaient hauts vers le ciel clair. Deux d'entre eux étaient à bonne distance l'un de l'autre pour que le hamac soit bien positionné au-dessus du sol. L'autre semblait bien plus vieux car son tronc très large s'imposait et gardait toute l'attention pour lui. Après avoir déposé ses affaires, Naylazin s'approcha de l'arbre pour essayer d'en faire le tour avec ses bras. Elle savait très bien qu'elle en était incapable, mais embrasser ainsi un arbre ayant assisté à bien plus de choses qu'elle n'en vivrait jamais accordait toujours un moment de répit et de réconfort. Il aurait fallu six à sept personnes pour en faire le tour en entier. Au plus proche de la terre, presque écrasée par l'immensité de l'arbre, finalement ses mains s'accrochèrent à l'écorce et elle ferma les paupières, la tête tournée sur le côté comme si elle voulait entendre les murmures de la sève.

Pas loin de son village, il existait un grand arbre comme celui-là, mais elle n'allait pas souvent là où il se trouvait. Pourtant tous les habitants vouaient un respect particulier aux êtres vivants, animaux ou plantes, depuis qu'ils ne vénéraient plus de dieux.

Depuis des centaines de générations, ou du moins du plus loin qu'il se souvenait, son peuple adorait des dieux qu'il nourrissait par des sacrifices journaliers. La plupart du temps, c'était une des bêtes qu'ils tuaient une fois par semaine, et mangeaient ensuite. C'était pour cela, au tout départ, que les différents villages avaient entretenu des relations pacifiques et amicales. Chacun avait un jour déterminé dans la semaine, et le mythe était perpétué : les dieux consommaient chaque sacrifice, étaient maintenus en vie, et le soleil se levait comme à chaque fois. Les conflits qui avaient secoué les villages n'avaient posé aucun problème à ce niveau. Tous étaient conscients de l'importance de ce geste quotidien.

Jusqu'au jour où tous les chamans se réunirent et décidèrent de protester contre les dieux, contre qui ils passaient leur colère de mauvaises récoltes. Une dizaine de jours plus tard, une journée bien déterminée, personne ne sacrifia un seul animal. Pourtant le soleil se leva. Le ciel s'emplit de nuages. Une nuée bienfaitrice s'abattit comme habituellement sur la jungle. Les heures passèrent sans que rien ne diffère de la veille.

Les hommes se sentirent trahis, sans savoir vraiment par qui. Ils ne pouvaient plus blâmer les dieux, car ils ne semblaient pas exister. Certains critiquèrent les enseignements des anciens, tout en sachant que la faute ne leur incombait pas non plus. On entreprit alors de détruire la plupart des représentations divines et d'établir des rituels particuliers, comme des remerciements à la nature d'apporter tout ce dont ils avaient besoin. Depuis cela avait perduré, et ceux qui avaient vécu le déchirement des certitudes évitaient de parler de l'époque ancienne, bien qu'elle fut récente à l'échelle de leur mémoire collective.

Au-dessus de la clairière, alors que le soir tombait, les étoiles commencèrent à apparaître dans le ciel dépourvu de nuages. Un vent fort soufflait, faisant tanguer le hamac qui resta bien attaché. Naylazin grimpa dedans et rabattit le tissu sur elle. Après s'être assurée que le perroquet était bien à ses côtés, ce soir-là il s'était même accroché au bout du hamac et non sur une branche, elle se fit la réflexion que la journée suivante risquait d'être très humide et pluvieuse si le vent s'amenuisait.

*

Le lendemain, Naylazin fut réveillée par le cri de détresse d'un oiseau à travers la jungle. Elle se redressa d'un coup dans son hamac, soulevant le fin tissu qui la protégeait de la bruine et des insectes. Son regard analysa la clairière et les arbres autour d'elle, qui baignaient dans un épais brouillard. Malgré tous ses sens en alerte, aucun son, ni animal ni humain, ne parvint à nouveau jusqu'à ses oreilles. Le prédateur, quel qu'il soit, devait se trouver bien plus loin : le cri n'était sans doute qu'un écho, ou bien sa répétition par un congénère, par précaution. Le soleil se levait à peine, et l'air était frais.

L'Entité ne se prononça pas avant quelques minutes, après avoir sondé les alentours, tandis qu'elle faisait en sorte de ranger ses affaires tout en restant à l'abri des feuilles.

