XXVII-1 : Le 47ème Général Chef d'Oriale
Mon passé est mort et enterré, je n'ai plus d'avenir ; mais le présent vit encore, et je ne sais pas pourquoi.
Asax
Epithaï.
Sous un ciel lourd, pesant, les armées rouges et bleues encerclaient la ville. De chaque côté des murailles se succédaient soldats, chars, armes lourdes, canons antiaériens, à perte de vue.
Octale soupira. Le Prince Bleu l'accompagnait, mais n'interviendrait pas davantage. Suite au massacre d'Emawin, il avait laissé les Brocéliens traverser son territoire, pour ouvrir un nouveau front, au sud de Kalendor. Il n'appréciait guère Rhampsodis, mais se contentait encore du rôle d'observateur.
Les armées d'Octale étaient entrées par le sud de Kalendor, mais n'avaient pas rencontré la moindre résistance. Seulement des villages déserts, vides, calcinés. Une terre brûlée uniforme, sans âme qui vive. Puis elles étaient remontées vers le nord, jusqu'à la capitale.
Rhampsodis l'attendait. Il avait prévu sa venue et tenter de prendre la ville, maintenant, s'avèrerait plus qu'hasardeux. Lors de la dernière guerre, plus de dix ans plus tôt, Sméarn Pteï avait usé d'une stratégie similaire. Retranché derrière les murailles de sa capitale, il avait tenu bon aux armées coalisées de Brocélie, d'Orcalie et d'Ostrie.
Epithaï n'était jamais tombée.
Le Wienskor était alors intervenu pour prendre à revers les assiégeants au pire moment. Au terme d'affrontements sanglants, la coalition avait perdu la bataille et les parents d'Octale, la vie. La guerre n'avait plus duré, ensuite.
Sméarn Pteï était devenu le quarante-sixième Général Chef.
Aujourd'hui, Rhampsodis espérait sans doute répéter l'Histoire. Des renforts seraient à prévoir et, surtout, même si le Wienskrois n'était pas aussi redoutable que Sméarn, Octale resterait seule, face à lui. Pour l'heure, elle préparait ses troupes au siège, se contentait d'attendre, mais chaque heure passée contribuait aussi à le laisser préparer, regrouper ses forces.
Restaient cependant Esmène, les gardes rouges, ainsi que les Kalendoriens renégats. Leur groupe avait infiltré la ville, juste avant l'arrivée des armées. Aujourd'hui-même, ils tenteraient de mettre un terme à cette guerre, ils cibleraient Rhampsodis.
***
Rhampsodis exultait. Octale était à sa porte, mais il s'en fichait. La ville pouvait résister des mois à son stupide siège et ce semblant d'armée ne percerait jamais ses murailles. Pour finir, le Général d'Ostrie, Xelang Ramngorath, venait de le reconnaître Général Chef. Les renforts arriveraient, tôt ou tard, même s'ils devaient traverser le Neelhan, qui serait, de toute façon, incapable de les arrêter.
Il attendrait le temps qu'il faudrait. Il saurait se montrer patient, jusqu'au jour de la défaite définitive d'Octale. Comme ses parents avant elle, son cadavre blanchirait sous les remparts d'Epithaï. Rhampsodis esquissa un sourire carnassier. Il avait déjà failli la tuer une fois, mais elle ne lui échapperait pas une seconde.
Ses doigts épais se refermèrent sur la main de la femme qui l'accompagnait, sa future épouse. Encadrés par des rangées de gardes blancs au garde-à-vous, tous deux gravirent des marches recouvertes de dentelles immaculées.
Dans le bâtiment de pierre, les drapeaux wienskrois recouvraient chaque arche, chaque colonnade. Les feux des lustres de cristal se reflétaient sur les vitraux bigarrés ; les cloches de la cathédrale sonnaient son triomphe.
Aujourd'hui, Rhampsodis devenait seul maître de Kalendor.
Il s'avança jusqu'au prêtre chargé de proclamer leur union. Le visage dissimulé derrière un voile, Arcale resta silencieuse durant toute l'oraison. Tête inclinée, elle n'osait pas même le regarder de face. Elle le haïssait, sans aucun doute, mais ce détail restait sans importance.
Au terme d'un interminable monologue, le prêtre leur rendit enfin la parole, le moment tant attendu.
« Rhampsodis, Général du Wienskor, acceptez-vous donc de prendre pour épouse Arcale Pteï, Général de Kalendor, selon les coutumes wienskroises, et ce, jusqu'à ce que la mort vous sépare ? »
La face du colosse s'éclaira d'un sourire mauvais.
