MARIE-EDWIGE: CINQ
C'est ainsi que commença la plus improbable des alliances. Marie-Edwige s'était vite rendu compte qu'il lui faudrait du temps pour apprendre à grimper correctement, mais grâce à l'enseignement de Jackson, elle persévérait. Bien sûr, ils étaient souvent en désaccord, car le jeune homme ne pouvait s'empêcher de se moquer de la jeune bourgeoise, et Marie-Edwige ne supportait guère la critique et encore moins les moqueries. Néanmoins, elle ne pouvait s'empêcher d'apprécier Jackson. Avec lui, elle n'avait pas besoin de faire des efforts pour plaire ou paraître convenable en toute circonstance, avec lui elle se sentait vivante.
Ils avaient décidé d'un commun accord de grimper clandestinement la nuit contre la façade de la belle maison de maître. Évidemment, Marie-Edwige s'assurait chaque fois que ses parents étaient bien endormis pour se rendre au grenier. Les soirées furent entrecoupées de leurs disputes et leurs éclats de rire incessants.
Puis le jour de la rentrée arriva. Marie-Edwige fut réveillée en sursaut par son réveil. Encore tout engourdie par le sommeil et pensa : « quel jour sommes-nous ? Oh non, mon Dieu ! » Elle sauta sur ses pieds et courut dans le dressing. La jeune fille appréhendait les rentrées et celle-ci encore plus que les autres. Elle allait devoir s'occuper d'un nouvel élève, car elle était la meilleure de la classe et les professeurs avaient tous confiance en elle. « Et si le nouveau ne m'aimait pas ? Et s'il me trouvait trop distante ? Et si... »
Elle fut interrompue par trois coups toqués à la porte, la sortant de son monologue intérieur. Elle alla ouvrir et découvrit Sébastien devant elle.
- Mademoiselle, je vous prie de m'excuser, mais je suis dans l'obligation de vous rappeler l'heure. Ne serait-il pas judicieux de vous préparer ?
Marie-Edwige jeta un regard paniqué à son réveil et acquiesça vigoureusement. Elle était en retard.
Une demi-heure plus tard, la jeune fille, habillée de pied en cap avec l'uniforme de sa prestigieuse école, descendit de la Rolls-Royce devant l'école. Elle regarda sa montre, mal à l'aise. Elle n'avait que cinq minutes d'avance au lieu de son quart d'heure habituel. C'était l'un des grands principes de son père : les de La Vallière sont toujours en avance, quoi qu'il arrive.
La première sonnerie retentit et la jeune fille entra dans l'allée de saules qui bordait l'école. Son ventre se noua et, comme à chaque rentrée, elle dut se contenir pour ne pas rebrousser chemin. Elle aimait bien l'école, là n'était pas la question, mais elle appréhendait fortement de revoir ses camarades de classe. « Voyons, Marie cesse de te comporter comme une gamine ! », se réprimanda-t-elle. Est-ce que son père aurait été fier d'elle en cet instant ? Sûrement pas !
Comme la majorité des élèves n'arrivait qu'à la deuxième sonnerie, la jeune fille entra seule dans le manoir qui leur servait de collège.
C'était un beau bâtiment ancien, fait de pierres grises et de tuiles orangées. Marie-Edwige inspira un grand coup et s'approcha de la lourde porte en bois de chêne qui fermait l'accès à la salle des maîtres et frappa.
Quelques instants plus tard, la porte s'ouvrit sur un homme longiligne et légèrement courbé, portant un costard vert olive. La jeune fille reconnut sans peine son prof de grec ancien, Monsieur Tartempion de Médici.
- Oh, ne serait-ce pas Marie-Edwige Isabelle de La Vallière, mon élève favorite ? demanda l'homme avec un sourire pincé.
- Bonjour professeur !, s'écria Marge d'une voix qui aurait pu sans peine la faire passer pour une lèche-bottes.
- Je présume que vous êtes là pour vous occuper du jeune étranger qui vient d'arriver ?
- En effet ! Où puis-je le trouver ? répliqua-t-elle.