- Bonjour, dit-il d'une voix tranquille. Je n'ai rien vu d'inquiétant.

- C'est plutôt une bonne nouvelle. J'espère qu'on arrivera sans encombre au village cet après-midi, je n'ai pas envie de passer la nuit sous la pluie.

- Tu y seras avant que le soleil se couche, j'en suis sûr.

Elle quitta l'endroit un peu plus tard, lançant un dernier regard à l'immense arbre qui l'avait protégée cette nuit-là. Puis, elle se fraya un chemin à travers les plantes humides et retrouva le couvert de la forêt, silencieuse comme souvent lors des jours pluvieux.

La matinée fut tranquille, à peine perturbée par quelques grosses gouttes qui arrivaient à traverser l'épais filet de branches feuillues. Au vu de la fine pluie, les deux jours suivants allaient subir une averse torrentielle. Une pensée traversa l'esprit de Naylazin alors qu'elle s'arrêtait pour grignoter sous un arbre qui laissait moins encore passer les gouttes d'eau. Avec un peu de chance, l'Entité lui laisserait le temps que la pluie se tarisse avant de repartir, et peut-être pourrait-elle même participer aux festivités du solstice d'été avec le village.

Si durant celui d'hiver on ne mettait en place qu'une soirée pour célébrer une année fructueuse et tranquille, le solstice d'été était le début de nombreuses festivités qui duraient jusqu'à la nouvelle lune suivante. Depuis toute petite, la jeune fille adorait participer à la première nuit, le soir du solstice. C'était la nuit la plus courte de l'année, et personne ne se couchait avant que le soleil se lève à nouveau. C'était aussi la seule fois où les enfants étaient autorisés à veiller longtemps. Elle y avait toujours participé. Alors si elle pouvait rester quelques jours de plus jusqu'au solstice, elle le ferait avec plaisir.

Alors qu'elle finissait d'avaler les quelques fruits qu'elle avait ramassés sur son trajet matinal, un bruissement se fit entendre derrière elle. Obéissant à ses réflexes, elle attrapa instantanément le couteau qu'elle portait accroché à sa ceinture, et se retourna en position défensive. Ses yeux s'écarquillèrent en découvrant l'énorme animal qui bondissait sur elle.

Son regard brillant croisa celui concentré du jaguar.

Dans celui de Naylazin se refléta soudainement sa peur. Distraite, elle avait un peu baissé sa garde, n'ayant rien rencontré de problématique durant plus d'une semaine. A présent qu'elle se rapprochait du village, elle n'aurait jamais cru croiser un de ces si dangereux prédateurs, qui d'habitude gardaient un territoire à bonne distance des habitations. Pour le plus grand bonheur de chacun d'ailleurs.

A le voir de si près, Naylazin se surprit à penser qu'il s'agissait d'un animal particulièrement beau en plus d'être dangereux. Aussi, elle trouvait qu'elle réagissait plutôt calmement à la situation actuelle. Elle se demanda aussi comment en si peu de temps autant de pensées arrivaient à se former dans son esprit tandis qu'elle restait paralysée face au félin. De toute façon, elle n'aurait ni le temps de l'esquiver, ni celui de le frapper avant qu'il ne la touche. Et tout le monde savait qu'une jeune fille au mieux blessée par le premier coup, tomberait au second. Alors elle ne détacha pas ses yeux de ceux de la bête et attendit sans bouger que la prochaine seconde s'écoule, son couteau tendu au-dessus d'elle comme un dernier espoir.

Soudain, l'œil qu'elle fixait s'assombrit et perdit l'éclat particulier qui régnait dans celui d'une bête pleine de vie. Le jaguar tomba lourdement, en partie sur elle, et lui fit perdre l'équilibre. Elle reprit ses esprits rapidement et retira sa jambe coincée sous l'animal de plusieurs dizaines de kilos. Elle recula de quelques pas tandis qu'il ne bougeait pas d'un centimètre.

Naylazin expira bruyamment comme si elle avait retenu sa respiration pendant ces quelques secondes de tension. Comme si elle avait voulu rester en vie le plus longtemps possible, en gardant l'air vivifiant dans ses poumons.

Et le jaguar ne se relevait pas. L'image de son regard terni traversa l'esprit de Naylazin. Avec précaution, elle s'approcha de l'endroit où elle se tenait juste avant.

