YVAN: CINQ
Yvan se dirigea d'un pas assuré vers la maison de maître de Marge. Il se remémora la fin de la discussion avec Jackson rapidement dans sa tête. Une fois de plus, la réaction du jeune homme l'avait dérouté. Alors qu'il s'attendait à ce que Jackson se moque de lui et le traite de faible, il s'était contenté de dire : « On est ce qu'on est. Moi j'm'en fous. Par contre, tu es un véritable crétin de ne pas le lui avoir dit. Je te donne deux jours pour le faire, ensuite je te dénoncerai. » Du coup, Yvan s'était trouvé obligé d'aller lui parler. Il secoua la tête pour chasser ces pensées et remarqua qu'il était arrivé devant la porte de la demeure. Avant qu'il ait pu toquer, celle-ci s'ouvrit laissant apparaître Sébastien, le majordome. À son regard glacé, le jeune homme comprit qu'il était au courant de tout.
— Mademoiselle ne semble pas très disposée à ce que vous veniez la voir, vous m'en voyez navré, dit-il d'une voix froide et hautaine.
— Quoi ? Pardon, je pas bien comprendre..., tenta Yvan passant la main dans ses beaux cheveux blonds.
— Elle ne veut pas vous voir, expliqua Sébastien à contrecœur.
— Mais je dois la voir ! Je être désolé, je vouloir dire pardon !, supplia presque le Russe.
— Bon, entrez, mais vous faites quoi que ce soit de désobligeant, je me verrai dans l'obligation de vous renvoyer.
Bien qu'il n'ait pas tout compris, il hocha la tête et entra. Il se fit tout petit dans le hall d'entrée et grimpa l'escalier qui menait au premier étage. Il savait que la chambre de la jeune fille était tout près. Elle lui avait raconté à mainte reprise qu'elle avait une chambre au premier étage avec balcon qui donnait sur le parc. Il s'arrêta devant une porte où on pouvait lire : « Chambre de Marie-Edwige Isabelle ». Yvan inspira un grand coup, prit son courage à deux mains et toqua.
— Oui, entrez !, ordonna la voix de Marge derrière la porte.
Il obéit et entra. La jeune fille était assise à son bureau. Lorsqu'elle le vit, elle lui lança un regard noir et lui tourna le dos. « Rien de très étonnant », songea le jeune blond. Il s'approcha d'elle et lui posa les mains sur les épaules. Elle frémit, mais garda les yeux résolument baissés. Cette attitude blessa le jeune homme. « Elle ne veut vraiment plus rien savoir de moi ! » Mais il devait essayer de la convaincre. Il réfléchit quelques instants à comment formuler sa phrase, puis se lança :
— Je veux que tu bien écouter moi ! Je être très désolé, je veux pas faire du mal à toi. Mais je pas en amour avec toi. Je trouve toi gentille et jolie, mais que comme amie ! Je être pas comme les autres...
Marge releva enfin la tête vers lui, le regard rempli de questions. Yvan réfléchit. Certes, il était allé chercher le bon mot en français pour dire ce qu'il était, dans le dictionnaire, mais il doutait que le fait de le dire comme ça, sans préambule, fût la bonne solution. « Elle va être choquée. » Voyant qu'elle attendait la suite, il se racla la gorge et continua :
— Je pas être comme tous les garçons, je pas ressentir les mêmes choses...
Pourquoi donc se bornait-elle à ne pas comprendre ? Elle rendait la situation d'autant plus embarrassante pour Yvan. Ayant échoué à se faire comprendre de manière implicite, il jura dans sa barbe et déclara :
— Marge, je être homosexuel.
— Plaît-il ? Scanda la jeune fille, le regard exorbité, tombant des nues.
— Homosexuel : personne qui éprouve une attirance sexuelle plus ou moins exclusive pour les individus de son propre sexe...
— Oui, je sais ce que c'est qu'un gay, merci !, s'emporta-t-elle. Puis elle se radoucit quelque peu en disant :
— Je suis juste très surprise...
— Je sais, je être désolé...
— Yvan, une bonne fois pour toutes, on dit « je suis » et non pas « je être » !
Le jeune Russe était sidéré. « Je lui avoue que j'aime les hommes et tout ce qu'elle trouve à dire, c'est que je fais des fautes de français ?! » Il était vexé, peiné, presque en colère. Il aurait presque préféré qu'elle lui hurle dessus, au moins il aurait été fixé. Cette semblable indifférence fit plus mal qu'un torrent de reproches. Il la lâcha et s'éloigna d'un pas lourd. Il allait sortir de la chambre lorsqu'il entendit :
— Yvan.
