XIII-1 : 13%
Lorsque l'Ultime Combat aura été mené, les Dieux s'effaceront, la Lumière des Voyageurs disparaîtra, et l'Ombre des Itinérants refluera à jamais. Ce sera alors la fin du Troisième Monde.
La Grande Prophétesse, De l'émergence du Quatrième Monde
Tel un esprit immatériel, Galaniel traverse les vestiges dévastés de Barcad.
Il ne reste plus le moindre signe de vie. Cette cité qu'il a connue bruyante, agitée, fourmillante, n'est plus qu'un sanctuaire désolé.
Il arrive de nouveau devant la Tour Centrale, face à cette vision qui lui a coupé le souffle. L'édifice imposant n'est plus que l'ombre de sa grandeur passée. Amputé d'une bonne partie de son sommet, le monstre agonisant vacille désormais sur des fondations instables.
Des milliards de personnes ont vécu ici ; cette cité a traversé les millénaires. Une cité à la pointe de la technologie, aux réalisations architecturales les plus folles, à commencer par la Tour Centrale. Mais une catastrophe sans nom a tout balayé, a jeté les bâtiments les uns sur les autres avec une violence indescriptible.
Galaniel a l'impression de traverser un cimetière en ruines. Seul le silence règne, désormais, et l'écrase de tout son poids. Karl lui-même, gardien et protecteur de la planète, le marque par son absence. Galaniel frissonne. Depuis la Grande Guerre, l'Ordinateur a toujours été là, pour assurer la prospérité de ce peuple, pour calculer les meilleures options. En trois mille ans, jamais il ne s'est éteint. Sa disparition est sans équivoque.
Le regard de Galaniel pénètre une salle poussiéreuse aux vitres brisées et aux murs lézardés. Tables et chaises sont renversées, les lumières et écrans de la pièce ne fonctionnent plus depuis longtemps. Seuls quelques rayons pâles du dehors viennent encore éclairer la poussière en suspension dans l'air.
Une seule personne se tient droite, immobile, près de la fenêtre brisée. L'apparition de la Table, son devenir, le prétendu nouveau Grand Maître. La barbe naissante, les cheveux noirs en broussaille, il arbore désormais une armure aux tons noir et améthyste. Pensif, son regard sombre s'égare sur la cité en ruine.
Il se retourne pour faire face à son alter-égo.
« Tu ne t'attendais pas à ça, n'est-ce pas ? »
Galaniel sursaute. Il n'est pas qu'un spectre, dans cette vision de l'avenir ; son double peut le voir, et même lui parler.
« Moi aussi, poursuivit son interlocuteur, j'ai été pris de stupeur, face à une telle dévastation, alors que je croyais avoir sauvé Zyx.
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Rien que tu ne pourras empêcher, si c'est ce que tu veux savoir. Rien de ce que je n'ai pu empêcher. »
Il se tourne de nouveau vers la fenêtre aux vitres brisées, pour plonger son regard dans la cité dévastée, cette cité dont il a contemplé la destruction. Galaniel s'approche de lui avec appréhension. Il s'agit de lui-même, à peine vieilli de quelques années, et pourtant son interlocuteur lui parait aussi étranger qu'un inconnu.
« Qui ?
— Il n'y a jamais qu'un seul responsable. Parfois même, la guerre n'est qu'une équation du destin, que d'aucuns considèrent comme un mal nécessaire. »
Il se retourne. Une lueur étrange danse dans ses yeux, et Galaniel croit même y discerner un éclat vermeil. Le jeune homme recule.
« Ne me dis pas... Comment es-tu devenu Grand Maître ? Où sont les Voyageurs, les autres Grands Maîtres ?
— Les Grands Maîtres de ton temps sont morts, les Dieux se sont éteints et l'Ordre a failli. Il n'y a plus de Voyageurs, de même qu'il n'y a plus d'Itinérants. »
Galaniel continue de reculer. Son double s'approche désormais de lui, les yeux étincelants.
« J'ai pris part à l'ultime dénouement de la Guerre, j'ai balayé l'Ombre comme la Lumière, et causé la fin de l'Ancien Monde. Désormais il ne reste plus que nous, les Renégats, les derniers survivants et seuls véritables protecteurs de la Galaxie.
— Tu... tu as perdu la raison. »
Il éclate d'un rire clair.
« Au contraire, je suis plus lucide que je ne l'ai jamais été. Je me suis affranchi des illusions qui nous bernaient, des illusions qui te bernent encore. Les notions de Bien et de Mal que l'on voulait nous faire croire n'étaient que des mirages. Lorsque je l'ai compris, j'ai précipité la chute des Dieux, j'ai libéré l'Univers de ce manichéisme aveugle.
— Ainsi... L'homme dont ils se méfiaient... C'était bien toi ?
— Tu veux parler de la réincarnation de Gathor, sans doute ? C'est vrai que les Voyageurs s'étaient posé la question, à mon sujet. On pourrait dire qu'ils avaient presque raison...
— Tu me fais peur... »
Il esquisse un geste de la main.
