X-1 : Traité de paix

Il est étonnant de remarquer à quel point les traités orialiens sont scrupuleusement respectés, malgré les instabilités politiques et luttes de pouvoir. La raison la plus souvent évoquée est la place qu'occupe l'honneur dans la société orialienne : un homme sans honneur a moins de valeur qu'un animal, et perd de fait l'ensemble de ses droits.

En trois mille ans d'existence de la civilisation orialienne, il n'existe qu'un seul précédent de Général ayant renié sa parole. Ce Général, qui à l'époque s'était mis en tête de devenir le 6ème Général Chef d'Oriale, tenta de s'emparer par tous les moyens du pouvoir. Ses traîtrises l'y menèrent presque, mais finirent par liguer l'ensemble des autres Généraux contre lui. Son supplice fut d'une violence telle que je ne le décrirai pas ici, et son nom à jamais effacé de l'Histoire. Sa nation d'origine, l'Orcalie, resta occupée et administrée pendant plusieurs siècles par les Généraux voisins. Il est d'ailleurs intéressant de noter que depuis cet événement, aucun orcalien n'a plus accédé au titre de Général Chef.

Hupias Ecterian, Mœurs et coutumes d'Oriale la méconnue


Communication entre le front ouest de Kalendor et Epithaï, quarante-cinq jours après la mort du Général Chef

« Nous avons subi de lourdes pertes, et ne pourrons pas résister plus longtemps, Général. Des pilonnages ont détruit la moitié de nos armes lourdes. Deux lignes de défense sur trois sont déjà aux mains de l'ennemi, et il ne nous reste plus de chars pour... »

Des tirs sourds se firent entendre. La radio crépita.

« Nous manquons d'effectifs. Les Brocéliens ont cette fois-ci un net avantage du nombre. Quels sont vos ordres, Général ?

— Mes ordres sont formels, et restent les mêmes, trancha Zagnar. Tenez ces positions coûte que coûte.

— Ils risquent de nous encercler par le sud s'ils parviennent à traverser le fleuve...

— Obéissez ! Ce bastion ne doit pas tomber ou ce sera la porte ouverte à la capitale !

— Mais Général...

— Il suffit ! Battez-vous jusqu'au dernier s'il le faut ! Tant que j'étais présent, ces terres sont restées nôtres ; il n'y a pas de raison que cela ne continue pas de même ! »

Une explosion proche se fit entendre.

« Une dernière chose, reprit Zagnar, si vous veniez à croiser Octale, achevez ce que j'ai commencé. J'offrirai cent mille ktobas pour sa tête.

— Bien, Général, pourrons-nous au moins compter sur d'éventuels renforts ?

— Si la situation venait à empirer, j'aviserai... »

Plusieurs tirs, désormais tout proches. Des grésillements recouvrirent la ligne. Une antenne avait dû être endommagée.

Quelques cris résonnèrent. Les Brocéliens arrivaient à la troisième ligne de défense.

« Si vous me permettez, Général, la situation est je pense assez désespérée.

— Vous n'avez pas à penser ! Obéissez ! Vous croyez peut-être que j'ai terrassé Octale en m'enfuyant ? Je vous laisse seulement le soin de l'achever.

— Nous ferons ce qui est en notre pouvoir pour l'arrêter.

— J'y compte bien. Terminé. »

Zagnar éteignit le poste et se leva, mécontent. Il contempla un instant son bras droit, toujours emmailloté dans d'épais bandages, et source de fréquents élancements. Si Octale n'avait frappé qu'une fois, elle y avait mis toute son énergie et sa fureur.

Il passa la main gauche dans ses cheveux blonds coupés court. Des renforts ? Et puis quoi d'autre ? Le Commandant marchait sur Cénia, avec la majorité de l'armée kalendorienne, ce n'était pas le moment de faire demi-tour. Néanmoins, il ne restait plus qu'une poignée de soldats valides à Epithaï ; la cité serait sans défense face à Octale.

Même si Rhampsodis mobilisait des troupes, cela resterait insuffisant, et encore fallait-il qu'elles arrivent. La bataille serait déjà finie depuis bien longtemps.


Front ouest de Kalendor, quarante-six jours après la mort du Général Chef

Les interminables cohortes de chars rouges traversaient les décombres fumants, leurs cuirasses de métal illuminées par le soleil. Dans le ciel bourdonnaient des escadrons de vaisseaux en formation serrée.

Depuis un promontoire, Esmène contemplait la scène avec satisfaction. Elle sourit. Nul ne pourra plus les arrêter. L'avancée de la Brocélie n'avait été qu'interrompue, et sa progression inexorable allait pouvoir reprendre.

Les efforts de leurs ennemis n'auraient servi qu'à différer leur chute inéluctable.

L'état d'Octale s'améliorait de jour en jour, et l'expédition au Neelhan avait en partie réussi. Scythlène Scalath, survivante de l'ancienne famille régnante, avait pris les rênes d'une résistance soutenue des Brocéliens. Malgré l'acharnement du Commandant de la garde noire, Esmène avait su mener cette mission à bien.

