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L'animal chassait. Ses yeux brillaient à travers les larges feuilles de l'arbre où il était perché, tandis qu'il fixait sa proie sans s'autoriser une seule seconde de détachement. L'oiseau s'évertuait à tirer un ver de terre hors du sol et n'avait pas senti la présence du prédateur.
Une jeune fille les observait de loin, accroupie sur une racine épaisse, un perroquet aussi apeuré que silencieux sur l'épaule. Elle glissa lentement un doigt sur son plumage, autant pour le rassurer que pour lui interdire d'émettre un seul son. Après tant d'années passées à ses côtés, il avait associé certains de ses gestes à une action particulière. Il lui pinça doucement l'oreille, comme pour lui répondre qu'il n'était pas assez idiot pour se mettre en danger aussi ridiculement. Un léger sourire apparut sur les lèvres de l'adolescente. Occupé comme il l'était, le margay n'avait sans doute pas remarqué leur présence. Mais si le perroquet se décidait à alerter son congénère, elle n'aurait pas l'occasion d'observer le félin avant longtemps. Elle comprenait la peur de son petit compagnon, bien qu'il n'y avait en réalité aucun danger.
Le margay sauta de la branche basse où il s'était tapi et planta ses griffes dans le corps de sa proie, qui n'eut pas le temps de réaliser ce qui lui arrivait. Il l'acheva immédiatement, avant même qu'elle ne pousse un cri de détresse pour avertir ses pairs. Le félin prit l'oiseau encore chaud dans sa gueule et partit souplement à l'opposé de la jeune fille, en direction du cœur de son territoire où l'attendaient sans doute ses petits.
- Naylazin ! s'écria une voix masculine derrière elle.
- J'arrive !
La dénommée Naylazin se redressa. Elle donna de petites tapes sur le bas de son pantalon pour en enlever les petites herbes qui y étaient accrochées, obéissant à un réflexe peu utile au vu de l'épaisse jungle qui l'entourait. Puis elle se dirigea, d'un pas assuré mais légèrement irrité, vers la voix qui l'appelait toujours, son perroquet tanguant dangereusement sur son épaule. Naylazin sortit du couvert des arbres quelques secondes plus tard, et aboutit aux abords du village. Entre temps, d'autres petites herbes s'étaient accrochées au bas de son pantalon.
- Nayla !
- J'arrive !
- Nayla !
Les quelques personnes qu'elle croisa lui offrirent des sourires gênés. Si Zolin, le fils du chaman, l'appelait car on l'avait sommée de l'accompagner remplir les réserves d'eau du village, la vieille Xoco avait sans doute quelque reproche à lui faire. La grand-mère de la jeune fille avait toujours veillé un peu trop sur elle, et ne lui laissait presque aucune liberté, ce qui avait tendance à l'agacer de plus en plus facilement alors qu'elle grandissait. L'ensemble des habitants pâtissaient aussi du mauvais caractère de Xoco, alors la plupart avaient pris Naylazin en pitié.
Elle évita les regards compatissants des autres jusqu'à la grande cabane de terre et de bois où elle habitait avec l'ensemble de sa famille. Sa petite sœur Tlalli s'occupait des nouveaux-nés, assise sur le banc à l'abri du soleil mais au grand air, juste devant la maison. Sur l'avancée de toit étaient accrochés de nombreux carillons et de petites sculptures en bois, oscillant dans le vent au bout de leur fil. Cela donnait un air moins modeste et plus jovial à l'endroit. Les villageois avaient d'ailleurs souvent donné de jolies petites choses à Naylazin, qui ne s'y intéressait pas réellement, comme la statuette de bois en forme de dauphin qui pendouillait sur le rebord du toit. Ses yeux glissèrent sur l'ensemble des carillons, puis s'arrêtèrent sur le visage ennuyé de sa sœur.
Tlalli releva la tête à son arrivée, en continuant de secouer machinalement une petite poupée au-dessus des yeux ébahis des deux bébés.
- Je crois qu'elle te cherche. Comment vont les petits ? s'enquit-elle après avoir échangé un sourire un brin amer avec sa sœur.
- Bien, je suppose. Il a amené l'oiseau, donc ils doivent être en bonne santé. Ils n'aiment pas les nourrir s'ils sont trop faibles.
Tlalli hocha la tête puis reporta son attention sur ses jeunes frères, à qui elle laissa le loisir de s'amuser seuls avec la poupée. Naylazin glissa un doigt sous les pattes griffues du perroquet pour le déposer sur son perchoir, où il attendait toujours qu'elle revienne. Elle écarta ensuite d'une main les lianes épaisses qui servaient de rideau à l'entrée, et dut cligner plusieurs fois des yeux pour s'accoutumer à la pénombre de la grande pièce.
- Nayla, c'est bien toi ?
- Oui, grand-mère.
- Viens me voir.
Il n'y avait qu'une mince ouverture au fond de la maison, qui laissait à peine entrer les rayons du soleil. Naylazin se fia plus à ses habitudes qu'à sa vue pour avancer sans causer de dégâts, entre les couchettes et objets en tout genre qui jonchaient le sol. Xoco était assise sur un coussin rembourré de paille et de laine, les jambes croisées en tailleurs. Devant elle fumait un petit brasier sur lequel était posé un bol en pierre. De la mixture qui y bouillait s'échappait une odeur âcre presque étouffante, mais l'adolescente ne fit aucun commentaire.
