XIX-1 : Les apôtres de la Lumière
Depuis la nuit des temps, l'Ombre n'a cessé d'affronter et de défier la Lumière.
Son principal but reste de détourner toute créature du droit chemin, et de remettre en question la suprématie divine. Traitrise et perfidie sont ses principaux attributs.
Un jour, l'Univers sera dévasté par les flammes, la Maladie se répandra et la Guerre anéantira jusqu'au dernier être vivant. La Vie elle-même dépérira et seule triomphera la Mort. Alors l'Affrontement Final aura lieu, l'Obscur sera vaincu à jamais, et le Tout-Puissant redescendra sur le Monde pour reconnaître les Siens.
Ce sera le jour du Jugement Dernier. Le jour qui Le verra mener Ses disciples à Sa résidence céleste.
Grand Livre de la Lumière, chapitre 21, verset 1
Les rangs des Voyageurs se désordonnèrent, tandis que les Grands Maîtres descendaient les marches pour les rejoindre. Des conversations se formaient, d'anciens amis se retrouvaient, d'autres rejoignaient les apprentis pour faire connaissance.
C'était ainsi le cas de Nephtys, un bipède aux yeux dorés à peine plus petit que Galaniel. Les doigts palmés, sa peau se parait de reflets bleu clair, tandis que sa voix se faisait très calme, presque musicale.
« Seyer a été mon instructeur, commenta-t-il, et j'en ai gardé un très bon souvenir. Je ne sais pas si vous étiez au courant, mais je crois bien qu'il a aussi formé votre père, Zawhyk Espan. »
Galaniel acquiesça.
« Je ne l'ai appris que récemment... »
Césape engageait quant à lui une discussion animée avec un autre Voyageur, qui – chose rare – le dépassait d'une tête. Du nom de Cracor, il ressemblait de loin à un yekter, si ce n'était ce pelage écarlate, en lieu et place du gris-blanc habituel, et surtout sa taille remarquable, même pour de telles créatures. Le corps trapu, la tête écrasée, ses yeux et oreilles se perdaient dans son abondante toison. D'une voix sourde et rauque, il expliquait à Césape la mission qu'il menait contre les Itinérants, sur le monde frontalier de Reblas.
Alyne rejoignit quant à elle des représentantes de son peuple, qui formaient un groupe conséquent parmi les Voyageurs. D'apparences similaires, la peau d'ivoire et les yeux en amande, elles portaient toutes des armures blanches légères, aux motifs argentés ou dorés. Enfin, elles parlaient bien sûr la même langue, à la fois calme et rapide.
Un autre Voyageur interrompit le monologue qu'entamait Nephtys, au sujet du trident et de son maniement, une arme peu commune qu'il était l'un des rares à utiliser.
« Monsieur Espan ? »
Galaniel se retourna. Un humain d'une cinquantaine d'années vêtu de gris, le visage peu engageant, presque antipathique, les cheveux poivre et sel raréfiés avec le temps, mais les yeux vifs et ardents.
Il lui tendit une main peu convaincante que le jeune homme empoigna.
« Alfonsi Mactivial le Zyssien, je ne suis pas sûr que vous ayez déjà eu l'occasion d'entendre parler de moi. »
Comme ce n'était pas le cas, il continua de plus amples explications.
« J'ai eu l'occasion de travailler avec votre père. C'est étonnant de voir à quel point vous lui ressemblez, d'ailleurs. »
Un léger silence s'instaura, une hésitation qu'Alfonsi rompit presque aussitôt.
« Nous avons tous deux eu quelques désaccords, mais le courage dont il a fait preuve mérite toute mon admiration. C'était un homme d'une grande conviction et sa mort a été une grande perte pour l'Ordre. Vous avez toutes mes condoléances. »
Alyne entrainait l'une de ses semblables à l'écart. Une elfine à la chevelure courte, et d'un roux très clair.
