XXVI-3 : L'Étranger

Plusieurs jours après le départ, la santé du Commandant s'améliora peu à peu. Les diagnostics médicaux se rassérénèrent, il recouvra tout d'abord la parole. Un mois plus tard, il pouvait de nouveau marcher. D'abord quelques pas difficiles, aidé d'une canne, dans la gravité artificielle du vaisseau, mais sa condition continua de se rétablir.

Des gardes rouges l'accompagnaient en permanence ; il restait leur otage, comme convenu. Mais encore préférait-il la présence constante de ces ennemis d'hier à celle des médecins et de leur langage technique assommant. Parfois, des gardes noirs venaient aussi le voir, lui présenter des vœux de rétablissement. S'il se montrait souvent intransigeant et froid, le Commandant restait apprécié de ses subordonnés. Toujours en première ligne, parmi ses troupes, attentif au moindre détail, son exemple marquait les esprits comme l'Histoire. Il participait à chaque entraînement, contribuait lui-même à former chaque soldat, connaissait chaque nom, chaque passé, chaque vie. Il exigeait d'eux l'impossible, mais jamais plus que ce qu'il pouvait lui-même fournir.

De son côté, la situation de Kalendor ne cessait de se dégrader. À l'ouest, les armées noires refluaient en désordre, sans même plus chercher à entraver la progression brocélienne. Tandis qu'à l'intérieur même du pays, le nouveau Général, Arcale Pteï, voyait son autorité menacée de toutes parts. Le peuple grondait, certaines villes se soulevaient, seul le chaos régnait en maître.

***

Arcale fit irruption dans la salle de commandement. Les conversations entre hauts dignitaires s'interrompirent aussitôt, quelques yeux se tournèrent dans sa direction.

Le Général marqua un temps d'arrêt, interdite, avant que la fureur ne l'envahisse à nouveau. Face à elle, Rhampsodis, installé dans le fauteuil de Général, les pieds sur le bureau de son père, Sméarn, puis de son frère, Zagnar. L'homme au crâne rasé n'avait pas même daigné accueillir son arrivée d'un seul regard et poursuivait sa conversation comme si de rien n'était.

« Rhampsodis, vous dépassez les bornes ! » explosa-t-elle.

D'un geste de la main, il se contenta de lui faire signe de se taire. Arcale s'avança jusqu'à lui.

« Il suffit ! Quittez ce fauteuil tout de suite ! »

Les doigts de la jeune femme se posèrent sur le pommeau de son épée. Si, même ici, elle ne conservait plus la moindre autorité, du moins espérait-elle que l'acier en eût encore.

Tout au plus Rhampsodis tourna vers elle ses yeux goguenards.

« La paix ! Je travaille. » répliqua-t-il.

Décontenancée, elle balaya la pièce des yeux, en quête d'un soutien. Aucun Kalendorien ne réagit ; tous restaient bien trop absorbés par la contemplation de leurs chaussures ou bien des magnifiques moulures du plafond.

Les lâches.

Les regards l'évitèrent encore tandis qu'elle approchait du Wrienskrois. Que ce soit par la menace ou de grasses corruptions, Rhampsodis s'était déjà assuré de leur soutien.

Furieuse, elle écrasa sur le bureau le document que lui avait transmis un garde blanc.

« Je peux savoir ce que c'est que ça ? »

Rhampsodis soupira.

« Cet édit n'attend plus que votre sceau officiel ; ai-je vraiment besoin de vous l'expliquer ?

— Vous comptez vraiment faire incomber le repli actuel aux femmes de mon armée ?

— Vous savez lire, au moins ; il ne vous reste plus qu'à signer.

— Jamais ! »

Rhampsodis se leva, menaçant ; plusieurs dignitaires reculèrent.

« Je crois que tu ne comprends pas bien la situation. Kalendor ne tient plus que par moi, désormais. Et, si j'avais prêté allégeance à ton père ou ton frère, il n'en va pas de même pour toi.

