Chapitre 1


Fin des années 1950, quelque part, d'un côté ou de l'autre de l'Atlantique.


La lourde porte en barreaux métalliques se referma derrière David et il entendit résonner le claquement sec des pênes de la serrure qui s'enclenchaient dans leur logement, manœuvrés par la grosse clé que tournait le gardien.

Il essaya de se remémorer rapidement le nombre de portes qu'il avait dû franchir pour parvenir ici : quatre, en comptant l'énorme portail blindé de l'entrée.

Quatre portes devant lesquelles un cerbère armé, à chaque fois différent, avait consciencieusement inspecté sa carte professionnelle flambant neuve ainsi que l'ordre de mission qu'il détenait.

Il réalisa qu'en plus, on n'était encore pas dans l'enceinte proprement dite mais dans une partie du bâtiment externe à celle-ci, réservée à l'administration.

Sans ranger ses clés, le gardien lui montra la seule direction possible, en l'occurrence un court couloir en forme de « T » au bout duquel, dans l'embrasure d'une porte ouverte, l'attendait un homme aux cheveux poivre et sel qui pouvait avoir la cinquantaine bien sonnée.


- M. Chessman, je présume ? Bienvenue à Woodville. Je suis John Finch, le directeur. Enfin, le directeur... plus pour longtemps, dit l'homme avec un sourire mais sans lui tendre la main.

- Oui, Dave Chessman. Très heureux, dit David.


Ils entrèrent dans la pièce, un vaste bureau très bien aménagé. Presque trop bien, même, pensa David qui, habitué aux locaux spartiates et au mobilier malcommode de l'administration des finances, ne s'attendait pas à trouver un tel confort ici : fauteuils clubs en vachette marron, canapé du même ton, table basse en bois ancien, bureau marqueté, chaises revêtues de velours vert, on se serait presque cru dans un salon anglais.

Il se dit que cela avait quelque chose d'un peu indécent dans cet endroit.

Ne manquaient que les cigares et le whisky.

Par une porte entrebâillée, on apercevait même, au fond, une sorte de petit cabinet avec un lavabo et des toilettes. Singulier mais pratique...


Finch le fit s'assoir dans l'un des fauteuils fleurant bon le cuir et s'installa en face de lui, les jambes croisées.

- Alors, vos premières impressions sur l'établissement ? demanda-t-il.

- Eh bien, je n'en ai pas encore vu le véritable intérieur, mais je dois dire que toute cette sécurité, de prime abord c'est impressionnant. Quatre portes pour arriver jusqu'à vous... Et les gardiens ont l'air pour le moins consciencieux.

- Ah, encore heureux, dites donc ! S'ils ne se montrent pas consciencieux devant vous, en sachant que vous êtes le nouveau patron, où va-t-on !

- Ce n'est pas faux, ils étaient prévenus de ma visite...

- Oui. Ceci étant, je dois dire qu'il en va toujours ainsi, normalement. Je ne vous apprends pas où vous mettez les pieds : au vu du pedigree de tous nos pensionnaires, la sécurité et la discipline sont les maîtres mots ici. Voulez-vous boire quelque chose, un peu de café peut-être ?

- Volontiers, merci.


Il se leva, ouvrit une porte que David n'avait pas vue, qui communiquait avec une autre pièce, et prononça quelques mots avant de venir se rassoir.

- Oui, les pensionnaires, reprit-il en fronçant les sourcils. Actuellement nous en avons 52, dont 10 purgent des peines de perpétuité sans possibilité de sortir un jour et 42 autres qui attendent leur exécution dans le couloir de la mort avec l'espoir, très hypothétique, de voir commuer leur peine en détention à vie. Que du beau linge !

- Ce sont tous des criminels, bien sûr, dit David sur un ton qui tenait plus de l'interrogation que de l'affirmation.

- Tous sans exception. Je dirais même des criminels récidivistes (*) pour les cas les moins graves mais, dans la grande majorité, il s'agit de multirécidivistes (*) : violeurs-tueurs à répétition (*), tueurs tout court, tueurs de masse, quelques cannibales même... Les 10 qui purgent une perpétuité sont des condamnés à mort dont la peine a été commuée pour d'obscures raisons d'ordre juridique dont j'ignore la teneur. En fait, comme vous le savez, le centre pénitentiaire de très haute sécurité de Woodville est l'une des trois petites prisons "spéciales" de ce pays où sont enfermés les criminels les plus dangereux.

- Je le sais, en effet, dit David.


Il réfléchit un instant.

- Parmi eux, il y a Mac Callum, n'est-ce pas ?

- Effectivement, le plus prolifique de tous, une de nos grandes célébrités, si je puis dire. Mais pourquoi me le demandez-vous puisque vous le savez ?

- Je...

- Il est bien aussi effrayant que vous le pensez, n'ayez crainte. Son sang-froid, son calme, sa courtoisie, sont proprement extraordinaires lorsqu'on sait ce dont il est capable. Il ne vous décevra pas, dit doucement Finch avec un drôle de sourire. Et en plus, vous aurez sans doute tout le temps de le voir pendant un bon moment encore : son exécution a été sans cesse différée, au point que c'est à se demander s'il s'assiéra un jour sur la chaise électrique. Mais, ne m'en voulez pas de ma curiosité... puis-je vous poser une question ?