« Nous sommes du même sang, Istane, et je sais que je peux te faire confiance. »
Sa cousine s'assit sur un épais bloc de pierre sans détacher d'elle ses yeux violets.
« Je t'écoute.
— Je n'ai peut-être aucun lieu de m'inquiéter, mais je préférais d'abord te donner ma version, pour que tu me dises ce que tu en penses. Tu as déjà rejoint les Voyageurs depuis sept cycles, et as plus d'expérience que moi dans ce domaine. »
Istane l'encouragea du regard. Alyne lui fit alors part de tout ce qui la perturbait : le choix de Seyer pour assurer sa formation, au lieu de Mitteï, mais surtout la prémonition de Galaniel et l'affolement de la Table de Vérité.
« En somme, récapitula Istane, tu te demandes si la Table de Vérité n'aurait pas sous-évalué le risque, et si Galaniel n'est pas un dangereux nécromancien, voire la réincarnation de Gathor. »
Son regard se porta vers le jeune homme, en pleine discussion avec d'autres Voyageurs. Il semblait loin de correspondre à un tel portrait. Certes, il fallait se méfier des apparences, mais seule sa Pierre d'Origine lui permettait d'user de magie. Il n'avait pas la moindre expérience en la matière, et restait loin de pouvoir accomplir des sortilèges un tant soit peu sophistiqués.
« Peut-être ignore-t-il encore être cette réincarnation, suggéra Alyne.
— Mitteï a longtemps étudié la question, afin de reconnaître Gathor dans cette éventualité. Comme il n'y avait pas de précédent, tout est resté jusqu'ici théorique, mais il n'empêche que plusieurs éléments importants manquaient, concernant Galaniel. La Table aurait dû détecter des bribes de son ancienne vie, y compris au plus profond de son inconscient. »
Alyne resta sceptique.
« Il n'en demeure pas moins qu'il connaissait leur signe de ralliement.
— Certes, mais uniquement parce qu'il avait eu l'occasion de l'entrevoir, sur Zyx, et il ne l'avait jamais reconnu. Le nom même des Chevaliers Oniriques ne lui évoquait rien. »
Alyne croisa les bras, peu convaincue.
« Et comment expliques-tu ses pouvoirs de nécromancien ?
— À mon avis, il a tout simplement rêvé cette apparition. Nul autre n'a été en mesure de la confirmer, n'est-ce pas ?
— Cela n'explique pas son intuition au sujet de Seyer. »
Istane haussa les épaules.
« Je crois que Seyer a aussi formé Zawhyk Espan, le père de ce Galaniel, si je ne m'abuse. Il peut en avoir déjà entendu parler.
— C'est mince. Tu penses que c'est seulement pour cette raison que Seyer a décidé de nous former ?
— Peut-être. Mais les Grands Maîtres n'ont pas à justifier leurs choix. »
Alyne serait la première elfine depuis des siècles à ne pas suivre l'enseignement de Mitteï. Elle n'en cachait d'ailleurs pas son peu d'enthousiasme, et Istane ne pouvait s'empêcher de comprendre son état d'esprit. Elle-même lui ressemblait, lorsqu'elle avait rejoint l'Ordre des Voyageurs. Il lui avait fallu quelques années et missions communes avant de nuancer les jugements péremptoires de leur Reine. Ce n'était malheureusement pas le cas pour toutes les elfines.
« Tu as autre chose à me demander ? »
Elle connaissait ce regard hésitant. Les doutes d'Alyne concernant Galaniel et le choix des Grands Maîtres n'étaient pas son seul sujet de préoccupation.
« Les prédictions de la Table de Vérité... Elles se réalisent toujours, c'est bien cela ? »
Istane remarqua le tremblement dans sa voix. Elle était d'ailleurs l'une des premières à regretter cette fonctionnalité de la Table, et s'inquiéta de ce qu'Alyne avait pu entrevoir.
