SIMON: TROIS
Quand Simon rentra chez lui ce soir-là, Fred l'attendait dans la cuisine. Le jeune homme frissonna. Ce n'était jamais bon signe, ça.
— Tu rentres enfin !, railla le frère de Simon.
« Parce que ça t'intéresse, maintenant ? » Il haussa les épaules. Fred s'avança d'un pas, menaçant. Simon recula d'un pas. Il était aussi petit et fluet que son frère était grand et baraqué.
— Tu as oublié de faire le dîner. Tu crois que je te paie la bouffe de bon cœur ou quoi ?
Simon commença une réponse sur son carnet, mais son frère le lui arracha des mains. Le jeune roux recula précipitamment. Mais pas assez rapidement. Fred lui empoigna le t-shirt, le souleva de terre et le plaque contre le frigo. Simon serra les dents sous la violence du choc, mais ne se débattit pas. Ça ne servait à rien. Non seulement Fred était trop fort pour lui, mais il avait remarqué que moins il bougeait, moins son frère s'énervait.
— Parle ! J'en ai marre de ton carnet à la con ! Tu vas parler, oui ?!
Le ventre de Simon se serra. Il aurait voulu parler, lui hurler de le laisser tranquille, mais il n'y parvenait pas. Les mots restaient coincés. Il en aurait pleuré de rage. Mais pas devant Fred. Il sentit ses yeux le piquer, mais il se reteint. « Je ne lui ferai pas ce plaisir. » Son frère rapprocha la tête de la sienne et cracha, le secouant comme un prunier :
— Je te préviens, petit merdeux, je t'entretiens pas pour que tu bayes aux corneilles. Alors je te préviens, la prochaine fois que tu fais pas ton taf, c'est pas la peine de revenir ici !
Il lâcha Simon qui s'effondra au sol et s'enfuit en claquant la porte. Le rouquin se releva. Cette fois-ci, il ne l'avait pas frappé, il devait être dans un bon jour. Au début, le jeune homme fondait en larmes après chaque « discussion » qu'il avait avec Fred.
Maintenant, il avait l'habitude. Il en avait marre. Il était las, il n'en pouvait plus. Mais que pouvait-il faire ? Parfois, il avait juste envie d'abandonner.« En plus, ce n'est même pas lui qui paie les factures, c'est Papa, une fois par mois. C'est lui qui nous entretient, pas Fred. ».
Il détestait son frère, c'était un abruti de première et il se détestait d'être aussi impuissant face à lui. Il se détestait, car il savait qu'il était plus intelligent que lui. Plus intelligent que la plupart des gens, d'ailleurs. Il sortit une casserole d'un tiroir et fit cuire de l'eau pour des pâtes. C'est en première année primaire qu'on l'avait déclaré surdoué, mais comme ses parents n'y avaient jamais cru, cette thèse du haut potentiel était vite retombée.
Pourtant, la maîtresse de Simon, qui trouvait tout de même étrange qu'un enfant de sept ans lui demande « si le directeur avait une maîtresse parce qu'il souriait et portait toujours la même chemise à pressions à chaque fois que Mlle Rose entrait dans son bureau », n'avait pas lâché l'affaire.
Selon elle, Simon avait un don pour remarquer les petits détails qui auraient pu paraître insignifiants pour les autres et faire les déductions qui s'imposaient. Une sorte de Sherlock Holmes des temps modernes. Heureusement pour lui et pour les autres, le jeune homme ne s'était jamais senti supérieur aux gens « normaux ». Mais quelquefois, il enrageait de savoir des choses et d'être incapable de les changer, d'aider les autres. Le cas Yvan en était un parfait exemple. Il jeta des nouilles dans la casserole et rajouta une pincée de sel. « Vivement que je me tire d'ici. » Mais pour aller où ? Là était la question. Il n'avait pas envie d'y penser. Il finit de préparer le souper de Fred, mangea une tartine et se coucha la boule au ventre.