- Je vous en prie.

- Vous n'êtes certainement pas venu là pour contempler les beaux yeux d'Art Mac Callum ou ceux de Bill Lucas, Dave. Alors je me demande ce que vient faire un jeune et brillant cadre de l'administration tel que vous dans un endroit pareil ? Je veux dire, il est bien tard pour y penser désormais mais avez-vous réellement conscience de ce qui vous attend ici, cette vie de reclus, cette crainte permanente de la dangerosité des détenus, la hantise d'une évasion, d'une mutinerie, que sais-je encore ? Ca va vous changer de l'ambiance sereine des bureaux des services du Trésor, vous savez ?


David se tortilla un peu sur son fauteuil.

- Justement, l'ambiance sereine... vous devriez plutôt dire l'ambiance morose. C'est pesant, on en a vite fait le tour. Je voulais voir autre chose. En fait, lorsque le poste a été déclaré comme étant susceptible d'être vacant, j'ai posé ma candidature sans trop réfléchir parce que sans véritable espoir, vu mon âge et mon absence d'expérience dans la pénitentiaire. Et puis, après l'entretien de sélection, comme mon profil a semblé convenir, l'idée a fait son chemin et je m'y suis vu. Je suis quelqu'un qui aime bouger et se remettre en question, l'occasion était belle.

- Je vois, dit John Finch. Remarquez, cela m'arrange bien, depuis le temps que je demandais ma mutation. Les candidats pour diriger Woodville ne se bousculent pas et jusque là, ceux qui ont postulé n'avaient pas été retenus. A propos, êtes-vous célibataire, je veux dire, vivez-vous avec une femme ?


On frappa doucement à la porte.

- Entrez, Franck ! cria Finch.

Un homme bâti comme une armoire à glace entra par la porte de communication, portant un plateau avec des tasses fumantes. Il les posa devant les deux hommes en faisant un léger salut de la tête à l'attention de David.

Il avait des mains énormes et devait bien peser 120 ou 130 kilos.

- Dave, je vous présente votre secrétaire, Franck Hurst, dit Finch. Puis, se tournant vers Franck : Franck, voici le nouveau directeur, M. David Chessman.

Le dénommé Franck fit un nouveau geste déférent de la tête et disparut par où il était venu.

- Oui, reprit John Finch, je vous demandais si vous étiez célibataire non par curiosité mais pour savoir si une femme habitera ici.

- Je suis célibataire, dit David. Cela semblait d'ailleurs constituer un vrai critère pour le comité de sélection.

- Exact, et c'est sans doute pour cela qu'hormis vos mérites dont je ne doute pas, et en dépit de votre jeune âge, vous avez emporté le morceau. Si votre secrétaire est un homme, ce n'est pas un hasard : moins il y a de femmes ici, moins cela crée de problèmes, ceci dit sans aucune misogynie. Il faut comprendre que certains des types qui sont là ont un vrai problème avec les femmes. Quand je dis problème, il s'agit d'un doux euphémisme. Ce n'est donc pas la peine de les exciter en leur promenant de jolies fesses sous les yeux, d'autant plus que, pour la plupart, ils n'ont pas vu une femme depuis plusieurs années.

- Si je saisis bien, selon vous la direction de ce centre nécessite, outre les qualités qui m'ont été longuement décrites, une vie d'ascèse. Eh bien, à dire vrai, je m'y attendais. Et quelque part, ce climat ne peut qu'être propice à l'écriture de mon mémoire.

- Ah ? Vous écrivez un mémoire ? Sur quel thème ?

- La criminologie, dit David.


Finch le fixa droit dans les yeux pendant quelques instants puis demanda :

- Vous avez l'intention d'essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête de ces cinglés ?

- Euh, disons que c'est en effet l'un des aspects de mes études mais il y a d'autres facettes.

- Je vois... dit Finch d'un drôle d'air.

- Pardonnez-moi, j'entends que vous dites « cinglés », mais la justice ne les a pas considérés comme tels puisqu'ils sont accessibles à une sanction pénale...


Finch se tut à nouveau, semblant réfléchir. Il avala son café d'un trait et s'éclaircit la gorge avant de parler.

- Comment par exemple appelez-vous un type qui, en trois ans, a violé, tué et dépecé 18 gosses, n'a aucun remords et dit lui-même que si on le relâchait il recommencerait aussitôt ? finit-il par demander. Moi, quoi qu'en disent les experts, qu'ils soient psychiatres ou criminologues, j'appelle ça un cinglé et je crois qu'il n'y a rien à comprendre dans sa tête. Il faut juste le mettre hors d'état de nuire et c'est précisément pour ça que je suis payé, ainsi que vous l'allez être vous-même... Vous verrez, ici, vous ne mettrez pas longtemps à vous faire votre opinion sur ce que ces types ont dans la cervelle.


Une sorte de malaise s'installait. David préféra ne pas répondre.



(*) Le terme serial killer (tueur en série) n'existait pas à la fin des années 1950. Il n'a commencé à être employé que dans les années 1970, utilisé pour la 1ère fois aux USA par l'agent du FBI Robert Ressler.



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