Xoco était réputée pour faire les meilleurs remèdes du village, avec l'aide de leur chaman. C'était cela qui expliquait l'autorité qu'elle avait sur l'ensemble des habitants. D'ailleurs, son caractère changeant et acariâtre était peut-être dû aux vapeurs des différentes plantes qu'elle respirait à longueur de journée. Naylazin réprima un sourire à cette pensée. Après tout, il valait mieux qu'elle soit prudente, Xoco était peut-être capable de lire ses pensées sur son visage alors même que ses yeux étaient clos.
- J'ai entendu le petit Zolin t'appeler. Ne l'as-tu donc pas encore rejoint pour ramener de l'eau ?
- Je m'y rendais, grand-mère.
La vieille femme ouvrit doucement les paupières, et Naylazin détourna poliment la tête vers le sol lorsque leurs regards se croisèrent. Elle n'eut pas non plus le courage de lui répéter que "le petit Zolin" était loin d'avoir encore cinq ans.
La voix de Xoco se fit soudainement plus autoritaire.
- Qu'attends-tu donc ? Nayla, reprit-elle alors que celle-ci acquiesçait en faisant un pas en arrière, donne-moi le bol, aide ta vieille grand-mère.
La jeune fille soupira, puis lui tendit une planche où des cercles irréguliers étaient dessinés, là où le bois avait à maintes fois noirci au contact des récipients brûlants. Elle s'empara ensuite d'une pince adaptée pour sortir le bol du feu et le poser sur la planche à présent installée juste devant Xoco. Naylazin observa en silence sa grand-mère se pencher au-dessus du breuvage et sentir ses odeurs. Elle fronça légèrement le nez à l'idée d'être aussi proche de la source des effluves désagréables qui régnaient dans la pièce. La vieille Xoco avait-elle réellement besoin de les inhaler directement pour savoir si le remède était prêt ?
- Non... marmonna-t-elle en redressant lentement son corps frêle. Ce n'est pas encore ça, mais d'ici quelques heures...
Elle ne finit pas sa phrase et sa petite-fille ne chercha pas à en connaître la fin. Naylazin remit une petite bûche dans la feu à sa demande, se servit de la pince pour reposer le bol et sortit de la cabane quelques secondes plus tard. Elle fut instantanément éblouie par la luminosité extérieure, mais il lui fit le plus grand bien d'inspirer profondément l'air printanier.
- Tu ferais mieux de rejoindre Zolin, si tu veux mon avis, l'interpella sa sœur alors qu'elle s'apprêtait à s'éloigner.
- Tlalli... va avec lui si tu veux, lui répondit Naylazin d'un ton compatissant.
- A t'entendre, je pourrais croire que ça te dérange de ne pas être avec lui.
- Tu sais bien que non. Au contraire, je serais bien contente si tu pouvais t'occuper de l'eau à ma place.
La plus jeune leva ses yeux clairs sur sa sœur et lui adressa un rictus moqueur. Elle attacha ses cheveux en un chignon rapide mais pratique, embrassa doucement les deux bébés puis se planta en face de Naylazin. Tlalli était à peine plus petite qu'elle. Les deux sœurs n'avaient en effet pas tout à fait un an d'écart, et si Naylazin avait fêté ses seize ans plusieurs mois auparavant, Tlalli allait passer ce cap dans quelques semaines. Et cette dernière ne pouvait plus attendre. Chaque jour la rapprochait du moment où elle serait autorisée à se marier, et elle comptait bien y parvenir avant que sa sœur ne soit obligée de s'unir à Zolin.
- Si je pars, tu dois garder les deux petites crapules, dit-elle finalement, un air espiègle éclairant son visage.
- Tu me le revaudras un jour, je te le jure !
Tlalli ne se fit pas prier et détala en direction de la sortie du village, où Zolin attendait depuis un temps interminable que quelqu'un - n'importe qui - vienne enfin l'accompagner. Naylazin prit la place de sa jeune sœur à côté des petits, et observa de loin les deux tourtereaux se retrouver avec plaisir. Leurs parents respectifs n'étant pas là, ils avaient bien le droit de profiter de quelques heures ensemble.
La jeune fille tourna son visage vers les deux bambins qui l'observaient en silence. Elle leur donna la petite poupée, que Tlalli avait dû récupérer pendant qu'elle était à l'intérieur de la maison, pour les occuper le plus longtemps possible. Puis, après s'être assuré qu'ils ne risquaient ni de s'énerver, ni de s'ennuyer, elle prit une position un peu plus confortable sur le banc. Naylazin s'autorisa quelques minutes d'égarement. D'un geste machinal, elle échangea de doigt en doigt et tourna répétitivement la bague de bois qu'elle portait à la main droite. A sa gauche, sur son perchoir, le perroquet émit un léger roucoulement.
*
Icotzin était un homme étrange. La même pensée traversait l'esprit de Naylazin tandis qu'elle le regardait distraitement. Il marmonnait, comme s'il tenait une discussion délicate avec un être imaginaire. Naylazin avait déjà remarqué ce genre de comportement plusieurs fois, mais elle le mettait sur le compte de son âge avancé. Les cheveux gris du chaman étaient assez longs, attachés en une queue de cheval comme la plupart des hommes de la quarantaine les portaient. De dos, on aurait pu le croire encore jeune, mais son visage était ridé par les années et il laissait pousser son épaisse barbe depuis bien avant la naissance de la jeune fille. D'aussi loin qu'elle se souvenait, Icotzin lui avait toujours paru vieux. Son unique fils n'avait que dix-huit ans, fruit de son deuxième mariage, car sa première femme n'avait jamais pu avoir d'enfant. Du moins, c'est ce que l'ensemble du village lui avait conté depuis toute petite.