- C'était moins une !

Elle sursauta en entendant la voix de l'Entité. Avec tant d'émotions et d'adrénaline, elle en avait oublié sa présence. Elle releva la tête en direction du son, bien qu'elle se souvenait tout à fait qu'il n'était pas visible.

- Qu'est-ce qu'il vient de se passer ?

- Il t'a attaquée, et je ne l'ai pas vu venir. Comme c'était lui ou toi et que je dois te protéger, j'ai dû agir.

- Tu l'as tué ?

- J'étais bien obligé !

Naylazin s'agenouilla à côté du corps tiède qui gisait, entouré d'herbe et de feuilles. Elle tendit une main timide vers le jaguar et le toucha du bout des doigts, comme pour s'assurer que l'Entité ne lui mentait pas. Il ne bougea pas d'un pouce. Elle remarqua la petite taille du félin par rapport à ses congénères qu'elle avait pu voir, et son visage se ferma. C'était une femelle, et peut-être chassait-elle pour ses petits.

- Je ne suis pas aussi convaincue que toi de la justesse de ton geste.




***

L'Entité retint la réplique désobligeante qu'il eut soudainement envie de rétorquer. Il lui avait sauvé la vie, tout de même. Elle ne semblait ni émue ni reconnaissante, mais plutôt déçue et attristée. Elle ne devait pas se rendre compte de ce qui venait de se produire, et devait être sous le choc. Au fond de lui pourtant, il avait la sensation que les paroles de Naylazin étaient déjà toutes réfléchies et qu'elle ne changerait pas réellement d'avis sur la situation.

Si le jaguar était une femelle, et si elle avait des petits pas loin, qu'allait-elle bien pouvoir faire de tout façon ? En étant si proches du village, la mère aurait été condamnée comme les petits si celle-ci était tombée sur un chasseur. Au moins, se dit-il, il avait évité à la pauvre bête la souffrance d'une blessure à l'arc ou à la lance.

- Je n'avais pas le choix, Nayla.

- On a toujours le choix. Et en particulier toi. Tu aurais sans doute pu faire autre chose que d'en venir à cette extrémité.

- Nayla. J'ai eu une seconde pour réagir, autant de temps que toi. Qu'est-ce que j'aurais pu faire de mieux pour te protéger ?

- Je ne sais pas, dit-elle en récupérant son sac, après avoir tiré le corps sans vie du jaguar jusqu'au pied d'un arbre. Mais je suis certaine qu'avec ta... magie, tu aurais pu trouver une autre solution.

- Je n'avais pas le temps !

Peut-être le trouvait-elle insouciant et irréfléchi, comme elle lui fit comprendre en coupant court à leurs discussions durant l'heure qui suivit. Lui considérait la réaction de la jeune fille bien trop exagérée pour ce qu'il avait fait, et finit par abandonner l'idée de la raisonner. Elle était trop têtue, trop sensible et pas assez expérimentée pour comprendre ce genre d'actions nécessaires.

Il la suivit ensuite en silence, vérifiant simplement qu'elle gardait le bon cap. Tant qu'elle continuait à suivre le fleuve, elle tomberait dans tous les cas sur le village.

Quand elle arriva à proximité des premiers champs et qu'il ne lui restait qu'une dizaine de minutes de marche, il lui demanda gentiment de s'arrêter et faire une petite pause, car il avait à lui parler au sujet des gens qu'elle allait rencontrer. Elle n'accepta que lorsqu'il lui précisa que c'était aussi en lien avec sa quête, le faisant soupirer intérieurement pour son entêtement.

- Merci Nayla.

- Je t'écoute.

Sa voix était cassante mais il sentait à son agitation visible qu'elle était terriblement curieuse d'en apprendre plus sur sa mission à venir. Cela attendrit un peu l'Entité, qui reprit d'une voix douce :

- Les personnes que tu vas rencontrer dans ce village connaissent déjà ta mère, ta grand-mère et tes ancêtres, c'est-à-dire que toutes les aînées de ta famille sont passées par ce village pour accéder à leur but. Ils ont besoin de ton aide. Tu vas la leur proposer.

- En quoi pourrais-je bien les aider ? marmonna-t-elle comme pour elle-même.

