XI-5 : Le prix d'une victoire


Kystan, soixante-sept jours après la mort du Général Chef

La salle était en effervescence, en ébullition, même, lorsque l'Amiral y pénétra. Les plus hauts dignitaires s'étaient réunis pour disputer l'avenir de la Brocélie, et le débat se faisait houleux. Il n'y avait que peu de gardes rouges, ce qui était mauvais signe. Aucun n'avait plus reçu de nouvelle d'Octale depuis la veille. La tension se faisait palpable dans l'assemblée, et les derniers communiqués d'Esmène, désespérés, n'arrangeraient rien.

« Nous n'avions aucune raison de faire confiance au Prince. Le Général ne reviendra pas, s'énervait une femme âgée mais énergique, Delma.

— En avons-nous seulement la preuve ? » Répliqua l'Amiral.

Les regards se tournèrent vers lui. Delma s'apprêtait à répliquer, lorsqu'une femme à l'armure rouge et aux cheveux blonds, Semnen, l'enjoignit au calme.

« Nous n'avons certes pas réussi à joindre le Prince, reprit l'Amiral, et Octale n'a effectué aucune communication avec nous depuis hier soir. Mais seule Esmène ...

— Elle a déjà suffisamment de difficultés sur le front pour en plus s'occuper de politique, la coupa Delma. D'ailleurs, je doute qu'elle parvienne à s'extirper de la nasse que nous tend Kalendor, surtout si le Prince se joint à eux. Ce qu'il est temps pour nous, c'est de limiter les dégâts. Nous allons droit dans le mur depuis le début. Si nous nous acharnons dans cette guerre, nous serons anéantis.

— Vous voulez reconnaître la suprématie de Kalendor ? s'indigna l'Amiral.

— Je veux négocier, c'est tout.

— Seul notre Général en a le pouvoir.

— Notre Général ne reviendra pas. Octale est morte, Esmène ne pourra bientôt plus commander. Il nous faut élire un nouveau représentant.

— Et comment choisirions-nous ce nouveau chef, selon nous ?

— Nous pouvons le faire par les armes...

— Non, nous n'avons plus ni le temps, ni les moyens, trancha l'Amiral. Voici ce que je vous propose : un compromis, les pleins pouvoirs à l'un d'entre nous, durant cent jours, afin de régler cette crise.

— Ben tiens, et ce serait vous peut-être ?

— J'ai voué ma vie à ce pays. Mes faits d'armes dans les îles du sud et ma popularité actuelle devraient empêcher ce test de dégénérer en guerre civile. Donnez-moi cent jours, seulement cent jours, après vous ferez ce que vous voulez. »


Cénia, soixante-sept jours après la mort du Général Chef

Les gardes bleus jetèrent le corps aux pieds du Prince. Revêtu de son large manteau d'apparat, le Général contempla Octale d'un regard acéré. Ruisselante, la robe déchirée et maculée de sang, les cheveux roux collés sur son visage pâle, elle essaya de se relever. Un garde interrompit aussitôt son mouvement d'un coup précis mais violent.

« À genoux devant le Prince. »

Octale siffla de rage et d'amertume, mais se releva, comme pour mieux défier le Prince, et planta son regard de braise dans le sien. Alors que les gardes s'apprêtaient à réitérer leur geste, le Général leva la main.

« Il suffit ! »

Puis il descendit les marches qui le séparaient d'elle, sans la quitter de ses yeux bleus intenses.

« Vous me décevez, Octale. Je n'aurais jamais pensé que vous eussiez pu agir de la sorte. »

Il continua de marcher vers elle, le regard dénué de toute forme d'empathie.

« Je pense que nous sommes partis sur de mauvaises bases, laissez-moi donc dissiper quelques malentendus éventuels. Je ne suis pas votre obligé, et j'ai ici droit de vie et de mort sur vous. Maintenant, donnez-moi seulement une seule raison de ne pas vous le prouver.

— C'est inutile. Vous me l'avez déjà fait clairement savoir.

— Vous feriez mieux de mesurer vos paroles face à moi. C'est avec votre vie que vous êtes en train de jouer.