Octale lui vouait une confiance aveugle, et elle continuerait de s'en montrer digne. Elle mènerait les armées écarlates jusqu'à Epithaï, et mettrait fin à cette guerre.


Cénia, capitale de l'Orcalie, quarante-sept jours après la mort du Général Chef

Le vaisseau noir entama sa descente verticale sur la petite piste encadrée d'arbres fleuris. Son vrombissement assourdissant soulevait un nuage de poussière.

Il toucha le sol, s'immobilisa, puis ses moteurs se coupèrent. Une trappe s'ouvrit aussitôt, pour en laisser sortir un jeune homme, le bras droit en bandoulière. Plusieurs gardes noirs l'accompagnaient, tandis que ses insignes d'or rappelaient son rang de Général.

Le Prince Bleu se détacha de l'assemblée de dignitaires, pour venir accueillir ses hôtes. Calme et souriant, il arborait un grand manteau céruléen, agrémenté de quelques diamants, aux emblèmes de l'Orcalie. Chose rare, ou pour le moins excentrique, sa chevelure se parait d'un azur profond, dont la couleur faisait écho à des yeux énigmatiques.

Il s'inclina dès qu'il fut arrivé devant Zagnar.

« Bienvenue à Cénia. J'ose espérer que votre séjour vous sera des plus agréables. Une suite d'honneur vous a été réservée, et je me plais à penser qu'elle vous siéra en tous points.

— Épargnez-moi les formalités d'usage, le coupa Zagnar, afin que nous puissions nous occuper de ce traité au plus vite.

— Il se pourrait que vous nécessitassiez quelque repos pour vous remettre de ce voyage. Des chambres vous ont été octroyées à cet effet, vous ne pouvez nous faire l'affront de refuser notre hospitalité.

— Je ne suis pas fatigué, mentit Zagnar. Pourrions-nous rédiger tout de suite ce traité et nous reposer seulement après ? »

Le Prince Bleu le jaugea un instant de son regard particulier.

« Comme vous voudrez. » Répondit-il, conciliant.

Puis il s'écarta.

« Suivez-moi je vous prie. »

Il leur fit traverser des jardins à la végétation épaisse mais entretenue. Entre les arbres perçaient d'innombrables points d'eaux, qui contribuaient à la sérénité du lieu.

Ils avisèrent un escalier de pierre et prirent de la hauteur. Le palais se dressait sur une île, en plein cœur du fleuve d'Aahrimblad. Sept ponts enjambaient l'étendue liquide, et connectaient la ville, de part et d'autre. Leur bleu translucide scintillait comme du cristal sous les feux du soleil vespéral.

Toujours guidés par le Prince, ils pénétrèrent à l'intérieur du palais par une grande arche de pierre, recouverte de sculptures peintes. À l'intérieur, des fresques gigantesques s'étalaient sur les murs, séparées par des colonnades élancées.

Des serviteurs s'affairaient de tous les côtés, au point de faire ressembler le bâtiment à une ruche bourdonnante. Toutefois, ils s'interrompaient à la vue de leur Général, pour lui laisser le passage et s'incliner devant lui avec respect.

Le Prince traversa plusieurs salles, dépassa des statues de cristal, puis poussa les battants d'une grande porte de fonte ouvragée. De part et d'autre s'étalaient des feuilles et fleurs de cristal.

« Nous y voici donc, déclama-t-il d'un ton théâtral. Mais prenez place je vous prie. »

Il leur désigna une grande table rectangulaire, accompagnée de fauteuils rembourrés.

« Désignez-vous une collation en guise d'accompagnement ? Proposa le Prince.

— Nous n'avons pas faim, trancha Zagnar. Maintenant, si nous pouvions aborder les modalités du traité...

— Eh bien, que les négociations débutent, alors ! »

Sans même qu'il ne soit nécessaire de l'appeler, un serviteur entra dans la pièce pour apporter une liasse de feuilles vierges. Il échangea quelques mots à voix basse avec le Prince, puis disparut dans une révérence.

L'enjeu était de signer un traité de paix entre Kalendor et l'Orcalie, ou du moins une trêve. Tandis que le Commandant marchait sur Cénia, les armées d'Octale filaient droit vers Epithaï, sans plus rien pour pouvoir les arrêter. Il fallait à tout prix que l'armée kalendorienne pût rebrousser chemin, et revenir à temps pour sauver la capitale.

Le conflit qui les déchirait encore risquait de mener le Prince comme Zagnar à leur perte. Tous deux ne pourraient faire autrement. Néanmoins, le temps pressait, pour Kalendor, et Zagnar soupçonnait le Prince de chercher à en profiter. Faire durer les négociations, même de quelques heures, risquait de s'avérer fatal.