Il se retourna et fixa Marge, qui lui tournait le dos, debout devant son bureau. Elle reprit :
— Je ne sais pas quoi te dire. C'est la première fois que je rencontre quelqu'un comme toi. Non, mais regarde-toi, Yvan, tu es beau, gentil, intelligent. En plus tu apparais dans ma vie pile au moment où j'ai besoin de quelqu'un, comme par miracle. Alors, explique-moi comment j'aurais pu ne pas tomber dans le panneau. Explique-moi comment j'aurais pu ne pas être attirée par toi !? Et là, tu m'annonces que tu es gay. Je ne sais plus quoi penser, Yvan, parce qu'il n'y a pas de protocole auquel je puisse me référer, aucune consigne liée à mon rang que je pourrais suivre à la lettre. Je ne sais même pas si j'ai le droit d'être fâchée ou pas. Si j'ai le droit d'être triste ou pas. Je suis perdue...
Yvan n'en croyait pas ses oreilles. Il n'aurait jamais pensé que tant de choses cogitaient dans sa petite tête. « Tu as le droit d'être triste... »
— Tu avoir le droit d'être triste, Marge, ce ne pas être parce qu'il y a rien qui dire quoi penser qu'il faut arrêter de penser ! Tu avoir des sentiments. Il faut accepter cela, dit- il d'une voix douce.
— Oui, je suis triste... Mais pas fâchée. Je m'en veux aussi. Une véritable amie aurait deviné que tu n'étais pas comme les autres !
Elle laissa échapper un petit hoquet et ses épaules se mirent à trembler. « Elle pleure », paniqua le Russe. Alors il s'approcha d'elle, la retourna et la serra très fort dans ses bras, comme une petite chose que l'on tient à protéger. Comme il l'aurait fait avec Anya. Il lui murmura :
— Marge...
— Je sais ce que tu vas dire, mais s'il te plaît, ne pars pas, ne m'abandonne pas ! Je suis désolée, sanglota-t-elle contre son torse.
Elle était si proche de lui qu'il entendait son cœur battre à tout rompre. Soudain il comprit ce qu'elle venait de dire. « Quoi !? » Elle pensait qu'il était fâché et qu'il allait partir de l'équipe. Mais jamais il ne ferait ça ! C'était son amie ! « On n'abandonne pas ses amis. »
— Mais non, je rester, tu raconter des bêtises, la rabroua gentiment Yvan.
— Merci ! Merci beaucoup Yvan..., pleura Marie-Edwige en le serrant de toutes ses forces contre elle.
C'est là que le jeune Russe comprit enfin. Il comprit enfin que sous ses airs de bourgeoise sainte-nitouche, que rien ni personne ne semblait arrêter, se cachait une jeune fille comme les autres. Une jeune fille qui avait irrémédiablement besoin d'être aimée.
***
Yvan rentra chez lui plus réjoui qu'il n'en était parti. Avoir parlé à Marge l'avait soulagé d'un poids immense. Il était à peine rentré qu'Anya dévala les escaliers en hurlant :
— Yvan ! Tu es rentré !
Elle lui sauta dans les bras et il la fit tournoyer dans les airs, éclatant de rire. Lorsqu'il la reposa au sol, elle ordonna trépignant d'impatience :
— Dis-moi un mot !
Le jeune Russe sourit en réfléchissant. « J'ai trouvé ». Il se baissa pour être à sa hauteur et dit :
— « Amitié ». C'est quand deux personnes s'aiment beaucoup et sont amies.
La petite réfléchit un instant et demanda, en le regardant de ses grands yeux bleus innocents.
— Comme toi et la fille qui est venue hier ?
— Comme moi et la fille qui est venue hier.
— Mais ça veut dire que tu l'aimes plus que moi !?, s'exclama Anya horrifiée.
— Mais non, princesse. Toi, tu es ma sœur, ça n'a rien à voir. Toi, je t'aimerai toujours...
— Même si je fais une grosse bêtise ?
— Même si tu fais une grosse bêtise.
— Chouette !
Elle détala en hurlant, ses longs cheveux blonds flottant derrière elle :
— Maman ! Yvan est mon grand frère préféré ! Il a dit qu'il m'aimait même quand je fais des bêtises !
« En même temps, je suis ton seul grand frère », rigola intérieurement Yvan. Il monta l'escalier qui menait à sa chambre et découvrit sa sœur cadette, Irina, assise par terre contre la rambarde, en pleine lecture. « Hamlet, eh bien elle est courageuse. » Il aimait beaucoup lire, lui aussi, mais les grands classiques ne l'avait jamais attirés. Par contre un bon polar en sortant de la muscu, après la douche, le blond ne s'en lassait pas. Il s'assit à côté d'elle et commença à lire par-dessus son épaule. « Shakespeare était tout de même un curieux personnage. Pourquoi écrire dix lignes pour une idée qui pourrait se résumer en une phrase? », se demanda-t-il. Irina ferma le livre d'un coup sec, le faisant sursauter.
— Yvan, je t'ai déjà dit que je déteste que tu lises par-dessus mon épaule.