« Oui, jusqu'à ce que la mort nous sépare...
— Eh bien, en ce jour et en ce lieu... »
Un bruit de verre brisé interrompit net la tirade du prêtre.
« Mesdames et messieurs, vous pouvez tout de suite arrêter cette mascarade. »
Tous les regards se tournèrent vers la vitre brisée, près de la voûte du plafond. L'homme à la cape grise atterrit sur une balustrade pour surplomber l'assistance. D'autres intrus le rejoignirent.
« Je suis venu pour toi, Rhampsodis. »
Sans attendre, les gardes blancs dégainèrent leurs armes et firent feu. Les trajectoires de leurs balles s'incurvèrent, évitèrent le groupe, et firent seulement éclater vitraux et lampes.
Rhampsodis attrapa d'une main le prêtre, alors qu'il s'apprêtait à quitter la pièce.
« On continue ! beugla le Général. Vous ne partirez pas d'ici avant de nous avoir déclarés mariés ! »
Asax, l'ex-Commandant de la garde noire. Arriver ici, maintenant, malgré la surveillance établie dans tout le quartier, relevait déjà de l'exploit. Mais, d'un autre côté, le Kalendorien était né dans cette ville, en avait arpenté toutes les ruelles, lors de son enfance. La cité n'avait plus le moindre secret pour lui : il en connaissait tous les recoins, toutes les caches, tous les passages.
Des gardes blancs se regroupèrent autour du couple afin de dévier les balles perdues. Le public, quant à lui, s'égaillait déjà, paniqué. Peu importait : toutes ces personnes restaient remplaçables.
Rhampsodis raffermit sa prise sur la main d'Arcale. Encore quelques instants, seulement, et elle non plus n'aurait plus d'intérêt.
D'une main tremblante, le prêtre leur tendit un papier aux lettres dorées.
« Donc, ici, aujourd'hui, veuillez signer l'accord. »
Rhampsodis attrapa un stylo.
Les gardes blancs envahissaient la balustrade. Plusieurs intrus s'avancèrent à leur rencontre, tandis que d'autres mirent en route leurs réacteurs dorsaux. Leurs armures vermeilles ne faisaient que confirmer leur identité.
Gardes rouges.
À son tour, Asax s'élança du sommet de la balustrade pour attraper un lustre. Emporté par son élan, il décrivit une parabole sous les tirs ennemis, avant de couper l'attache d'un coup de lame.
Les bougies de cristal éclatèrent au sol entre les gardes blancs, les copeaux volèrent en tous sens. D'un saut périlleux, Asax évita l'impact, se réceptionna plusieurs mètres plus loin, roula au sol, se redressa.
Son épée s'enfonça dans le torse d'un soldat, sans laisser à l'adversaire le temps de réagir.
L'homme fit aussitôt volte-face, évita une lame adverse, riposta, tua un nouveau garde blanc, déséquilibra un troisième, monta les marches quatre à quatre, jusqu'à l'autel.
Derrière lui, les Brocéliens brisaient d'autres attaches, les autres lustres s'écrasaient au sol. Des tirs s'échangeaient, de part et d'autre, quelques pierres se détachèrent du plafond.
Rhampsodis jeta la feuille au fonctionnaire.
« Finissez-en, maintenant ! » ordonna-t-il.
Ses doigts d'acier continuaient de broyer la main d'Arcale. À demi-pliée par la douleur, la Kalendorienne n'osait pas même émettre la moindre plainte ou protestation.
Le prêtre apposa le sceau du mariage. Rhampsodis attrapa aussitôt l'exemplaire, puis le glissa dans une poche de son costume de soie.
« Je vous déclare donc mari et femme. Vous pouvez vous embrasser. »
Sans attendre davantage, le prêtre disparut à travers une porte, tandis que Rhampsodis arrachait le voile d'Arcale – son épouse – pour l'embrasser de force.
Kalendor lui appartenait.
Il triomphait enfin.
Le Wienskrois redressa la tête. Asax achevait de grimper les dernières marches.
« Vous arrivez trop tard, Commandant, ricana Rhampsodis.
— Pas si je vous tue aujourd'hui-même.
— Vous ne pouvez plus rien ; vous avez perdu. »
Il fit aussitôt volte-face pour entraîner Arcale avec lui, tandis que ses gardes blancs se ruaient sur Asax. Au dernier instant, Esmène se posa face à la porte de sortie, son arme dégainée.
« C'est terminé, Rhampsodis. »
Derrière le Général retentissaient les bruits des combats. Les tirs d'un char blanc résonnaient à travers tout le bâtiment, les déflagrations se multipliaient, les murs tremblaient. De nouvelles armes lourdes se positionnaient à l'entrée.