- Je ne peux t'en dire plus pour l'instant, mais ce qu'il vont te demander est dans le cadre de tes capacités, tu n'as pas à t'inquiéter. Simplement, cela va sans doute t'aider à revoir tes préjugés sur la magie, celle-ci t'inspirant si peu.

- Je ne suis pas si peu ouverte au sujet, rétorqua-t-elle.

- Permets-moi d'en douter.

- Ne recommence pas, s'il te plaît.

L'Entité faillit lui répondre que c'était elle qui commençait à mal interpréter ses paroles, mais il se retint. Cela n'aurait servi à rien de toute façon. Il préféra lui annoncer une bonne nouvelle pour détendre l'atmosphère.

- Tu resteras au moins jusqu'au solstice, car ils auront probablement besoin de toi ce jour-là, ou la veille. Tu pourras même te reposer une journée de plus avant de prendre le bateau et rejoindre l'autre rive.

Le visage de Naylazin s'éclaira à l'entente de ses mots. Elle sourit légèrement. Ensuite, elle remercia son compagnon de route du bout des lèvres, ce qui suffit à l'Entité pour qu'il comprenne qu'elle appréciait l'idée et que sa rancœur envers lui avait plus ou moins disparu.

Un peu plus tard, il observa en silence l'accueil que lui réservèrent les habitants du village, qui se doutaient depuis trois ou quatre ans que la fille d'Enrendira allait se présenter chez eux.

Naylazin apprit rapidement qu'ils étaient plutôt éloignés de la plupart des villages et qu'ils étaient très rarement en contact avec eux. Cela s'expliquait en particulier parce qu'ils étaient liés à cette quête et que celle-ci avait une grande importance. Ils ne pouvaient donc se permettre de s'exposer à un quelconque danger, même si cette prévenance s'exprimait à travers un repli loin des autres hommes.

On lui offrit le repas du soir. Il restait un peu moins de trois jours avant la fête du solstice.

Arrivée tard dans l'après-midi, elle préféra se reposer dans une petite cabane qu'on lui attribua avant qu'on la présente à tout le monde. Elle dîna donc avec la famille du chef et partit immédiatement après, appréciant à sa juste valeur une couchette rembourrée et la chaleur de l'habitation. Elle n'eut que le temps de souhaiter une bonne nuit à son partenaire avant de sombrer dans un sommeil sans rêve.

L'Entité, lui, en profita pour prendre des nouvelles de ceux qu'il voyait une fois tous les trente à quarante ans. Il avisa les quelques familles qui vivaient dans le village, qui chacune veillait car le soleil se couchait à peine, et une sorte de nostalgie l'envahit, comme à chaque fois qu'il revenait. Certains avaient à présent des enfants, et certains étaient décédés. La faute au temps, qui lui ne l'avait jamais atteint comme il atteignait l'ensemble des êtres vivants. Il finit rapidement son tour avant de s'installer dans l'enceinte de la cabane où Naylazin dormait. Il ne savait pas non plus ce qu'était dormir, mais il considérait que ces heures où il mettait ses réflexions en pause équivalaient au repos nécessaire de la jeune fille.

Le lendemain, ils discutèrent un peu avant que Naylazin décide de pointer le bout de son nez dehors, et de découvrir à la fois le lieu et les gens. Malgré la pluie battante, elle passa de maison en maison à la demande du chef au lieu de réunir tout le monde sous le même toit. Elle fit la connaissance des chasseurs et leur indiqua l'endroit où elle avait mis le corps du jaguar à l'abri, pour que sa mort ne soit pas vaine et puisse même servir au groupe. Quand elle resta avec une famille plus longtemps que les autres, dans la dernière maison qu'elle n'avait pas encore visitée, l'Entité laissa enfin sa lassitude disparaître, au profit d'un sentiment à la fois amusé et attendri.

Un couple qu'il connaissait déjà avait récemment eu deux jumeaux, Pichtli et Nochtli, qui n'avaient que trois ans d'âge. L'unique grand frère venait d'avoir dix-neuf ans, et il se présenta avec chaleur à la nouvelle venue. Izel.

Au son de sa voix, Naylazin ne put vraiment cacher l'émotion qui la submergea, qui s'amplifia lorsqu'elle plongea ses yeux dans ceux de son vis-à-vis. Ils brillaient d'un doux éclat, étoiles solitaires au milieu d'une nuit sombre.

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