— Il faut reconnaître, argumenta un Kalendorien, que nous avons besoin de Rhampsodis pour redresser le pays, même si cela se fait à sa manière.

— Vous n'allez pas vous y mettre aussi ! Que faites-vous de notre souveraineté ? Quel prix seriez donc vous prêts à payer pour une victoire illusoire ? »

Elle pointa son arme sur Rhampsodis ; l'homme resta parfaitement impassible, un sourire en coin.

« Rhampsodis Ragl, je n'ai pas plus la moindre obligation envers vous. Considérez-vous pour le moment en état d'arrestation.

— Vous faites une grave erreur, Arcale, s'indigna un conseiller.

— Silence ! Je suis le Général ! À la garde ! »

La porte s'ouvrit. Des gardes blancs investirent la pièce, puis encerclèrent les deux Généraux.

Interdite, Arcale fixa leurs lames et armures maculées de sang.

« Les, la garde noire... »

Le sourire de Rhampsodis s'écarta en rictus sinistre.

« Les reliquats d'une époque déjà révolue. »

D'un coup de poing, il la projeta au sol. Arcale tenta de se relever, de rattraper son arme, mais deux mains de fer l'attrapèrent. Sans ménagement, le Wienskrois la souleva de terre pour l'écraser contre un mur.

« Stupide femelle, grogna-t-il, je suis ton nouveau maître. »

Il la jeta contre le bureau. Le meuble se renversa, les papiers roulèrent, s'éparpillèrent au sol. Dans l'assistance, personne ne bougea.

Rhampsodis la rejoignit de nouveau pour l'attraper par le col.

« Une dernière précision : mes gardes blancs détiennent désormais ta sœur, Astiana. S'il te venait encore l'envie de me désobéir, les conséquences seraient immédiates et très douloureuses. »

Il ramassa l'édit pour le lui jeter à la figure.

« J'ai des obligations, "Général", un discours important m'attend. Mais je te conseille d'avoir signé ce papier à mon retour. »

***

Accompagné des gardes rouges, le Commandant monta sur l'estrade, le visage encore plus sombre et fatigué qu'à l'ordinaire. Ses yeux cernés balayèrent les rangées de soldats kalendoriens attentifs, inquiets, indécis.

« Mes amis, commença-t-il, comme vous le savez déjà, la situation à Epithaï s'aggrave de jour en jour. Aujourd'hui même, Rhampsodis y a tenu un discours effarant, soi-disant pour rétablir l'ordre dans notre nation en déclin. Avec, au programme, les pleins pouvoirs accordés à sa politique et sa garde blanche omniprésente. »

Les mains du Commandant se crispèrent, ses doigts se refermèrent sur des notes imprimées.

« Parmi les nouvelles mesures en vigueur, nous avons aussi l'instauration d'un couvre-feu et de la loi martiale. Mais ajoutons-y encore de nouvelles restrictions et interdictions, dont je me dois de m'entretenir avec vous.

« Rhampsodis a ainsi commencé par attribuer la défaite kalendorienne aux femmes dans nos armées. Je cite : "Sméarn Pteï était un grand homme. Dix ans plus tôt, j'ai combattu à ses côtés afin de lui permettre d'accéder au titre de Général Chef. À l'époque, nos nations étaient sœurs, similaires, nous suivions le même chemin. Puis, Sméarn Pteï a décidé d'ouvrir l'armée, les métiers importants à tous, toutes, devrais-je plutôt dire. Vous avez laissé ce poison d'incompétence se répandre parmi vos instances pourtant stratégiques, vous avez laissé la faiblesse miner votre pays de l'intérieur. Avec les résultats que vous connaissez tous : Sméarn Pteï est mort, assassiné, et son fils, Zagnar, a suivi le même destin tragique. Aujourd'hui, je suis venu vous offrir la possibilité de redevenir une nation forte, implacable. Je suis venu vous permettre de réparer vos erreurs passées, de revenir aux modèles qui ont toujours fait leurs preuves, et qu'applique sans discontinuer le Wienskor depuis des millénaires."