« Je crois juste que tu n'as pas bien saisi la situation, Esmène. »
Ses mains saisirent Arcale pour la placer juste devant lui. Ses ennemis ne résisteraient guère longtemps face à ses troupes. Une poignée d'agitateurs contre toute l'armée d'Epithaï. Chaque seconde perdue diminuait leurs chances de victoire, les chances d'assassiner leur ennemi juré.
« Alors, que vas-tu faire, maintenant, attaquer ? » railla-t-il.
Ses bras d'acier réprimèrent l'agitation d'Arcale ; Esmène rencontra le regard de la jeune femme. Deux yeux au bord des larmes, une détresse sans nom. Attaquer la mettrait en danger de mort. Pouvait-elle le faire, même pour triompher de Rhampsodis, même pour sauver d'autres vies ? Avait-elle le droit de le faire ?
« Ces méthodes sont indignes d'un Général, cracha-t-elle. À défaut de te comporter comme un homme, bats-toi au moins comme un soldat. »
Rhampsodis se contenta de ricaner.
« Cette sensibilité typiquement féminine ; vous répugnez toujours à tuer des innocents. Un homme n'aurait pas hésité, lui ; c'est pour cela que vous perdrez la guerre. »
Il jeta son otage contre Esmène qui recula, indécise. Aussitôt, le Wienskrois se jeta sur son adversaire, attrapa son bras, lui fit perdre son arme.
D'une poigne implacable, il la plaqua contre un mur. Étranglée, Esmène voulut se débattre, sans effet. L'autre main du Wienskrois se referma sur un poignard effilé.
L'impact d'un vase de pierre, sur l'arrière de son crâne, interrompit son mouvement. Esmène profita de l'instant, parvint à le repousser, se décala. Une main sur sa gorge douloureuse, elle sortit une nouvelle arme.
Rhampsodis se retourna. Le vase brisé encore à la main, Arcale recula.
« Je croyais t'avoir déjà dit que ce n'était pas une manière de traiter son mari. » maugréa le Wienskrois.
D'un coup de poing au visage, il la projeta au sol, avant de l'empoigner à nouveau.
Esmène voulut intervenir, mais un tir du char blanc interrompit son assaut. Des blocs de pierre s'effondrèrent, tandis que disparaissait Rhampsodis par une porte de sortie, un sourire goguenard sur les lèvres.
« Rhampsodis ! »
Asax arriva au sommet des marches. La cape déchirée, maculée d'incarnat comme de poussière, l'homme laissait derrière lui les corps d'une dizaine de gardes blancs. Ses lames ensanglantées fouettaient l'air, à la recherche de leur prochaine victime.
Rien ne l'arrêtait. Implacable, insaisissable, ses pas traçaient un sillon de mort dans les rangées adverses.
Il reconnut Esmène, immobilisée sous un épais bloc de pierre, puis se précipita vers elle.
« Je... je n'ai pas pu. J'aurais peut-être dû la tuer, mais je n'ai pas pu. Et Rhampsodis s'est échappé. »
Asax s'arcbouta, essaya de déplacer le bloc, en vain.
« Laissez-moi ici. Je serais incapable de vous suivre, maintenant, de toute façon.
— Je n'ai pas pour habitude d'abandonner un soldat sur le front, fût-il un ancien ennemi. »
Esmène lui attrapa le bras. Les Wienskrois reprenaient le contrôle de la salle. Des rangées entières de gardes blancs se jetaient à l'assaut des marches, les derniers intrus fuyaient.
« Allez-y, c'est moi qui vous le demande. Retrouvez Rhampsodis et promettez-moi seulement que vous mettrez un terme à son existence, comme convenu.
— Il ne vivra pas jusqu'à la fin de cette journée, j'en ai déjà fait le serment. »
Elle le relâcha.
« Très bien, partez, maintenant, chaque seconde compte. »
Elle arma les roquettes intégrées dans le bras de son armure, échangea un dernier regard avec Asax. L'homme hocha la tête et, sans mot dire, obtempéra.
Elle soupira. Les gardes blancs s'approchaient par dizaines, mais elle ne se laisserait pas prendre vivante. Elle ne connaissait que trop bien les conséquences, sinon. Ses bras tremblants se pointèrent sur l'arcade à demi-effondrée, juste au-dessus d'elle. Asax, déjà, avait disparu par la porte de sortie ; elle empêcherait leurs ennemis de le rejoindre.
Il tiendrait son serment, tout comme elle tiendrait le sien.
Elle ferma les yeux.
Déflagration.
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