« Ce qui m'a été prédit s'est effectivement réalisé. » Répondit-elle d'une voix sombre.
Elle effaça d'un geste les souvenirs sombres d'un passé qu'elle aurait préféré oublié. Elle n'avait pas pu sauver son compagnon de formation, et il était mort dans ses bras, conformément à la prédiction.
« Je ne sais pas ce que tu as entrevu, ajouta-t-elle, mais il s'agit de faits irrévocables. Les visions de la Table font partie intégrante de l'avenir, et se réaliseront tôt ou tard, que l'on veuille les empêcher ou non. Elles peuvent parfois aider à se préparer, mais ne doivent pas pour autant nous empêcher de vivre. Après tout, c'est bien ce que nous faisons, même si nous sommes tous voués à mourir un jour. »
Alyne frissonna. Les visions qu'elle avait eues étaient justement des visions de mort. En tout premier, celle de la Cité Céleste, pourtant réputée invincible, mais déchirée par une guerre sans nom. Elle espérait que de tels événements ne se dérouleraient pas avant le jour du Jugement Dernier, qui marquerait le retour de la Grande Déesse. Néanmoins, ces visions restaient liées à son existence ; elle devrait les vivre, et constater de son vivant leur accomplissement fatal. Peut-être la fin des temps était-elle imminente. Elle avait eu l'occasion d'interroger son hologramme d'accueil à ce sujet, ou Furia, comme elle l'avait rebaptisé. Il lui avait ainsi appris l'existence d'un point critique dans les prédictions des oracles et autres devins. Les étoiles se faisaient chaotiques, les visions s'opacifiaient, et le futur perdait toute détermination au-delà d'une certaine date. C'était ce que l'on appelait le Mur des arcanes. Cette indétermination découlait du paradoxe de la prédiction : connaître certains événements à l'avance pouvait empêcher leur réalisation, ce qui rendait ladite prédiction impossible. Au fur et à mesure que le Mur se rapprochait du présent, tous s'accordaient cependant sur l'imminence de bouleversements majeurs. La Grande Prophétesse elle-même ne savait pas ce qui arriverait alors, ou alors avait-elle renoncé à révéler ce qu'elle apprendrait, pour justement pouvoir l'apprendre. Dans un cas comme dans l'autre, cela revenait de toute façon au même pour l'Ordre.
Le cas de Galaniel, avec son aperçu au-delà du Mur, restait donc exceptionnel. Le jeune homme jouerait un rôle crucial, et tous les Voyageurs s'accordaient sur ce point. Néanmoins, la teneur de ces événements restait plus qu'incertaine, et les opinions divergeaient ensuite à ce sujet.
Alyne soupira. Sa première vision, son propre monde en proie au chaos, avait ébranlé ses convictions, mais le pire restait peut-être à venir. Elle avait vécu sa propre défaite. Des flammes avaient empli tout son champ de vision, une toute puissance absolue et dévastatrice. Douleur. Elle était tombée au sol. Néant.
Elle frissonna. L'être en question ressemblait à la Grande Déesse, si ce n'étaient ces teintes plus sombres, et argentées. Pouvait-il s'agir du faux dieu des Itinérants ?
« Si nous ne pouvons rien empêcher, articula-t-elle finalement, alors autant oublier ce que nous montre la Table, ou tout du moins, l'ignorer. »
Istane acquiesça.
« C'est une possibilité. »
La fin des temps était peut-être imminente, mais Alyne savait qu'elle ferait front jusqu'au bout. Si le faux dieu se révélait, alors la chute des Ténèbres se faisait imminente. Elle ferait partie des Élues, elle prendrait part à la bataille finale entre Bien et Mal.
« Peu importe ce que réserve l'avenir, conclut Alyne, du moment que nous gardons foi en la Grande Déesse. À la toute fin, c'est Elle qui jugera les actes que nous avons accomplis. »
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