XII-3 : La Table de Vérité
L'image s'estompa. Les volutes de fumées se résorbèrent dans la Table redevenue calme.
La Prophétesse rendit à Césape sa Pierre d'Origine. Galaniel remarqua aussitôt que le gris terne initial avait laissé place à un vert émeraude éclatant.
« Césape Victorèle, l'analyse de la Table de Vérité est terminée. »
Césape semblait essoufflé. Il prit la Pierre qu'elle lui tendait et la rangea dans sa besace avec précaution.
« Son verdict est formel. Tu es digne de rejoindre les Voyageurs. »
Un tonnerre d'applaudissements accueillit cette déclaration, puis les Salvens scandèrent son nom avec enthousiasme.
« As-tu quelque chose d'autre à déclarer ? »
Césape resta pétrifié face à l'engouement des Salvens, auxquels il avait jusqu'ici reproché une certaine distance. Il croisa du regard les yeux sombres de Galaniel, dans lesquels il crut voir briller une certaine surprise, mêlée d'admiration.
Seule Alyne restait de marbre.
« Ben, c'est chouette, finit-il par articuler. Je ne savais pas encore hier ce qu'étaient les Voyageurs, mais je suis content que ça vous fasse plaisir. »
De nouveaux applaudissements lui répondirent, encore plus saisissants que les premiers. Puis Césape salua les Salvens, et rejoignit ses camarades.
Une fois le silence revenu, la Prophétesse reprit la parole.
« Et maintenant, lequel de vous deux désire passer en premier ? »
Galaniel consulta du regard Alyne, qui l'encouragea d'un signe de tête. Le jeune homme s'avança finalement d'un pas, et s'annonça d'une voix claire.
Il tendit sa Pierre d'Origine à la Prophétesse qui la posa sur la Table, pour réitérer son rituel.
Elle récita les mêmes incantations, dont le sens resta obscur à chacun d'entre eux, malgré les pouvoirs que leur avait conférés la Stèle Universelle. La Table s'illumina presque aussitôt d'une couleur écarlate, et la Pierre de Galaniel se souleva, cerclée de flammes. Des filaments d'une fumée rougeoyante s'échappèrent pour entourer le jeune homme. Ils coururent tout autour de lui, s'enroulèrent, se déroulèrent, glissèrent en silence, s'interpénétrèrent, se chevauchèrent. Ils le sondaient, comme l'on feuillette un livre ouvert, ce qui se traduisait par un chatouillement à peine désagréable.
Pour devenir Voyageur, il fallait être une créature réunissant les trois caractéristiques fondamentales : physique, intellectuelle, et magique.
Galaniel jouissait des deux premières depuis sa naissance, et sa Pierre d'Origine lui permettait d'acquérir la dernière.
Son esprit ne devait être sous contrôle d'aucun autre ; de même ne devait-il pas être une créature artificielle.
Ce n'était pas le cas.
Il ne devait pas avoir copié l'apparence et les capacités d'un autre, comme pouvaient le faire certaines créatures maudites.
Galaniel avait toujours été unique.
Son esprit tourne au coin d'une rue délabrée, puis s'arrête, frappé de stupeur.
Devant lui, les vestiges d'une tour à demi-effondrée narguent encore le ciel. Malgré son délabrement, elle reste un monument impressionnant, interminable architecture de métal, fleuron d'une ville à sa mesure. Le cœur de Galaniel se fige. Il connait cette tour, il connait cette ville.
Un pont devrait la rejoindre, ici, mais il ne reste plus qu'un gouffre béant. Le jeune homme traverse le vide d'une traite pour s'arrêter face à l'entrée béante. Deux statues brisées gisent au sol. Un homme et une femme. Karl et Asmanthe.
Aucun doute n'est plus possible. Ses yeux contemplent le devenir de Barcad, capitale de Zyx.
Galaniel revint à la réalité, sa vision s'estompa, lui laissant un arrière-goût d'amertume et d'inquiétude. Quand et comment ? Les questions l'agitèrent, puis il se contraignit au calme. Il aurait tout le temps de tirer cela au clair, et de toute façon ne pouvait rien faire pour l'instant.