Naylazin secoua la tête comme pour chasser des réflexions trop hasardeuses. Elle reporta son attention sur le brasier et l'ensemble des personnes rassemblées autour. Il était tard, la forêt était déjà très sombre et les seules sources de lumière étaient les quelques feux de bois répartis dans le village. Ce n'était pas encore un jour de fête - le printemps arrivait à sa fin dans quelques semaines et les fêtes estivales n'avaient lieu qu'à partir du soir du solstice, mais à chaque nouvelle lune il était coutume de manger par petit groupe, souvent entre voisins ou amis. Comme tous les mois, le chaman, sa femme Migisi et Zolin s'étaient joints à la grande famille de Naylazin pour le repas. C'était un des rares moments où ils se permettaient de tuer une des bêtes pour avoir un peu de viande. Naylazin tendit son bol à sa mère, imitant les autres, pour qu'elle lui serve un bout du lama qu'ils avaient dépecé dans la matinée.
Ce soir-là, l'alcool de manioc et les récits fantastiques furent bus sans modération, le premier par les adultes profitant - peut-être un peu trop - de ces heures durant lesquelles ils pouvaient abandonner leurs responsabilités dans un coin de leur esprit ; les seconds par les plus jeunes, seuls remèdes à l'ennui des réunions de famille. Les plus intéressés furent sans doute les deux bébés, encore bien éveillés à cette heure tardive, qui fixaient à tour de rôle les différents conteurs de leurs grands yeux brillants. Les trois jeunes adultes, bien que Tlalli n'était toujours pas considérée comme telle aux yeux de la petite société, n'échangèrent que très peu et firent plus ou moins semblant d'écouter leurs aînés. Zolin avait été placé à l'opposé de Tlalli, de l'autre côté du feu, mais accrocha souvent le regard de son amoureuse, où se reflétaient les flammes ardentes de son amour. Elle jeta plusieurs fois des coups d'œil à Naylazin, qui, le visage fermé par l'ennui et le corps penché vers l'avant, semblait hypnotisée par le feu, et changeait régulièrement sa bague de doigt.
Il faut dire qu'elle avait trop entendu les mêmes histoires. Elle se redresserait sans doute, le jour où une nouvelle pointerait le bout de son nez. Naylazin était très curieuse et avide de fables inédites, mais son attention était facilement détournée si elle n'en apprenait pas plus. Elle préféra se perdre dans ses pensées et écouter d'une oreille distraite les marmonnements de chacun plutôt que s'épancher en commentaires désagréables. Si habituellement elle partait se coucher, l'autorisation qu'elle avait maintenant à boire un peu d'alcool la tenta pour rester. Quelques gorgées du liquide brûlant l'aidèrent à supporter les derniers récits redondants.
Quand les petits furent endormis sur leur grand coussin depuis plusieurs heures déjà, et que les adultes luttèrent de plus en plus contre le sommeil, chacun se retira chez soi pour se coucher. Zolin et Tlalli passèrent quelques minutes de plus ensemble, quand tous furent éloignés, avant de rejoindre leurs familles respectives.
Le lendemain, Naylazin se réveilla aux gazouillis que faisaient ses deux frères. Elle sortit de sa couchette, s'étira, puis attacha de légères sandales à ses pieds. La jeune fille les portait tous les jours car elle profitait de chaque temps libre pour vagabonder dans la forêt, à l'affût de nouvelles plantes qu'elle n'aurait encore jamais remarquées, ou d'animaux quels qu'ils soient pourvu qu'ils ne remarquent pas sa présence. Elle partait observer les couvées d'oiseaux, s'entraînait à attraper les grenouilles venimeuses dans les marais et confectionnait toutes sortes d'objets avec ce qu'elle trouvait. Mais cette curiosité qui guidait souvent ses pas était mal vue par ses parents et l'ensemble des villageois, car elle était réservée aux jeunes garçons, voués à devenir chasseurs et chefs de famille. Naylazin soupira en s'approchant des deux jeunes, se remémorant les mots de sa mère au cours de la soirée.
- Nayla, je partirai tôt demain matin pour semer le maïs une dernière fois avant l'été. Tu t'occuperas des jumeaux ?
Elle n'avait pas pu refuser. Elle s'appuya lentement contre un des larges troncs qui soutenaient le toit depuis de nombreuses années, en fixant les bébés gigotant sur leur coussin.
- Nana !
Un léger sourire apparut sur ses lèvres. Le plus vieux, né quelques minutes à peine avant l'autre, commençait à assimiler des mots, et depuis une semaine s'efforçait de prononcer le nom de sa sœur. A la vue de la bouille du bébé, Naylazin n'aurait pas hésité un instant et chercherait à se marier rapidement, pour profiter elle-même des joies d'élever un enfant ; si seulement elle n'avait pas au fond d'elle cette soif d'aventure et de découverte. Elle espérait terriblement qu'un jour, sa mère l'autorise à partir vers les autres villages, plus proches du fleuve, pour voir le monde et découvrir un autre paysage que la forêt alentour. Chaque nouveau printemps, deux ou trois chasseurs y partaient pour assurer l'amitié entre les communautés, et le même nombre en arrivait. Peut-être pourrait-elle les accompagner, ne serait-ce qu'une fois ?
Avec un soupir, Naylazin s'assit en tailleurs et laissa ses frères s'approcher difficilement d'elle, leurs petits bras potelés s'accrochant dans la laine épaisse.