Tout d'abord fallait-il d'abord définir les nouvelles frontières. Le Prince eut à cœur de faire remarquer les cernes de son interlocuteur, et d'insister une nouvelle fois pour qu'il se repose. Il s'occupa ensuite à faire servir d'improbables pâtisseries, qu'il entreprit de déguster sans hâte (« Vous êtes sûrs que n'en désirez pas ? La faim sied mal aux négociations. »). Son calme absolu, ainsi que sa bienveillance de façade exaspéraient Zagnar.

Le Prince avait le temps de son côté, et ne cessait de le lui rappeler, à sa manière. Le jeune homme se vit contraint de rendre à l'Orcalie toutes les terres occupées, pour espérer signer cet accord tant espéré.

Puis il fallut déterminer la période de validité. Un mois ? Six mois ? Une année ?

Le Prince prit un malin plaisir à parsemer la réunion d'anecdotes personnelles, ainsi que de quelques traits d'humour. Zagnar ne se contint qu'à grand peine alors que son interlocuteur, suite à l'annonce de la proposition d'une année, entama le récit d'un lointain fait historique. Un pacte similaire entre l'Orcalie et l'Ostrie, que le Prince aurait bien aimé pouvoir réitérer, afin de mettre fin aux affrontements actuels.

« Six mois, ça vous convient ? L'interrompit Zagnar, à bout.

— Ah, six mois. Vous savez qu'il y a justement six mois, je rendais une visite inopinée à la frontière sud et que...

— Ça vous convient, ou pas ? Répéta Zagnar.

— Ma foi, force m'est de reconnaître qu'il s'agit d'un intervalle temporel convenable, qui mériterait certainement notre considération mutuelle.

— Est-ce que vous êtes d'accord ?

— Ne vous énervez pas, voyons. Cela sied si mal à votre personne...

— Il faut bien définir une période ! Proposez-en une autre si celle-ci ne vous convient pas !

— Après mûre réflexion, et au vu des conjonctures actuelles, cette suggestion me siérait en tous points.

— Eh bien, commençons à rédiger ce contrat, alors !

— Vous êtes sûr que vous ne désirez vraiment aucune de ces pâtisseries ? Votre visage livide semble vouloir faire écho à votre ventre affamé. Elles sont excellentes, vous savez... »

Zagnar le fusilla du regard. Il en venait à se demander s'il ne préférait pas un combat franc contre Octale. Ces palabres interminables lui donnaient des envies de meurtre qu'il ne pourrait jamais assouvir.

Ils rédigèrent finalement le traité, malgré d'innombrables objections du Prince au sujet de la forme. Deux exemplaires, dans leurs langues respectives. Zagnar s'empressa de les signer, puis les tendit à son interlocuteur.

Sans se presser le moins du monde, le Prince ouvrit un étui ouvragé. Ses doigts fins saisirent une grande plume bleue puis la trempèrent dans un encrier.

Aucun de ces gestes n'échappaient plus à Zagnar. Comment quelques malheureuses secondes pouvaient-elles sembler aussi longue ? Il observa la plume parcourir l'espace, pour s'immobiliser au-dessus du traité. Il osait à peine respirer ; son cœur martelait dans sa poitrine. Qu'attendait donc encore le Prince ?

Enfin, la main s'abaissa, pour apposer la signature tant attendue. Zagnar s'empara d'un exemplaire, tandis que le Général d'Orcalie faisait disparaitre le second dans une doublure de son manteau.

Les rayons matinaux filtrèrent à travers les vitraux bleu clair de la salle. Les négociations s'étaient prolongées toute la nuit durant. Zagnar, épuisé, presque tremblant, ne pouvait plus détacher ses yeux du document si précieux. La trêve était désormais officialisée.


Epithaï, cinquante-sept jours après la mort du Général Chef

Zagnar se faisait un sang d'encre. Les armées brocéliennes étaient désormais toutes proches, et ne tarderaient pas à devenir visibles à l'horizon. Tout Kalendor retenait son souffle.

Il avait envoyé les derniers renforts dans une ville secondaire, plus à l'ouest, qui était tombée dans la nuit. Tout au plus avait-il gagné une journée de sursis. Il s'agissait du dernier bastion, et désormais plus rien ne séparait Epithaï de ses ennemis. La ville tomberait aussitôt, si les Brocéliens arrivaient avant le Commandant.

Depuis le sommet de la tour noire, il continuait de scruter le sud. Cette attente se faisait intenable. Les armées noires auraient déjà dû devenir visibles. Ses doigts se crispèrent sur ses jumelles. Il allait manquer de temps.

Un point, à l'horizon, bientôt suivi par d'autres. Une longue procession de fourmis minuscules. Enfin ! Il fit volte-face. La bataille sur le point de s'engager serait décisive, mais avec le Commandant, il était certain de la remporter. Sa main gauche se posa sur le pommeau de son épée. Même si son bras droit blessé l'empêcherait de se battre comme avant, il serait présent, aux premières loges. Il jetterait toutes ses forces dans la mêlée. Même ses sœurs, Arcale et Astiana l'accompagneraient toutes deux pour la première fois.

Il redescendit les marches l'une après l'autre, un sourire sur les lèvres. Une fois de plus, il marquerait l'Histoire de son sceau.

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