— Désolé..., répondit-il avec un sourire taquin.
Il s'éloigna ensuite, parce que tout de même les livres de sa sœur n'étaient pas vraiment sa tasse de thé. Il passa devant le bureau de son père et s'arrêta le cœur battant. Il devait lui dire, du moins essayer. Il s'approcha et frappa à la porte.
— Entrez !
Il obéit et découvrit son père en train de trier des documents. Celui-ci se retourna et son visage s'éclaira en découvrant son fils.
— Yvan ! Entre, mon garçon ! Tu as quelque chose à dire à ton vieux père à propos d'hier soir ? Ne t'inquiète pas, je ne serai pas choqué, j'ai été jeune moi aussi..., rigola Igor avec un clin d'œil, il y a même un jour où ta mère et moi...
« Non ! Je ne veux pas savoir ! »
— Attends papa ! Ce n'est pas de ça que je veux te parler.
— Ah, de quoi alors ? s'étonna son père.
Yvan sentit une boule de colère se former dans son ventre. Son père était vraiment un abruti lorsqu'il s'y mettait. Il prit son courage à deux mains et dit :
— Je ne suis pas amoureux de Marie-Edwige, dit-il.
« Ni d'aucune femme, jamais. » Mais ça, il ne le dit pas. Son père écarquilla des yeux surpris, comme si on venait de lui annoncer que le père Noël n'existait pas.
— Donc j'ai invité ceux que je croyais être tes futurs beaux-parents pour rien ?
— Euh... Oui.
— Mais bon Dieu, Yvan ! Pourquoi tu ne me l'as pas dit plus tôt ?!, tonna Igor.
« Parce que je savais que tu réagirais comme ça : mal. »
— Je suis désolé...
— En fait, il y en a trop, c'est ça ? Tu n'arrives pas à choisir, c'est ça ? demanda son père les yeux remplis d'espoir.
Yvan aurait dû lui dire, il aurait dû tout lui avouer, mais il en était incapable. Alors il répondit, résigné :
— Oui.
— Ah ! Là je retrouve mon fiston ! C'est dingue, pendant un instant, j'ai même cru que tu étais une de ces tapettes que l'on voit dans les bars gays ! Tu m'as bien eu, dit son père en éclatant de rire.
Le jeune Russe eut envie de vomir. « Une tapette que l'on voit dans ces bars gays. » Il n'en croyait pas ses oreilles. Il fallait qu'il sorte d'ici. Tout de suite ! Il força ses lèvres à sourire, adressa un signe de tête à Igor et tourna les talons. Il dut se retenir de toutes ses forces pour ne pas courir.
« Fais comme si de rien n'était, respire... », s'ordonna-t-il mentalement. Une fois sorti, il s'effondra. Il avait envie de pleurer ou de frapper quelqu'un, ou les deux. Il avait la certitude maintenant que son père ne le comprendrait jamais. Il s'assit par terre et posa sa tête dans ses mains.
— Ça ne va pas, Yvan ? demanda une voix douce au-dessus de lui. C'était sa mère qui le regardait avec inquiétude.
— Non, pas trop...
À vrai dire, le jeune homme avait toujours été plus proche de sa mère que de son père, alors ce qu'il redoutait tant d'avouer à son père sortit de sa bouche naturellement.
— Maman, il faut que je te dise quelque chose. J'aime les hommes.
— Je sais, mon chéri, enfin je m'en doutais, répondit-elle doucement.
— Comment... Comment ça, tu t'en doutais ?
— Je pense que les mères sentent ces choses-là.
— Mais papa, lui...
— Ton père a autant d'instinct qu'une enclume et ne voit pas plus loin que le bout de sa moustache !, le coupa-t-elle rageusement.
— Je suis désolé, maman !, s'excusa Yvan, pensant que c'était ce qu'elle voulait entendre.
— Ne t'excuse pas pour ça ! Jamais ! Tu es comme tu es et personne ne doit essayer de t'en empêcher !, rugit sa mère.
Yvan fut si reconnaissant que s'il avait été debout, il serait tombé à la renverse. Il balbutia :
— Merci maman.
« Merci d'accepter ce que je suis. »
Il se dirigea vers sa chambre le cœur plus léger. Avant qu'il ait pu entrer, la tornade qu'était sa sœur aînée apparut devant lui.
— Qu'est-ce que tu veux, Yelena ?, soupira-t-il.
— Oh moi ? Juste que tu me prêtes tes bandes dessinées. « Ouf, elle n'a rien entendu. »
— Fais comme chez toi.
— Logique, je suis chez moi, rigola-t-elle. Au fait Yvan, j'en parlerais quand même un jour à papa, si j'étais toi... Maman ne pourra pas éternellement te protéger !
Sur ce, elle prit une BD dans la bibliothèque et tourna les talons, un sourire victorieux aux lèvres. « Donc elle a tout entendu », se dit-il sombrement.
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