Une heure plus tard, la jeune fille s'occupa de préparer le repas pour le moment où l'ensemble de la famille reviendrait de leurs occupations matinales, en jetant régulièrement un œil aux jumeaux qui l'observaient en silence. Xoco fut la première à passer la porte de lianes, marmonnant comme à son habitude ; marmonnement qui s'accentua lorsque ses yeux se posèrent sur le feu de bois accaparé par la grande plaque où grillaient des tranches de légumes. Les parents arrivèrent un instant plus tard, et Tlalli fut, encore une fois, la dernière à rejoindre le cercle familial, alors qu'ils commençaient déjà à manger.
- Nayla ? l'interpella Xoco au milieu du repas après avoir léché ses doigts de façon peu ragoûtante.
- Oui, grand-mère ?
- Rappelle-moi encore pourquoi tu ne veux pas procéder au mariage avec le petit Zolin ?
- Parce que les jumeaux ont besoin de moi à la maison.
L'adolescente avait répondu sans hésitation, car la question était devenue une habitude, aussi récurrente que le cri que la vieille Xoco poussait lorsqu'elle avait besoin d'elle. Tlalli s'était tournée vers elle, mais Naylazin ne fit même pas l'effort de lui jeter un regard compatissant. Dans un sens elle protégeait ainsi la relation de Tlalli avec Zolin, dans un autre la plus jeune n'avait pas besoin de sa confirmation pour savoir qu'elle ne se marierait pas avec lui. La discussion ne s'éternisa pas, malgré le fait que chacun savait que Naylazin n'avait pas plus envie de passer plusieurs années à s'occuper de ses frères que de vivre une vie emprisonnée par un mariage. Le rapide changement de discussion qui s'opéra surprit Naylazin, car il fut le fruit d'une intervention de sa mère, qui habituellement préférait encourager le sujet du mariage de son aînée. La jeune fille n'eut pas l'occasion de lui poser une quelconque question, même après le repas, car Erendira s'était immédiatement éclipsée.
L'après-midi, le ciel était encore totalement dégagé. Les centaines de larges feuilles ajoutées sur tous les toits du village quelques semaines plus tôt commençaient à sécher, mais l'atmosphère restait humide, alors chacun surveillait les siennes pour qu'elles ne pourrissent pas. Naylazin, après avoir laissé le feu à disposition des étranges mélanges de la vieille Xoco, sortit devant la maison avec les deux jumeaux, qu'elle laissa tranquillement s'endormir sous l'ombre de l'avancée de toit. Elle fit le tour de l'habitation en passant ses doigts sur les pointes des feuilles qui dépassaient, puis, satisfaite, revint s'asseoir sur le banc de bois à côté de la porte d'entrée. Elle avait jeté un œil envieux sur l'orée de forêt une dizaine mètres plus loin, mais s'était ravisée. Tant que personne ne viendrait la remplacer, elle ne laisserait jamais ses frères livrés à eux-mêmes à ce si bas âge.
Un peu plus tard, sa mère apparut au coin de la grande hutte, venant de derrière celle-ci, les yeux légèrement rougis comme si elle avait versé quelques larmes. La situation était d'autant plus étrange que personne n'allait jamais dans cette direction. Les champs, le fleuve et les lamas étaient tous à l'opposé. Mais Naylazin ne fit pas réellement attention à ces détails, bien trop heureuse qu'on vienne enfin la relever de ses tâches. Elle laissa le perroquet finir les quelques graines qu'elle avait dans sa main, en se dandinant d'impatience à l'idée d'avoir enfin un peu de temps libre. Elle tapota ensuite son épaule droite, où l'oiseau multicolore vint se poser et s'accrocher au tissu de sa veste. Naylazin entra dans la maison, en ressortit avec de hautes chaussettes et un pantalon, relaça ses sandales par-dessus et partit immédiatement avant que quelqu'un ne lui donne une nouvelle mission.
*
Naylazin se dirigea instinctivement derrière la maison. Une question lui traversa l'esprit : sa mère venait-elle vraiment de la forêt ? Peut-être avait-elle simplement fait le tour du bâtiment pour vérifier le bon état du toit, comme sa fille l'avait fait peu avant. Elle secoua la tête. Non, il n'y avait rien de particulier dans la forêt dans cette direction. Les champs et l'élevage étaient à l'opposé, Erendira n'avait aucune raison d'y aller, surtout seule. Mais Naylazin, elle, était déjà impatiente à l'idée de découvrir enfin une autre partie de la jungle. Elle jeta un regard derrière son épaule tandis qu'elle prenait une décision qui lui paraissait cruciale. La jeune fille se répéta plusieurs fois que sa famille n'avait pour l'instant pas besoin de ses services, donc qu'elle pouvait occuper son après-midi comme elle le souhaitait. Et puis, elle serait de retour dans quelques heures à peine.
La jungle qui se dressait devant Naylazin était très dense. Le soleil éclairait les hautes branches, donnant un air moins oppressant aux arbres pourtant immenses. L'adolescente détacha un bout de liane qu'elle gardait autour du poignet pour s'attacher les cheveux, qui ne furent bientôt plus qu'une masse noire retenue grâce au petit végétal. Elle vérifia une dernière fois que personne ne la voyait s'éloigner, qu'elle était bien en compagnie du perroquet, et que son couteau en pierre taillée était toujours attaché à sa ceinture. Naylazin s'engouffra alors entre les arbres, sans remarquer que le passage qu'elle empruntait avait déjà été foulé, et que des branches basses étaient légèrement abîmées, comme si on s'était frayé un chemin à travers les bois.
