MARIE-EDWIGE: QUATRE
Plongée dans ses pensées, Marie-Edwige brassait lascivement son « velouté de légumes parfumé au jasmin ». Elle bouillonnait intérieurement. Les questions se bousculaient dans sa tête. Qui était le jeune homme du toit ? Un squatteur ? Non, aucun squatteur ne serait assez bête pour squatter une maison habitée ! Un voleur ? Non plus, un voleur cherche avant tout à être très discret. « Et se promener à torse nu n'est pas le meilleur moyen d'y parvenir... » pensa la jeune fille.
Son esprit troublé élaborait des théories plus fumeuses les unes que les autres. Et si c'était un agent secret venu découvrir les secrets de son père ? Invraisemblable, son père n'avait rien à cacher. Un tueur à gages, alors ?
« Voyons, Marie-Edwige, cesse de partir dans des idées farfelues et réfléchis ! », se réprimanda-t-elle.
Il lui fallait tirer cette histoire au clair, et elle comptait bien y arriver. « Ce soir ! », se dit-elle, « ce soir je retournerai au grenier, mais cette fois je serai préparée ».
La jeune fille sursauta en entendant la voix de sa mère :
- Marie-Edwige, ange céleste ?! Tu sembles préoccupée, très chère !
- Tout va bien, Mère !, mentit avec aplomb la jeune fille.
Elle n'avait pourtant qu'une envie : fuir le souper et courir se préparer dans sa chambre. Elle décida soudain d'accélérer un peu les choses :
- Mère, Père, je me sens légèrement indisposée. Puis-je disposer ?
Avec regret, Marie-Edwige vit que son père était plongé dans la lecture du menu et qu'une fois de plus il lui faudrait négocier avec sa mère :
- Mais, mon canard en sucre ! Ne veux-tu pas tout de même goûter un peu de « caviar accompagné de son lit de saumon fumé et copeaux de parmesan » ?
« Indisposée, Mère ! Je suis indisposée ! », ragea la jeune fille intérieurement. Mais elle se força à sourire en disant :
- Non merci, Mère.
- Soit ! Tu peux disposer !, annonça Rose-Marguerite, rejetant en arrière ses boucles blond-platine.
Satisfaite, Marie-Edwige quitta la table. Au passage, elle lança un regard déterminé à son père. « Tu verras, père, ce soir je te ramènerai le squatteur qui sévit chez nous et, cette fois-ci, tu seras obligé de me regarder ! »
Elle grimpa en trombe les deux étages qui la séparaient de sa chambre. Arrivée à l'intérieur, elle se précipita vers l'armoire et sourit. Il y avait là exactement ce qu'il lui fallait. La jeune fille revêtit un long pull noir, un leggins gris foncé, et un discret bracelet-montre vint compléter sa tenue. Elle noua en chignon ses longs cheveux bruns et se regarda dans le miroir. Marie-Edwige sourit de toutes ses dents, un vent de nouveauté soufflait en elle, la faisant frétiller d'impatience, elle était prête pour l'aventure.
Lorsque la jeune fille sortit de ses quartiers, des baskets noires à la main et, on ne sait jamais, une paire de ciseaux dans la poche, le soleil s'était couché sur la villa.
Soudain, Sébastien apparut devant elle, sortant de la bibliothèque. Marie-Edwige se retint de crier de frustration. Pourquoi fallait-il qu'il arrive toujours au mauvais moment ? À court d'excuses crédibles, la jeune fille bégaya :
- Tiens, Sébastien... Je me rendais justement dans les lieux d'aisance.
- Vous n'avez nullement besoin de vous justifier, Mademoiselle, répondit-il brusquement.
Mais il n'était pas dupe, et Marie-Edwige remarqua qu'un petit sourire ornait ses lèvres. Il lui tendit la lampe torche qu'il tenait dans la main en disant :
- Tout de même, je crois qu'il vous serait plus utile qu'à moi d'utiliser cet appareil ! Où que vous alliez...
La jeune fille saisit l'objet et offrit un immense sourire au majordome. Enfin quelqu'un qui la soutenait !
Quatre étages plus haut, la jeune femme s'arrêta devant la porte du grenier. Un frisson la parcourut, à mi-chemin entre la peur et l'excitation. Prenant son courage à deux mains, elle tourna la clé dans la serrure et entra, le cœur battant. Il faisait noir comme dans un four et Marie-Edwige bénit Sébastien en allumant la lampe torche.
Elle chercha des yeux l'échelle et ne la trouva pas. « Cet imbécile de squatteur l'a sûrement prise dans la tour pour bloquer l'accès ! », ragea-t-elle.
Ne s'avouant pourtant pas vaincue, elle chercha un moyen de monter. Elle tira le lit sous la trappe et grimpa dessus. Mais comme elle était de très petite taille pour ses dix-sept ans, il lui manqua encore une vingtaine de centimètres. Elle descendit et rajouta un carton. Enfin, elle put atteindre les bords du trou. La jeune fille se hissa à la force des bras et s'effondra dans la tourelle à bout de souffle, les muscles endoloris.