— Et vous c'est avec la mienne que vous essayez de jouer. »

Pour toute réponse, le Prince leva une main ; les gardes bleus pointèrent leurs armes sur la captive. Octale n'esquissa cependant pas la moindre réaction, et continua de soutenir son regard avec morgue.

« Un seul geste, et vous n'êtes plus qu'un souvenir, Octale, précisa le Prince.

— Ça je l'avais deviné.

— Et c'est tout ce que ça vous fait ?

— Qu'est-ce que vous voulez que je fasse d'autre ? Que je me jette à vos pieds en vous suppliant de m'épargner, peut-être ? Nous avons certainement des choses plus intéressantes à dire. Alors soit vous me tuez tout de suite, et on n'en parle plus ; soit justement on parle, et on remet ma mort à plus tard. »

Le Prince ferma le poing. Les gardes rengainèrent leurs armes dans un même mouvement.

« Que voulez-vous ?

— Pourquoi m'avez-vous vendue aux Kalendoriens ?

— Je ne vous ai pas vendue aux Kalendoriens.

— Alors pourquoi avez-vous envoyé un tueur pour m'exécuter, cette nuit ? »

Le Prince afficha un air outré.

« Vous osez remettre en doute mon hospitalité ? Je ne suis pas de ceux qui poignardent les gens dans le dos, si c'est ce que vous voulez savoir. Par contre, si vous désirez tant que cela mourir en plein jour... »

Il ne fallut que quelques secondes à Octale pour comprendre qu'il disait la vérité. La surprise qui s'était peinte sur son visage ne pouvait être feinte. Il croyait tout simplement qu'elle s'était jetée dans le fleuve afin de lui fausser compagnie.

« Quelqu'un a attenté à ma vie, cette nuit, plaida-t-elle. Un garde. Et j'essaie de savoir de qui il peut s'agir. »

Le Prince demeura dubitatif. Octale retroussa une manche pour exhiber l'entaille qui lui parcourait le bras.

« Vous croyez peut-être que je me suis faite ça toute seule ? Et vous n'avez qu'à voir l'état de la chambre ; je suis sûr que vous aurez l'impression qu'une armée est passée par là. »

Il haussa les épaules. Octale était plus que capable d'avoir mis sur pied toute cette affabulation, et dévasté son mobilier pour la rendre plus crédible.

« Vous m'avez accordé votre hospitalité, soit, insista-t-elle. Mais vous êtes incapable d'assurer ma sécurité.

— En voilà assez, Octale ! Nul ne sait que vous êtes ici. J'ai bien pris garde à ce que cette information ne transpire pas.

— Je suis peut-être pour vous un atout maintenant, mais je ne vaudrais plus rien lorsque les meurtriers réussiront leur plan. Vous ne pourrez pas me garder ici éternellement : soit vous me tuez maintenant, soit vous me laissez partir. Dans les deux cas, vous êtes gagnant ; mais si je meurs assassinée, vous êtes perdant. Vous devez prendre une décision, maintenant. »

Le Prince s'y refusait depuis plusieurs jours. Il ne voulait pas la laisser partir, de même qu'il ne pouvait pas la tuer. Pourtant, cette dernière solution était sans doute préférable pour son pays. Kalendor remporterait la guerre, et ne pourrait que lui en être reconnaissant. Si ce n'était deux objections de taille : Zagnar, qui l'insupportait au plus haut point, et enfin Octale. Sa présence d'esprit comme sa détermination le troublaient ; pouvait-il seulement donner un tel ordre ?

« C'est à vous seul qu'appartient ce choix. Si vous ne voulez pas me laisser partir, tuez-moi maintenant, que l'on en finisse. » Insista-t-elle.

Elle le bravait avec un courage froid, une inconscience, même, qui achevait de le déstabiliser. Mais elle n'avait pas tort sur un point : il fallait qu'il prenne une décision, avant que d'autres ne le fassent à sa place. Il leva le bras ; les gardes bleus dressèrent leurs armes. Octale attendit la sentence, imperturbable, et continua de le fixer de son regard décidé. Un regard qu'il ne pourrait jamais oublier.

Le Prince ferma le poing. Dans un parfait ensemble, les gardes rangèrent leurs armes.

« Allez-vous-en. »

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