Le bruits des pas de la jeune fille résonnaient étrangement dans la jungle. Le perroquet, habituellement très bavard, n'émettait aucun son, comme s'il respectait le silence qui s'était formé tout autour. Il semblait très nerveux. Un léger frisson glissa le long de l'échine de Naylazin. Lorsqu'on entendait ni bruissement ni ne serait-ce que les feuilles hautes qui étaient secouées dans le vent, soit il se passait quelque chose d'important à un autre endroit, soit cette chose allait survenir d'un instant à l'autre, à l'endroit-même où l'on se trouvait. Obéissant aux réflexes naturels qui sont de ceux qui vivent au cœur de la jungle, pour se mettre hors de danger, Naylazin grimpa sur une branche basse, observant autour d'elle du mieux qu'elle le pouvait. Elle avisa l'herbe qui bougeait à peine, puis les feuilles de lierre qui oscillaient sans bruit. Comme elle aurait pu le penser au début, rien ne courut dans sa direction pour l'attaquer, ni ne détala. Même un animal discret ne pouvait échapper à l'ouïe fine des habitants de son village, quand ils se donnaient les moyens d'écouter.
Naylazin reprit lentement sa respiration, qu'elle avait réduite le plus possible pour n'être dérangée par aucun bruit parasite. Le calme qui régnait la surprenait toujours, mais le perroquet ne s'agitait plus, alors elle descendit de son perchoir pour continuer sa route, gravant dans sa mémoire avec attention chaque arbre ou pierre singulière, pour retrouver à coup sûr son point de départ. L'adolescente ne s'était jamais éloignée dans cette direction, alors elle devait particulièrement faire attention au chemin qu'elle empruntait. Quelques minutes plus tard, Naylazin réalisa que son pantalon s'était desserré au niveau des chevilles. Elle s'assit sur un large rocher, au pied d'un de ces grands arbres dont les racines au grand jour étaient liées à leurs branches par du lierre solide. La jeune fille baissa la tête pour resserrer les bouts de liane qui devaient empêcher les insectes de se faufiler sous son vêtement.
Soudainement, dans la tranquillité qui entourait la jeune fille, le bruit de course d'un petit animal se fit entendre. Naylazin redressa doucement la tête, de peur d'effrayer celui qui se trouvait à quelques pas d'elle. Un regard ambré était fixé sur elle. Ou plutôt trois paires de billes claires fendues en leur centre. Les margays s'étaient arrêtés en plein jeu en remarquant sa présence. Pendant de longues secondes, le silence se fit encore plus pesant. Ni l'adolescente, ni le perroquet, ni les jeunes félins n'osèrent un mouvement. Puis, brisant l'harmonie, un plus gros margay sortit du couvert des feuillages, descendit en flèche de l'arbre où il surveillait ses petits, et lança un cri d'alerte. Tous disparurent alors, en grimpant agilement sur le tronc le plus proche. La forêt reprit ses bruissements habituels, comme si l'événement qui devait survenir depuis que Naylazin avait quitté le village avait été sa rencontre avec les félins. Elle se releva en douceur, et un sourire se dessina sur ses lèvres.
Quatre jours plus tôt, elle avait observé la mère chasser, en étant persuadée que celle-ci partait nourrir ses petits. Pourtant, elle n'aurait jamais espéré pouvoir les voir, de si près, ni partager un moment si doux et si fort en émotions, ses yeux sombres plantés dans les leurs éclairés par une tache de soleil. Elle s'évertuait depuis deux ans à mieux connaître les espèces qui les entouraient : ces deux rencontres si proches dans le temps lui procuraient un plaisir fou, et satisfaisaient sa curiosité.
Naylazin revint tous les jours de la semaine, du moins quand elle le put. Mais elle savait que les margays avaient plus tendance à sortir la nuit, et rarement la journée - ce qui faisait des deux rencontres des moments encore plus chers à ses yeux, alors elle ne s'étonna pas de ne pas les revoir. Elle s'aventura donc de plus en plus loin dans la jungle, notant dans un coin de sa tête les nouveaux animaux ou les nouvelles plantes qu'elle découvrait. Elle se perdait souvent dans ses pensées, survolant les visages de Tlalli et Zolin, ainsi que ses rêves d'escapades lointaines et de voyages nocturnes.
On retenait Naylazin au village car on voulait la marier au fils du chaman, et les femmes se devaient de rester chez elles pour s'occuper des enfants, du bon vivre de la communauté, de l'élevage et des plantations. Mais ces dernières obligations ne l'intéressaient pas malgré les remarques constantes de ses parents et de sa grand-mère. A l'inverse de ceux-ci, les autres habitants du village ne se préoccupaient pas réellement de ses actions et de ses projets. Certains la considéraient même comme une jeune fille immature, ce que Naylazin n'arrivait pas à comprendre. Elle avait peut-être une curiosité débordante et des motivations enfantines, mais cela ne faisait pas d'elle une gamine qui inconsciente des problèmes auxquels les adultes sont souvent confrontés.
Au bout d'une semaine, l'adolescente renonça à retourner de ce côté de la forêt. On lui demandait toujours son aide pour telle ou telle tâche, alors comme elle ne revit pas les margays, elle se contenta de ses repères habituels, peu éloignés du village, lorsqu'elle avait un peu de temps libre. Elle sentait aussi que plus les jours passaient, plus elle se rapprochait de sa sœur, d'une façon plutôt étonnante. Elles étaient déjà très complices avant, mais à présent que Naylazin aidait Tlalli à passer plus de temps avec Zolin, elles passaient leurs soirées ensemble et se racontaient bien plus leurs expériences que quelques mois plus tôt. Peut-être parce que la plus jeune grandissait et devenait plus mature.