« Grimpeur, mon œil », ricana une petite voix dans sa tête. Un léger ronflement la tira de ses pensées et elle se retourna d'un coup, surprise. Elle resta figée, osant à peine respirer.
Le squatteur dormait comme un bébé, couché de tout son long sur un matelas. Il portait pour seul vêtement apparent un training ample. Il offrait à la jeune fille la vue de son dos musculeux et ses cheveux brun foncé ébouriffés, couché sur le ventre.
Marie-Edwige l'observa lentement, s'arrêtant sur les muscles de ses épaules et sur sa peau bronzée, se demandant soudainement si sa peau était douce...
« Stop ! Marie-Edwige, arrête ça tout de suite ! C'est un squatteur, pas un prince charmant ! Ne l'oublie pas ! », se réprimanda-t-elle. Elle allait le réveiller lorsqu'il se retourna dans son sommeil. Marie-Edwige rougit en voyant ses abdominaux bien dessinés et son torse agréablement musclé.
« Marie, concentre-toi, bon Dieu ! »
Elle se força à lever les yeux sur son visage et rougit de plus belle. Il était plutôt beau pour un squatteur ou un voleur. Ses cheveux, qui paraissaient noirs à cause de l'obscurité, retombaient sur un de ses yeux, laissant l'autre à découvert. La jeune fille s'arrêta un instant sur les longs cils bruns qui bordaient ses paupières et sur ses lèvres pleines. Puis elle secoua la tête, reprenant ses esprits. « Il est sûrement bête comme ses pieds », se persuada-t-elle pour se donner bonne conscience.
Elle se remémora leur première rencontre et elle sentit la colère affluer. Il avait osé lui dire : « Qu'est-ce que tu fous là ?! » Un comble pour un squatteur ! Elle s'approcha du matelas et braqua sa lampe torche sur le visage du dormeur. Il devait être extrêmement fatigué, car il ne broncha pas. Marie-Edwige eut presque pitié de lui, mais chassa bien vite ce sentiment de son esprit. Elle prit une grande inspiration et hurla :
- Debout !
Le pauvre garçon sursauta et ouvrit les yeux, paniqué. Il regarda autour de lui, ébahi, avant de poser son regard sur la jeune fille. Il avait de beaux yeux noisette parsemés de reflets dorés. Il fronça d'abord les sourcils puis, reconnaissant Marie-Edwige, il eut un petit sourire.
C'est ce sourire qui acheva de faire augmenter la colère de la jeune fille. « D'accord, la première impression qu'il a eue de moi était clairement ridicule, mais je suis bourgeoise tout de même ! J'ai droit à des égards ! », pensa-t-elle, le fusillant du regard.
- Vous êtes chez moi ici ! Je vous somme de partir !, dit-elle d'une voix qu'elle espérait ferme.
Le jeune homme éclata de rire, la prenant totalement au dépourvu. Il rit, rit, sa bouche s'ouvrant en un énorme sourire. Ses joues se creusaient de fossettes et ses yeux pleuraient. Quand il fut calme, il répliqua, très sérieux :
- T'es sérieuse ? Tu me vouvoies ?
- Évidemment ! Vous êtes sûrement mon aîné et nous ne nous connaissons pas !
- Mais tu sors d'où ? Plus personne ne vouvoie les gens à cet âge ! On est au XXIe siècle !
- Pardon d'insister, mais j'ai été éduquée comme ça ! Par le plus grand homme de ce pays !
Elle fulminait, ce petit imbécile de squatteur la déstabilisait avec ses manières désobligeantes. Il lui lança un regard oblique et dit :
- Sérieux, c'est trop bizarre ! J'ai l'impression d'être un vieux ! Si ça se trouve, t'es même pas plus jeune que moi !
- Je crois que si !
- Non !
- Si ! Bon, cela devient ridicule ! Quelle est votre date de naissance ?
- 14 février 1999 !
Marie-Edwige resta figée.
- Nous sommes nés le même jour !
« Incroyable. »
- Vraiment ? Tu peux me tutoyer, donc !
Il sourit, heureux d'avoir raison. Mais elle le contra rapidement.
- Non, je ne connais même pas votre nom !
Marie-Edwige était partagée. Une partie d'elle-même pensait appeler Sébastien pour qu'il vire le garçon et une autre, la plus curieuse, mourait d'envie de connaître un peu plus le squatteur. Celui-ci fronçait les sourcils.
- T'es vraiment têtue, tu sais !, lança-t-il rageusement. Je m'appelle Jackson Parker.