***
Le lendemain matin, après une nuit de sommeil agité, Simon se réveilla avec une furieuse envie de grimper sur le toit. C'était une des rares choses qui lui permettaient de s'évader un peu. « Être avec l'équipe aussi. ». Puis il se souvint des éléments du jour d'avant et son cœur se serra. Il redoutait un peu leur prochaine entrevue. Il mit ses chaussures, une veste, car l'air était froid et sortit par la fenêtre. Quelques secondes plus tard, il fut sur le toit à contempler le soleil qui se levait sur la ville. Le jeune homme prit une profonde inspiration et s'élança, courant sur les toits, sautant de bordure en bordure, aussi vif qu'un écureuil, volant au-dessus du vide. Soudain, il se figea net. Il venait d'apercevoir Marie-Edwige en bas dans la rue.
« Que fait-elle là ? » Elle semblait marcher au hasard, plongée dans ses pensées. « Ce n'est pas un quartier très fréquentable pour une fille comme elle. » Simon se passa une main dans les cheveux, essayant vainement de les coiffer. Il finit par y renoncer. Il accéléra la cadence pour se retrouver devant elle, bifurqua à droite au croisement et descendit du toit en deux temps, trois mouvements. Comme ça, il aurait l'air d'arriver d'ailleurs et de la croiser par pur hasard. Le rouquin s'engagea dans la rue au moment où Marge passait au croisement.Ils se retrouvèrent face à face :
— Simon ! Que fais-tu là ?, s'étonna la noble en se dandinant d'une jambe sur l'autre.
« J'habite ici. ». Il fouilla dans sa poche à la recherche de son calepin et fulmina lorsqu'il se souvint de l'avoir posé sur sa table de chevet. Dans sa chambre. Chez lui.
« Ce n'est pas possible. Forcément quand j'en ai besoin... » À son grand étonnement, Marge sortit un petit bloc-notes et un stylo de son sac. « Donc elle me cherchait... » Cette idée le réjouissait un peu trop à son goût. Il écrivit :
— « Que puis-je faire pour toi ? »
Elle rougit et Simon comprit qu'elle ne le savait pas très bien elle-même. Elle cherchait juste du réconfort, même si elle ne voulait pas l'admettre directement. « Toujours cette fichue fierté ! »
— « Viens, marchons un peu. »
Ils déambulèrent ainsi plusieurs minutes en silence, dans le froid du petit matin. Le jeune homme avisa un banc et le désigna du doigt. Ils s'assirent côte à côte et Simon remarqua, irrité, qu'il était à peine plus grand qu'elle. Les secondes passèrent. Le garçon finit par comprendre que si elle mourait d'envie de se confier, il lui fallait tout de même une invitation. Il griffonna, jouant les psys :
— « Parle-moi de ce qu'il s'est passé hier, parle-moi de ton père. ».
Car il sentait bien que là résidait le fond du problème. Alors Marge se lâcha et Simon s'installa le plus confortablement possible pour l'écouter.
— J'ai toujours été extrêmement fière de mon père. Tu ne le sais sans doute pas, mais il n'a pas toujours été si riche et si puissant. Il est parti de rien et s'est forgé seul. Je l'ai toujours admiré pour ça. Je... Je voulais être comme lui. Je voulais que lui aussi soit fier de moi, qu'il me remarque, qu'il me félicite.
Ses yeux commencèrent à briller anormalement et elle serra les poings. « Mais il ne l'a jamais fait », devina tristement Simon. Marge continua :
— Je ne sais pas ce que j'ai fait de faux ! J'ai été gentille, polie, j'ai obtenu les meilleures notes à l'école, j'ai fait tout ce que j'ai pu... Mais ça n'a jamais suffi. Il n'avait jamais un mot gentil ni encourageant pour moi. Mais je gardais espoir, je gardais espoir qu'un jour ça change ! Voyant que mon père avait tendance à me délaisser, ma mère s'est mise en tête qu'elle devait s'occuper de moi pour deux, m'étouffant de sa fausse affection...
Sa voix se remplit de mépris.
— Ne t'y trompe pas, ma mère est la personne la plus égoïste qui soit, elle ne s'occupe de moi que pour éviter les on-dit !