*
La jungle ne s'était plus jamais tue, de telle sorte que Naylazin oublia rapidement l'épisode étrange de sa rencontre avec les petits félins. Jusqu'au jour, aux alentours de la pleine lune, où la jeune fille fut prise d'une envie irrésistible de retourner dans cette direction. Cet après-midi-là, en franchissant la porte de lianes, elle indiqua rapidement à son perroquet de monter sur son épaule, et vérifia qu'elle détenait tout ce dont elle pourrait avoir besoin. Deux minutes plus tard, elle passait à couvert des arbres, derrière la maison familiale, continuant sa route à travers les buissons plus épais à l'aide de son couteau.
La forêt bruissait tout autour de Naylazin. L'oiseau s'envolait souvent, sans doute pour examiner les branches hautes et les endroits cachés à la vue de la jeune fille, à l'image d'un garde du corps. Elle restait alerte, au cas où un prédateur l'aurait prise pour une proie sans défense. Les rayons du soleil traversaient les feuilles éparses, tachant de flaques dorées le sol frais et humide. La mousse commune à l'hiver commençait à sécher sur les troncs les plus larges malgré le temps moite des mois estivaux. Des cris de singes vinrent de temps en temps briser l'harmonie du lieu, à ces instants Naylazin serrait plus fort son arme dans sa main, car les primates pouvaient s'avérer dangereux si elle entrait dans leur territoire. Elle avançait avec assurance entre les arbres qu'elle commençait à connaître, traçant une ligne presque droite vers un lieu inconnu. Mais elle sentait qu'elle devait s'y rendre.
Naylazin marcha environ deux heures dans la même direction, guidée par une intuition dont elle n'arrivait pas à déterminer l'origine. Une brume fine s'était peu à peu répandue à travers les arbres, créant une atmosphère désagréable. Lorsqu'elle devait se laisser glisser dans de petites pentes, ou au contraire grimper sur une butte, la jeune fille gardait une attention toute particulière à la sensation de l'arme contre la paume de sa main. Ses sens accaparés par l'humidité, elle redoutait l'attaque surprise d'un animal. Les arbres autour d'elle lui paraissaient de plus en plus élevés et écrasants. La lumière blafarde ne l'aidait pas à se sentir rassurée.
Elle arriva ensuite aux abords d'une clairière, qu'elle devina d'abord grâce aux buissons, plus nombreux, et aux arbres, qui dépassaient à peine quelques mètres de hauteur. Puis, ce fut le bruit caractéristique de l'eau qu'elle détecta, parmi les murmures de la forêt. Quand elle sortit enfin du couvert des arbres, elle fut saisie par la beauté du lieu. La brume s'évanouissait à ses pieds, comme arrêtée par une énergie invisible, mais suivait les berges de la petite rivière qui traversait la clairière de long en large. Les flots se séparaient en deux à un endroit, contournant un rocher sculpté par le cours continu de l'eau. L'angoisse qui la taraudait depuis que le ciel s'était couvert s'envola à la découverte de ce paisible endroit. Naylazin réalisa en s'avançant que le bruit de l'eau dominait l'ensemble des autres sons. La forêt s'était de nouveau tue.
La jeune fille s'approcha de la rivière sans vraiment savoir ce qu'elle faisait, attirée par un éclat dans un des creux du rocher. Suivant cette fois encore les pulsions de sa curiosité, elle se déchaussa et remonta le bas de son pantalon avant de glisser ses pieds dans l'eau fraîche. Celle-ci était particulièrement claire, et coulait sur un tapis de petits cailloux multicolores, polis par le courant et doux au toucher. Naylazin fit quelques pas en direction de l'îlot, et se baissa un peu pour attraper l'objet reflétant les quelques rayons du soleil qui s'échappaient des nuages. Le médaillon qu'elle posa dans sa paume était étrangement tiède, comme s'il vivait. Il était fait d'une pierre qu'elle ne connaissait pas, très noire mais très réfléchissante. La cordelette à laquelle il était attaché par un trou circulaire n'avait rien de particulier : ce qui intrigua surtout l'adolescente fut que le médaillon avait une forme très ronde, et que ses deux faces étaient gravées de motifs étranges. Sur l'une, un être humain semblait faire face à une structure de pierre que Naylazin n'arrivait pas à identifier. Les bords étaient ornés de rameaux courbés, qu'elle ne reconnaissait pas mieux. Elle retourna le médaillon, fascinée par ses proportions parfaites. Là était gravé un visage comme ceux qu'elle avait déjà remarqués sur les vieilles poteries et les statuettes des anciens dieux que l'on avait parfois gardées. Peu expressif, il emplissait l'ensemble de la face de formes géométriques et de traits symétriques. Oui, cette face du médaillon parlait plus à Naylazin, mais elle sentait que l'autre aussi avait son histoire et son importance.
Elle réalisa soudain qu'elle se tenait toujours au milieu de la rivière, ses pieds commençant à picoter car l'eau était finalement très fraîche. Après s'être éloignée et rechaussée, elle eut un petit sourire nerveux en regardant autour d'elle, s'attendant à ce que quelqu'un apparaisse en se moquant de sa crédulité. Mais personne ne venait par ici, malgré la rivière dont l'eau semblait parfaitement propre. Puis Naylazin se souvint qu'elle avait marché plusieurs heures sans rien rencontrer d'autre qui puisse être intéressant, et secoua machinalement la tête comme pour chasser les réflexions inutiles qu'elle venait d'avoir. Elle jeta un dernier regard au médaillon avant de le glisser dans une de ses poches. Le perroquet la rejoignit à cet instant. Faisant rouler sa bague autour de son doigt, elle entreprit de retrouver le chemin qu'elle avait emprunté pour rejoindre le village.