« Jackson Parker ? » Ce nom lui disait quelque chose, sans qu'elle sache exactement pourquoi. Mettre un nom sur le visage du garçon lui fit du bien, elle sourit. Ce n'était plus à proprement parler un inconnu dorénavant. La jeune fille inspira un bon coup avant de dévoiler avec fierté son prestigieux prénom.
- Je suis Marie-Edwige Isabelle de La Vallière...
Jackson parut d'abord étonné puis un sourire malicieux se peignit sur son visage, faisant briller ses yeux noisette. Il déclara :
- Attends ! C'est beaucoup trop long à retenir tout ça, je t'appellerai Marge !
La jeune fille ne put s'empêcher de sourire. Évidemment, de se voir raccourcir le titre ne l'enchantait guère, mais le garçon était sympathique et elle regretta presque de devoir le congédier. Avec une minuscule pointe de regret, elle annonça :
- Bien, nous avons fait les présentations, maintenant pars sans histoire et je n'alerterai personne.
Elle fut surprise de voir le visage du squatteur se crisper de fureur. « Mais il s'attendait à quoi ? Que je lui offre du thé ? », pensa-t-elle ironiquement.
- Mais évidemment ! Cassez-vous à essayer d'être gentil et d'amadouer une bourgeoise !, ragea-t-il, donnant un coup de pied dans le matelas.
- Pardon ? Tu n'étais pas sincère quand tu disais vouloir me connaître, me tutoyer ?
- Tu pensais sincèrement que j'étais gentil juste pour tes beaux yeux ? Ne me fais pas rire, la bourgeoise !
Sorti de sa bouche, le mot « bourgeoise » sonnait comme une insulte, mais Marie-Edwige ne s'en formalisa pas. Elle venait de se rendre compte que Jackson, à moins d'avoir des ailes, avait dû grimper pour arriver dans la tourelle. Et une idée commença à germer dans son esprit. Elle sourit et dit, ignorant l'air ébahi du squatteur :
- Tu pourrais me servir de professeur !
- Quoi ?
La jeune fille lui raconta tout, depuis le début, tentant le tout pour le tout. Sa visite chez son oncle, l'héritage, la dispute, la coupe de la Porte du ciel, tout. Étonnamment, le jeune homme resta calme, l'écoutant attentivement. Elle finit par lui proposer un marché :
- Tu m'apprends, je te paie, te loge et te nourris.
- Non, désolé, fallait y penser avant de me vider la première fois !, ricana sombrement Jackson.
Il prit un pull qui traînait par terre, le vêtit et enjamba la fenêtre de la tourelle, prêt à descendre. Marie-Edwige sentit son cœur se serrer, il ne pouvait pas partir ! Elle avait besoin de lui pour son projet ! « J'ai besoin de quelqu'un à qui parler réellement » réalisa un peu tard la jeune fille.
- Attends !, hurla-t-elle désespérément.
Le jeune homme sursauta et, perdant l'équilibre, bascula dans le vide. Marie-Edwige se précipita à la fenêtre en criant, le cœur battant :
- Jackson !
Le squatteur était suspendu deux mètres plus bas à un balcon. La jeune femme poussa un soupir de soulagement. Dans l'immédiat, il était vivant. Mais comprenant qu'il ne tiendrait pas longtemps, elle chercha quelque chose pour le hisser. Une corde était soigneusement enroulée à même le sol. Elle s'en empara, fixa solidement son extrémité à la petite rambarde de la fenêtre et lança la corde dehors. Elle jura en réalisant que la corde s'arrêtait environ dix centimètres avant de toucher les mains de Jackson. N'écoutant que son courage, la jeune fille remonta la corde et la noua autour de sa taille. Puis, tremblant comme une feuille, elle enjamba à son tour la rambarde. Elle tint fermement la corde dans ses mains et positionna ses pieds contre la paroi. Elle descendit ainsi les deux mètres qui la séparaient du balcon, avec une lenteur exécrable. Crispée, en sueur et le cœur battant à tout rompre, elle sentit enfin le sol sous ses pieds. Ni une ni deux, elle saisit une des mains qui s'accrochaient au balcon et tira de toutes ses maigres forces. Enfin, la tête ébouriffée du squatteur apparut et, avec un dernier effort, il s'écroula à bout de souffle sur le balcon. Marie-Edwige sentit ses jambes la lâcher et se retrouva couchée à ses côtés. L'adrénaline qu'elle avait ressentie en le sauvant avait disparu et elle se rendait compte des risques qu'elle avait pris. La tête lui tourna soudainement. Une voix chuchota :
- Hey, Marge, je crois que tu viens de te trouver un bon professeur.
La jeune fille ne répondit pas, ce qui n'était pas très poli, car elle était perdue dans ses pensées. Pourquoi diable avait-elle risqué sa vie pour un squatteur qui l'avait trompée et insultée de la sorte ? « C'est peut-être ça qu'on appelle le début d'une amitié », songea-t-elle en souriant.
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