« Je ne suis pas sûr que tu puisses déjà comprendre. Tu restes encore aveuglé par des mirages. Mais lorsque tu auras vécu ce que j'ai vécu, vu ce que j'ai vu, et éprouvé ce que j'ai éprouvé, alors tu deviendras comme moi. Tu seras moi. »
Le regard de Galaniel s'échappe à travers la fenêtre brisée. Dehors, une chape de silence étouffe ce qui était autrefois le fleuron de la Fédération.
« Tu devrais être flatté qu'un destin aussi exceptionnel t'ait été attribué, poursuivit son double.
— Cela ne m'intéresse pas. Ce n'est pas ce que je veux.
— Ce n'est pas exactement ce que je voulais non plus, au début du moins. Nous sommes pareils, Galaniel, ne l'oublie pas.
— C'est faux, je ne suis pas toi. Tu ne peux pas me juger pour des actes que je n'ai pas encore commis.
— Qui te parle de juger, ici ? Au contraire, je les approuve et les applaudis. Il fallait une force de conviction redoutable pour les effectuer. Mais de toute façon, je ne suis pas qu'une potentialité, je suis ton devenir. Tu ne peux pas te défiler ; tu deviendras moi, nécessairement. L'Histoire est déjà écrite, le futur existe avant d'avoir commencé, et nous ne faisons qu'emprunter la voie qui nous y mène. Tu ne peux rien empêcher, il ne te reste qu'à accepter. Accepter le désastre de Zyx, accepter la chute de l'Ordre, accepter l'Apocalypse qui s'annonce. »
Une puissance indicible émane de lui, de même qu'une assurance que Galaniel peine à interpréter. Il ne posséde plus sa Pierre d'Origine mais des flammes intrépides dansent dans ses yeux. À quels démons a-t-il fait allégeance afin de remplacer le pouvoir de l'Ordre, et même le surpasser ?
« C'est faux, je ne deviendrai pas comme toi, nia finalement Galaniel. Je ne te permettrai pas d'exister.
— Il y a quelques années à peine, je disais la même chose que toi. »
Galaniel recule encore. Le sol se dérobe sous ses pieds, la pièce en ruines se déforme, et il tombe en arrière. Il ferme les yeux alors que se poursuit sa chute à travers un abîme sans fond, aussi froid et noir que la mort.
Il ne rouvre les paupières que lorsqu'une main salvatrice l'empoigne pour l'extirper à ces abysses de ténèbres.
Lumière.
Une silhouette blanche se découpe dans la lumière qui l'entoure, mais Galaniel peine à distinguer la forme et les contours.
« Qui êtes-vous ?
— Je suis celle que tu voudras sauver, celle dont la disparition t'entrainera sur la pente du désespoir et de la souffrance. »
Galaniel veut parler mais ne sait que dire. Figé par la stupeur, il continue de fixer l'apparition surnaturelle, tandis qu'elle étend un bras matériel.
« L'Épée sera brisée sous tes yeux, et quelques mois plus tard tu quitteras ce monde.
— Quoi ? Comment ?
— Je suis désolée, Galaniel. »
Une vibration sourde et puissante dissipe la lumière. Une double porte se dresse face à lui, titanesque, aux couleurs du feu, de la souffrance et de la damnation. Galaniel se sent frappé d'effroi. Il est seul. L'espoir est mort, ne restent plus que les ténèbres et l'anéantissement.
Lentement, les portes des Enfers commencent à s'ouvrir.
La vision se brouille, et une série d'images défilent à toute vitesse : le fier Cristal d'Hyktacrite brisé, la cité gagnée par les flammes d'un affrontement désespéré ; des vaisseaux dans l'espace, des explosions, une mort rampante et omniprésente ; une fière Citadelle au bord de l'océan, réduite en deçà de l'ombre d'elle-même, ses habitants massacrés ; puis le feu du ciel qui s'abat sur Barcad, les tours qui s'effondrent, emportées par un conflit insoutenable.
Partout les ténèbres, le chaos, et la guerre se répandent, jusqu'à faire faire vaciller des civilisations entières, jusqu'à faire vaciller la Galaxie elle-même.
Mort et désolation.
Là-bas, dans le ciel noir d'un astre qu'il ne parvient pas à reconnaître, se dresse, triomphante, une tour gigantesque, cerclée d'éclairs et de nuages sombres. Une échelle dressée vers le ciel, qui effleure les étoiles, et menace l'infini de l'Univers.
La Tour. Noire et verte, sa sombre lueur inonde l'insignifiant rocher, en dessous d'elle. Un ilot, non, une île, en plein cœur d'un océan noyé dans ses ténèbres éclatantes, un océan scintillant qui ne la rend que d'autant plus inatteignable, titanesque, invincible.
Creuset dans lequel se consumeront les cendres de l'Ancien Monde.
Univers dans lequel s'éteindra la Lumière à jamais.
Univers dans lequel s'effacera l'Ombre à son tour.
Univers dans lequel triomphera la Mort.
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