5| Respirer des yeux célestes et néons
MARNIE N'ARRIVAIT PAS À RESPIRER, son corps était en proie à des tremblements qui l'apparentaient à un pantin désarticulé. Il faisait mille degrés dans sa tête pourtant elle était frigorifiée, elle inspirait et expirait à la fois et puis ne faisait plus rien du tout. Le sol des toilettes lui glaçait la peau et lui chatouillait l'épiderme, parvenant à sembler trop propre et trop sale à la fois.
Une tornade lui montait à la tête et son corps en était la victime, en était les fournitures fragiles qui se balançaient au gré du désastre, son esprit submergé de sons mais aucun de réelle importance, de sensations qui lui faisaient l'effet de coups et d'étouffements assourdissants.
Elle s'était enfermée dans les toilettes du conservatoire, assise devant la cuvette blanchâtre et fragile, les bras positionnés aux murs opposés, formant une structure insalubre qui lui donnait l'air d'être Jésus sur sa croix.
Et l'église.
Le confessionnel.
Où elle n'était pas.
Où elle aurait dû être, parce que sinon elle n'aurait pas rencontré cette fille aux cheveux noirs et à la peau pâle, et elle ne l'aurait pas touchée, et que le contact d'une peau sur la sienne ne lui aurait rien rappelé.
Cette fille aux yeux célestes avec sa minijupe, qui voulait dire qu'aux yeux de lui, Marnie devait en avoir porté une, puisque ce sont les filles en minijupes auxquelles il arrive ce genre de choses, et qu'elle était torturée entre sa douleur criarde et son accusation dont elle avait une brève conscience de l'injustice, mais l'injustice c'est qu'elle n'arrivait pas à s'en remettre, elle n'arrivait pas et-
-Y'a quelqu'un ? Madame? Allô?
Marnie expira avec peine, lâchant un gémissement, son visage restant figé à l'exception d'instants microscopiques où il se tordait de douleur.
-Oui, euh...ici!
Elle dû reprendre son souffle après avoir parlé, ayant mit la tête sous l'eau de l'interaction avec une autre personne.
-Bon...c'est que j'ai pas tout pas toute la journée, Mam'zelle.
-Quoi?
-Eh bien oui, j'suis désolée d'vous l'apprendre, mais t'en a qui doivent devoir faire le ménage.
L'esprit de Marnie mit un moment à s'habituer à ce dialecte étrange et défiguré, presque comme si la voix lui parlait une autre langue. Et son accent hispanique prononcé n'arrangeait rien.
-Mam'zelle?
-Quoi?
-Eh bien oui, j'suis désolée d'vous l'apprendre-
-J'avais compris.
Légèrement énervée qu'une inconnue vienne troubler sa douleur, presque comme si elle était rentrée dans sa chambre où dans son esprit sans toquer, Marnie soupira.
Mais, aussi désagréable que ce soit à admettre, elle n'était pas dans sa chambre : elle était assise dans des toilettes publiques, les bras sur chaque côté du mur comme une poupée vaudou qu'on aurait peinte de pics.
Elle se leva avec difficulté, ouvrit la porte, et se retrouva face à la femme la plus étrange qu'elle eût jamais vu.
Petite, avec un balai comme troisième jambe, empâtée, les joues bouffies et recouvertes de rougeurs, les lèvres fermes qui semblaient être habituées à s'ouvrir à la moindre contrariété, le visage encerclé d'une épaisse touffe de cheveux noirs, tendant vers le gris. Son faciès était peint d'une épaisse couche de maquillage, ses lèvres d'un écarlate qui envahissait le haut de son menton et le bas de son philtrum comme un vieux Napoléon avide de territoire.
Mais l'élément le plus étrange restait ses yeux, et ses paupières victimes d'un renversement de pot de peinture néon, ou en tout cas c'était la seule explication que Marnie avait. C'était trop, trop de couleurs, trop vives, et trop expressives.
A présent ce qui semblait être une ménagère fixait la blonde d'une attention légèrement agacée. Bouche bée, les joues mouillées de larmes, Marnie lui rendit son regard.
-Mam'zelle ?
-Quoi?