« Mais au moins elle s'occupe quand même de toi ! » Il aurait tout donné pour avoir une mère, même égoïste, qui s'occupe de lui. Mais il chassa cette pensée et lui fait signe de continuer :
— C'est pour ça que je n'ai rien dit hier, je regrette énormément maintenant, mais sur le coup, j'ai pensé...
Elle s'arrêta un instant, honteuse. Simon l'encouragea du regard :
— J'ai pensé que peut-être il remarquerait enfin que j'étais de son côté, qu'il soit enfin reconnaissant, hoqueta-t-elle.
« Tu lui as tout donné, tes convictions, tes amis. Tout ça pour rien. » Il aurait dû être en colère contre elle, mais il en était incapable. Il la comprenait trop bien. Simon passa timidement un bras autour de ses épaules. Elle posa sa tête contre lui en reniflant.
— Je regrette tellement !, sanglota-t-elle.
De sa main libre, Simon écrivit :
— « Ne t'inquiète pas, l'important c'est que tu t'en rendes compte, personne ne t'en voudra pour ça. »
— Mais... Jack...
Simon leva les yeux au ciel. Elle en revenait toujours à lui.
— « Jackson est un être humain. Si tu lui expliques tout ce que tu m'as dit, il comprendra. Il te pardonnera. »
« Sinon, c'est un crétin ! »
— Mais il avait l'air tellement en colère..., chuchota-t-elle.
— « Je crois que sa vie l'a rendu trop haineux. Il ne fait plus bien la part des choses quand quelque chose le contrarie. Mais ce type a un bon fond. Il comprendra. »
— Ouah ! Tu es tellement plus mature que moi, même si tu as un an de moins...
« En même temps, quand on a 150 de QI... » Il haussa néanmoins les épaules. Il était bien là, côté contre Marge à regarder le soleil se lever. Et ce sentiment était suffisamment rare pour qu'il en profite. La jeune fille se tourna et demanda :
— Et toi, Simon, comment ça se passe chez toi ? Tu ne parles jamais de ta famille...
Le ventre du rouquin se serra. Il ne voulait pas en parler ! Il envisagea de mentir, mais il n'y arriva pas. Pas après qu'elle se soit confiée à lui. Il prit une profonde inspiration et griffonna :
— « Mes parents sont souvent loin de la maison en voyage d'affaires. Je vis avec mon frère. »
— Ah, heureusement ! Comme ça tu n'es pas tout seul. Il a quel âge ?
— « 21 ans. Oui. »
Il omit de lui dire qu'en fait il était les 99 pour cent du temps tout seul, il omit de lui dire que ça faisait sept mois qu'il n'avait pas vu ses parents. Il omit de lui dire qu'un mois sur deux, son père oubliait de payer la facture de téléphone. Il omit de lui dire que son frère était un fou. Il garda tout au plus profond de lui-même, là où se cachait aussi sûrement sa voix. Simon avait appris à ses dépens que les vrais monstres ne se cachaient pas sous les lits. « Elle a déjà bien assez de soucis comme ça. »
— D'accord. En tout cas merci beaucoup de m'avoir écoutée, tu es doué pour ça !
Et là, elle lui planta un petit bisou sur la joue, qui les fit rougir tous les deux. Le cœur de Simon battit la chamade. Il se dégagea prestement et écrivit :
— « Heureusement, vu que je ne parle pas... ».
— Je suis désolée, ce n'est pas ce que je voulais dire, se confondit-elle en excuse.
— « Tranquille, Marge, c'était une blague... »
« Ne plus tenter l'ironie avec elle. » Il lui fit un petit signe de main et s'apprêta à partir.
— Attends ! J'ai une dernière question. On n'en a jamais parlé, mais comment es-tu devenu muet ? C'est de naissance ? Une maladie des cordes vocales ?
Simon sentit ses yeux picoter, il aurait tant voulu lui répondre oralement...
— « Je ne suis pas muet, c'est les mots qui refusent de sortir. »
Sur ce, il lâcha le bloc-notes et s'enfuit en courant. Il ne savait pas vraiment ce qu'il fuyait. La honte ? La vérité ? « C'est toujours la vérité qui blesse le plus. »
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