La Table achevait d'examiner son cas. Il ne restait plus qu'une dernière vérification, un protocole ajouté récemment dans le cadre d'une possibilité incertaine.
Il s'agissait de s'assurer qu'il n'était pas la réincarnation d'un Voyageur déchu, ayant autrefois juré de renverser l'Ordre.
Il était né sur la planète sur laquelle le renégat avait accompli son Rituel : Shawn.
Il était né dans un village de la frontière septentrionale, non loin de la zone de décès du renégat.
Le lieu de naissance concordait.
La Table s'enflamma de plus belle. Les filets de fumée se firent menaçants ; ils l'enserrèrent, le ligotèrent, le soulevèrent de terre. L'investigation se poursuivit.
Il avait à peu près le même âge que le renégat aurait eu si son Rituel avait effectivement fonctionné.
À quelques incertitudes près, la date de naissance pouvait aussi correspondre.
La Table bouillonnait. Les deux poings posés sur une extrémité, la Prophétesse s'agitait de spasmes violents. Galaniel fut ballotté en tous sens.
Il connaissait le Signe.
Des langues de feu le tracèrent dans le ciel : un simple cercle, surplombé par une sorte de V. Les villageois furent frappés de stupeur ; Alyne elle-même laissa échapper une exclamation de surprise. Seul Césape eut la désagréable sensation d'être le seul à ne rien comprendre.
« Où as-tu rencontré le Signe ? » Tonna la Prophétesse, la voix devenue forte et menaçante.
Galaniel écarquilla les yeux. Il ne se souvenait pas avoir rencontré tel symbole auparavant. La Table l'avait extirpé depuis les profondeurs de son inconscient, à demi-effacé. L'avait-il seulement déjà vu ?
« Sais-tu ce qu'il signifie ? Tonna de nouveau la Prophétesse.
— Je n'en ai aucune idée. »
Il avait beau fouiller ses souvenirs, aucun ne se faisait l'écho de quelque chose de semblable.
La Table s'infiltra en lui, pour décortiquer la moindre réminiscence. La tête ne tarda pas à lui tourner. Secoué en tous sens, à demi-conscient, agité de soubresauts toujours plus violents, il entrevoyait des images défiler toute vitesse. S'agissait-il du passé ou du futur, déjà ? Leur sens lui échappait.
La seule chose qu'il savait encore, c'était que l'examen se poursuivait, toujours plus rapide, toujours plus inquisiteur, et toujours plus désagréable.
Sur la Table, les flammes se dressèrent, comme pour embraser le ciel nocturne. Un cercle ardent se matérialisa, puis la fumée se rejoignit pour prendre la forme d'une silhouette. Un homme, vêtu d'un épais manteau violet, et recouvert d'une cape rouge sang.
Galaniel ne put retenir une expression de surprise, alors que le visage se précisait. Des yeux sombres, une barbe de plusieurs jours, semaines, même, et des cheveux d'un noir de jais.
Son visage. Vieilli de quelques années peut-être. Son reflet, à travers le miroir du destin.
Les yeux de la Prophétesse restaient fixés sur l'apparition, malgré leur handicap apparent.
« Qui es-tu ? » Rugit-elle.
Autour d'elle tournoyaient des volutes de fumée comme de lumière. Sa face n'en était rendue que plus inquiétante.
L'homme ricana, puis soutint son regard de ses yeux noirs impénétrables. Sa voix se fit ferme et assurée.
« Vous savez déjà qui je suis. Plus que sa potentialité, je suis son devenir, son devenir après le Mur.
— Ce n'est pas possible, tonna la Prophétesse. Nulle prédiction de la Table ne peut aller au-delà du Mur. »
Un sourire inquiétant traversa le visage de l'homme.
« Ce sera néanmoins le cas, me concernant. Mais peut-être est-ce parce que je suis la clé du Mur, celui dont les choix décideront de l'avenir de la Galaxie toute entière. Je ne suis pas seulement son futur, je suis le futur de tous. »
Il éleva ses bras immatériels vers le ciel.
« Je suis celui qui fera basculer la destinée de cet Univers, le Grand Maître Galaniel Zawhyka Espan. »
La vision de Galaniel se brouilla. Incapable d'endurer plus longtemps l'effort que lui demandait la Table de Vérité, il perdit connaissance.
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