-Eh bien oui, j'suis désolée d'vous l'apprendre-
Elle éclata de rire au regard de la jeune fille, un rire assumé et joyeux qui fut sûrement entendu plusieurs kilomètres à la ronde.
Marnie ne devrait pas lui parler. Elle ne la connaissait pas, ne voulait pas la connaître, et donc n'allait pas continuer la conversation. Simple.
-J'sais qu'vous m'trouvez bizarre, ma p'tite dame. Croyez moi, moi aussi.
En titubant, elle s'avança, balais à la main, et passa devant Marnie.
-Et vous tenez cours de violon, j'crois.
Sa journée avait été passée à rencontrer des personnes étranges, les yeux célestes ou néons. Ou alors c'était elle qui était étrange, qui l'avait mérité, comme elle avait mérité tout le reste.
Et puis elle était en retard à son cours de violon.
Quelques instants plus tard, le talon des ballerines bleues de Marnie heurtait le sol avec force, mais une force fatiguée, comme si elle avançait avec un revolver braqué sur la tempe. Elle ne voulait pas parler, et, dans cet instant à sentir tous les regards dévaler la pente de son corps tremblotant, ne voulait pas vivre. Mais, une chose était certaine : elle avait envie de jouer.
Retour à la case départ, comme d’habitude.
Dans un effort de sortir de cette spirale labyrinthique, elle ouvrit enfin la porte de son cours d’un geste brusque, mais, comme devenait sa routine, épuisé.
Il était dix-huit heures trois, le soleil caressait l’horizon d’une lueur morne, et Marnie était en retard. Son acribie lui tiraillait l’esprit, ajoutant à la longue liste des choses dans la file d’attente de ce qu’elle regrettait, mais dans un effort de rébellion minuscule dans le suivi des règles, elle resta immobile.
-Marnie?
La voix était celle de son professeur de violon, alias Mr. Laurent, les regards ceux de ses congénères, qui savaient comme elle qu’elle n’était jamais en retard.
-Tout va bien?
Quelque chose en elle lui brûlait de dire que tout allait tout sauf bien, que tout n’allait plus en fait. Mais elle se rattrapa, ravala ses larmes, et répondit poliment.
-Oui, très bien. Je...mon violon?
Le doigt bouffi de son tuteur lui pointa un coin de la pièce, ou son instrument dormait dans un étui, illuminé par les derniers efforts du soleil.
-Allez vous asseoir. Nous avons une représentation à préparer, je vous rappelle.
Marnie dû reprendre son souffle et ses esprits: la construction de son professeur avait beau être particulière, avec des épaules rentrées comme à coup de massue, une silhouette frêle et droite qui contrastait avec des mains pâteuses et moites, qui jouaient pourtant à la perfection; la personne qu'elle avait en face n'avait rien d'un allié : ce genre de chose n'existait pas pour elle.
Sa vie habituelle était devenue une chasse, et elle en était la proie.
Elle se dirigea vers son violon, et le saisit tel un nouveau-né, avec un un si grand soin que ses bras s'arrêtèrent de trembler et son souffle s'apaisa.
C'était une chose magnifique, que certains esprits extravagants aurait comparé à un bonhomme de pain d'épice, la peau caramélisée, deux petits yeux et une longue cravate noire au milieu. Mais Marnie n'était pas extravagante. Elle aimait simplement son violon. Aussi longtemps que sa mémoire lui permettait de remonter, elle en avait joué. Une rentrée au conservatoire très jeune, un entraînement assidu, le dévouement de se consacrer corps et âme -sans se les approprier, bien sûr- lui avait permis d'apprendre une bonne cinquantaine de morceaux, dont les partitions régissaient son goût musical.
Une fois à sa place, les deux pieds plantés maladroitement, sa partition devant ses yeux, lui murmurant une douce mélodie, la jeune fille leva son archet, et attendit le signal pour jouer.
La musique n'était peut-être pas un remède, mais c'était un anti-douleur.
La main de Monsieur Laurent se baissa, les premières notes sortirent des cordes de Marnie, et de toutes celles autour de la jeune fille, qui, pendant un moment, les avait complètement oublié.
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