Les mains du Commandant arrêtèrent de froisser le document ; il redressa la tête.

« Il y a une heure, un nouvel édit est entré en vigueur, ratifié par notre Général. Et ce, afin de supprimer les droits que pouvaient avoir les femmes, dans notre nation, à commencer par leur interdire tout métier rémunéré. Comme tout gradé kalendorien, je viens donc à l'instant de recevoir l'ordre de radier toutes les femmes sous mes ordres. Ajoutons encore quelques menus détails, comme leur lapidation en place publique ou autre châtiment selon leur degré d'incompétence. »

Il soupira.

« Si je me suis engagé dans cette armée, c'est avant tout pour protéger ma patrie. J'ai fait le serment de la défendre, d'en assurer la gloire, quoi que cela puisse m'en coûter. Pour cela, je suis prêt à me battre, à tuer, si nécessaire, y compris un innocent, dès lors qu'il représenterait une menace pour notre nation. Mais, aujourd'hui, je reçois l'ordre de me retourner contre nos sœurs d'armes, contre celles qui ont fait le même serment, versé le même sang, à mes côtés.

« Je reçois l'ordre de me retourner contre ma propre nation, contre tout ce que prônait Sméarn Pteï. »

L'un après l'autre, il arracha les insignes dorés de son uniforme noir.

« Quelles qu'en soient les conséquences, c'est un ordre que je ne peux appliquer sans trahir mon serment. Peu importent les décisions de Rhampsodis ou d'Arcale, désormais, je ne reconnais aucun d'entre eux comme mon supérieur.

« Maintenant, c'est à votre tour de choisir : je ne suis votre Commandant, rien de plus qu'un déserteur. Quoi que vous décidiez, désormais, je m'en remettrai à votre jugement. »

Des murmures parcouraient les rangées de soldats. Un garde noir se détacha de ses camarades pour avancer de quelques pas.

« La garde noire, Kalendor, vous doivent tout. Vous n'avez pas seulement été un mentor, un supérieur hiérarchique, mais un exemple, un modèle, qui a inspiré toute une génération. Combattre à vos côtés, quelle qu'en ait été la fin, fut un honneur. »

À son tour, il jeta ses insignes à terre.

« Vous êtes la seule autorité que j'accepte encore de reconnaître. Le Général de Kalendor n'est plus, et je n'obéirai certainement pas à un étranger. »

D'autres le rejoignirent pour faire de même. Seul le capitaine restait à l'écart, silencieux, le regard triste et vide.

Le Commandant s'approcha de lui.

« Et vous ? Quelle est votre opinion ? Me mettrez-vous en état d'arrestation ? »

L'homme sursauta, rencontra le regard de son interlocuteur. Une époque prenait fin ; à leur retour, Kalendor n'existerait plus tel qu'ils l'avaient connu.

« Je ne pourrais pas, balbutia-t-il, pas vous, pas le Commandant de la garde noire...

— Je ne suis plus Commandant, je viens de déserter à l'instant. »

Le capitaine soupira. En ces heures sombres, se retourner contre son pays devenait le seul moyen d'en protéger les valeurs.

« J'espérais pouvoir rentrer, retrouver ma famille, mais, pas plus que vous, je ne peux fermer les yeux sur de tels agissements. Je ne peux laisser Rhampsodis faire ce que bon lui semble avec notre nation. »

D'un geste mécanique, il retira ses insignes de capitaines.

« Je suis parfaitement conscient des conséquences, mais, à partir de maintenant, je ne suis plus capitaine non plus. Appelez-moi seulement Thuran.

— Quant à vous, sachez que mon seul nom est désormais Asax. »

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