La forêt se nappa soudainement d'une brume épaisse, alors que Naylazin était encore à une heure de marche de sa destination. La lumière sembla s'amenuiser tout autour d'elle, pour se regrouper en une sphère vaporeuse en face de ses yeux. Une voix inconnue à la jeune fille se fit entendre, le ton solennel, sans qu'elle ne puisse comprendre d'où elle venait. Elle colla son dos à l'arbre le plus proche, adoptant immédiatement une posture défensive.
- Tu es l'élue !
Elle ne savait pas vraiment si la voix s'adressait à elle, alors elle serra fort son couteau dans sa main, regardant de tous les côtés, guettant un mouvement.
- Tu as une quête d'une immense importance à accomplir, fit de nouveau la voix, sur un ton très grave.
Comme pour ponctuer la phrase, la brume disparut tout à coup et l'atmosphère de la jungle redevint normale. Naylazin restait sur ses gardes, une main plaquée contre le tronc pour s'assurer qu'on ne pouvait pas la surprendre par derrière.
- Oh non. J'avais encore une phrase à dire.
Cette fois-ci l'intonation avait tout à fait changé, et la voix était bien moins cérémonieuse. L'adolescente se détendit un peu, car la situation lui paraissait bien moins menaçante. En plus, le timbre de celui qui parlait était plutôt étonnant, très androgyne, se dit-elle après une courte réflexion. Sa curiosité commençait à prendre sérieusement le pas sur sa peur et sa vigilance.
- Bon, la voix toussota. Ça n'a pas eu l'effet prévu.
- Qui êtes-vous ? Montrez-vous !
- Je pense que c'est problématique, dit-elle plus bas, comme si elle s'était éloignée.
- Eh ! Je vous parle !
- Et je te réponds ! le son claqua dans l'air, juste à côté de Naylazin qui sursauta. Tu crois que la brume, la lumière, tout ça, ça demande juste un claquement de doigts ?
Elle fit une courte pause, puis reprit plus doucement :
- Actuellement, je ne peux pas apparaître pour que tu me voies.
- Montrez-vous !
Seul un profond soupir lui répondit.
Pendant de longues secondes, ni l'un ni l'autre n'ajouta quoi que ce soit. Naylazin se détacha lentement du tronc, pour s'avancer en direction du dernier endroit où elle avait entendu la voix.
- Non, non, tu ne comprends pas.
La jeune fille tourna brusquement la tête : la voix était maintenant derrière elle, sans qu'elle ait pu entendre un seul froissement de feuille. Son regard se perdit vers les hautes branches.
- Non, vraiment ne cherche pas.
- Arrêtez de vous cacher !
- Je ne me cache pas.
Naylazin se retourna à nouveau, la voix se moquait d'elle, c'était la seule solution logique.
- Et bien qui êtes-vous, alors ? Et savez-vous au moins qui je suis ? Vous devez vous tromper de personne, qu'est-ce que vous voulez ?
- Je vais répondre à tes questions, mais seulement si toi tu acceptes le fait que tu ne puisses pas me voir. Commence par me ranger ce couteau, il ne te servira pas. De là, nous pourrons discuter.
La voix était de nouveau bien plus grave et sérieuse. Ce fut à la jeune fille de soupirer. Elle ne se sentait plus en danger, malgré la situation toujours improbable, alors elle raccrocha l'arme à son flanc, avec lenteur. Alors qu'elle allait esquisser un geste pour remettre ses cheveux en place, une légère bourrasque les dégagea de son visage.
- Merci Naylazin.
Prononcé par ce timbre de voix si singulier, son nom lui sembla tout à fait différent. Un frisson parcourut son épiderme, du bas de son dos à ses épaules. Si l'autre connaissait son nom, c'était qu'elle la cherchait bien, elle et non une personne différente. A sa demande, elle s'assit sur un rocher, au pied d'un des immenses arbres. Là, elle attendit sans prononcer un mot, que l'autre se décide à s'expliquer.
- Déjà, je ne voulais pas t'effrayer ou t'énerver. En plus, ma mise en scène du début n'a pas du tout fonctionné, marmonna-t-elle avant de reprendre. Mais comprend que c'est compliqué d'engager une conversation alors que je ne suis pas matériel.
- Que voulez-vous ?
- Oui, oui, j'ai bien compris que tu n'étais pas du genre à apprécier le jeu si tu n'étais pas prévenue à l'avance de toutes les règles.
- Avant que vous ne continuiez, mettez-vous quelque part, faites quelque chose ! C'est très déstabilisant de vous entendre loin puis juste à ma gauche ou je ne sais quoi encore, Naylazin marqua une pause. S'il vous plaît.
- Désolé, j'ai perdu mes habitudes durant ces deux dernières semaines.
Un temps passa.
- Bien. Es-tu prête à m'écouter sans me couper ?
- Je suppose que je n'ai plus vraiment le choix.
***
Naylazin s'était installée plus confortablement sur son petit rocher, et ses yeux semblaient toujours désespérément chercher un mouvement, une ombre, n'importe quoi qui aurait pu attester de sa présence. Lui l'observait, à quelques mètres à peine, déçu de ne pas pouvoir se montrer, ne serait-ce que pour que son regard arrête de glisser sur lui comme lorsqu'on cherche un point fixe dans une eau cristalline. Parce qu'il avait voulu s'amuser, en utilisant trop son énergie pour une mise en scène inutile, il avait besoin de plus de temps pour pouvoir se recharger et reprendre une forme visible.
Avant de commencer son récit, il remit ses idées en place pour ne pas s'embrouiller dans ses mots lors de sa longue tirade.
- Tout d'abord, c'est bien toi que je cherchais. Si je peux communiquer avec toi sans me fatiguer, c'est grâce au médaillon que tu gardes dans ta poche.
- Comment... ?
- Les questions pour plus tard Naylazin.
Elle grimaça mais ne fit aucun commentaire. Abandonnant l'idée de le voir, elle prit le médaillon entre ses doigts et entreprit de le détailler, tout en écoutant.
- Je suis une entité, de genre masculin, j'y tiens, sa voix passa de nouveau de rieuse à serieuse. Ce que je t'ai dit au début n'était pas seulement pour la forme. Tu as réellement une quête à accomplir. Je ne pensais pas te surprendre à ce point, ta famille est assez étrange c'est vrai, mais je croyais que tu serais au courant. Mais tu dois le sentir... Tu sais ce qui t'attend n'est-ce pas ? Tu le sens au plus profond de toi. Il s'agit d'une ancienne tradition dans ta famille. Elle dicte cette curiosité sans borne, cette soif de découvertes que tu as en toi. Tu dois apporter ce médaillon à un endroit précis, au cœur de la jungle, et là... Je ne peux pas t'en dire plus pour l'instant, mais ça peut être crucial pour toute l'humanité.
Il la laissa digérer l'information avant de continuer - si tant est qu'elle l'avait écouté.
- Ton voyage ne sera pas si long, je te le promets.
- Et comment suis-je censée m'y rendre ?
- Je suis là pour te guider.
- Et pourquoi devrais-je te faire confiance ?
- Parce que tu sais que c'est à toi de le faire.
Naylazin se releva sans rien ajouter, et s'étira comme si elle venait de faire une petite sieste. Elle remit le médaillon dans sa poche puis chercha de nouveau du regard ce qu'elle ne pouvait toujours pas voir. Après une seconde d'hésitation où l'Entité la vit prête à parler, elle reprit sa route en direction du village.
Dubitatif, il la suivit de près sans insister plus. Elle devait avoir besoin de quelques minutes de réflexion. Le silence régna un bon quart d'heure avant qu'elle ne se décide à lui adresser un mot, alors qu'il commençait à sérieusement s'impatienter. Les autres qu'il avait guidées bien avant elle avaient presque toutes immédiatement accepté.
- Vous êtes encore là, je suppose.
- Oui, il acquiesça.
- Si je vous suis, ça prendra vraiment peu de temps ?
- Au maximum un mois.
- C'est long, un mois ! elle arrêta de marcher quelques secondes puis continua sa route en reprenant. La vieille Xoco ne sera surement pas d'accord pour que je parte aussi longtemps.
A l'évocation de celle-ci, une pointe de nostalgie apparut chez l'Entité, mais l'oublia rapidement. Il avait rencontré toutes les aînées de la lignée de Naylazin, dont sa mère et sa grand-mère, et ces dernières expériences étaient encore récentes pour qu'elles ne lui manquent pas. Au bout de trois ou quatre générations, il les oubliait, toutes sans exception, mais la séparation était toujours difficile.
- Ne t'ai-je pas dit que c'était une affaire de famille ? Xoco n'a pas de sœur plus âgée qu'elle, elle a donc déjà fait ce voyage avant toi.
- Vous ne choisissez que les aînées ?
- Oh, c'est une règle que j'ai décidée il y a bien des années, pour éviter d'avoir trop de choix par la suite.
- Alors vous connaissez aussi ma mère ?
- Bien sûr. C'est elle qui a déposé le médaillon dans la clairière, il y a quelques jours. Je ne sais plus si c'est sa place initiale, ni d'où il vient, mais ça fait de nombreuses années qu'elles le remettent ici.
- Et Tlalli ? Je ne peux pas la laisser seule avec les jumeaux...
L'Entité retint un petit rire. Il sentait que Naylazin était de plus en plus intéressée par sa proposition, et qu'elle se cherchait des excuses pour garder la face et ne pas avouer qu'elle mourait d'envie de partir à l'aventure.
- Elle va avoir seize ans dans un peu plus d'une semaine. Si tu disparais pendant un mois, elle sera sans doute ravie de ne pas avoir la concurrence directe pour se marier avec Zolin.
- Comment le savez-vous ?
- Tu serais surprise de connaître tout ce que je sais.
L'Entité sut qu'il avait de nouveau touché une corde sensible. S'il y avait une chose que Naylazin voulait à tout prix, c'était en apprendre plus sur l'ensemble du monde qui l'entourait. Et il venait de lui apporter sur un plateau. Maintenant, elle n'avait plus aucune raison de refuser son offre.
- Quand devrais-je partir ?
- Le plus tôt possible. Je te laisse jusqu'à la prochaine nouvelle lune. Plus tard, je devrai t'y obliger.
- J'ai donc deux semaines devant moi...
Il n'ajouta rien et se contenta de continuer à la suivre. Il la vit ressortir le médaillon de sa poche et le faire rouler entre ses doigts, puis elle le glissa à son cou. Le contact de la pierre tiède contre sa peau fine ne sembla pas la déranger. Elle vérifia que seul le cordon était visible et que le reste était caché sous son vêtement, et enfin, elle sourit légèrement.
- Laisse-moi participer à la soirée de la nouvelle lune. Je partirai le lendemain.
- Bien. Si tu veux discuter avant cette date, je ne serai pas loin.
Tant qu'elle ne se débarrasse pas du médaillon, se dit-il. Quelques minutes plus tard, il réalisa qu'il avait récupéré assez d'énergie pour pouvoir apparaître à Naylazin pendant une petite dizaine de secondes. Mais il préféra ne rien faire. Elle semblait ne plus avoir besoin d'une preuve de sa présence pour accepter ses dires.
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