- Dans la salle 234 et je vous prie de m'excuser pour les paroles que je vais vous dire, mais je vous souhaite bonne chance. Puis il reprit plus bas : il semblerait que ce jeune homme ne soit pas de très bonne compagnie...
"Comment ça, pas de très bonnes compagnies ?" se demanda Marie-Edwige, tous les élèves de cette école sont choisis avec soin, pourtant.
En effet, les élèves de l'école Beau Regard étaient essentiellement issus de la haute société. Et la jeune fille ne comprenait pas comment un noble pouvait être de mauvaise compagnie.
Elle remercia Monsieur Tartempion de Médici et s'en fut dans les interminables couloirs du manoir à la recherche de la salle 234. Tout en marchant, la jeune femme réfléchissait. Son imagination galopait comme un cheval sauvage tandis qu'elle s'imaginait qui pouvait être le nouvel élève. Un riche héritier ou un homme du bas monde ayant obtenu une bourse ? Et si c'était un criminel recherché par la police qui se cache dans une école ? « Et puis quoi encore ? Marie, tu t'égares là ! », pensa-t-elle, secouant la tête. Un futur squatteur, peut-être ? Elle mit bien vite cette hypothèse de côté ; deux Jackson dans la même semaine, mieux valait ne pas y penser sous peine de tenter le diable...
« Et si... »
Elle remarqua soudainement qu'elle était arrivée devant la salle 234. La jeune fille sentit une boule se former dans son ventre, mais elle l'ignora et frappa.
- « Da ! », répondit une voix à l'intérieur.
« Un Russe ! Et s'il travaillait pour la mafia ?! » se questionna Marie-Edwige avant de se reprendre et de faire taire les clichés qui trottaient dans sa tête. Elle prit une profonde inspiration et entra. Ce qu'elle vit dépassait tout ce qu'elle avait pu imaginer.
Devant elle, se tenait assis sur une chaise, la regardant attentivement : « un ange ». De toute sa vie, la jeune fille n'avait jamais vu un garçon aussi beau. Il arborait de fins cheveux blonds qui lui tombaient presque au niveau des épaules, un visage taillé tout en finesse et des yeux bleu clair, d'une teinte semblant n'appartenir pourtant qu'au ciel. De plus, malgré la veste de costard qu'il portait, la jeune femme pouvait aisément deviner les muscles fins de ses épaules.
Voyant qu'elle le détaillait, il posa sur elle un regard interrogateur. Marie-Edwige se reprit, rougissant un peu et dit, alors que son cœur battait la chamade :
- Bonjour...
« Bonjour, tu n'as rien trouvé de plus intelligent à dire », se réprimanda-t-elle mentalement. Mais l'inconnu ne s'en formalisa pas et répondit :
- Bonjour !
La jeune fille remarqua qu'il roulait légèrement les « r » et avait un petit accent que Marie-Edwige ne put s'empêcher de trouver craquant. Elle lui sourit et reprit :
- Comment t'appelles-tu ?
- Yvan Doumanovski.
- C'est un joli nom !, s'exclama-t-elle, surprise.
Il ne dit rien, mais lui offrit un magnifique sourire, qui la toucha plus qu'elle ne le voulut. Elle continua son interrogatoire.
- Quel âge as-tu ?
- Dix-sept.
- D'où viens-tu ?
- Moscou.
- Tu es venu avec ta famille ?
- « Da », oui.
Marie-Edwige commençait à en avoir marre de jouer les inspecteurs en cours d'interrogatoire. Surtout, elle ne parvenait pas à savoir si son interlocuteur était en difficulté réelle avec la langue ou s'il la faisait délibérément tourner en bourrique en répondant le minimum à toutes les questions. Elle reprit néanmoins :
- Tu as des frères et sœurs ?
- Trois, répondit-il.
Elle crut discerner une lueur de malice dans ses yeux bleus. La jeune fille, vexée, se retint de lui dire ses quatre vérités et tenta une approche plus retorse :
- Je vois que tu es intelligent et comprends bien ma langue, mais pourquoi tu ne parles pas beaucoup avec moi, dit-elle d'une voix faussement plaintive ? Tu ne m'aimes pas ?
La jeune fille baissa la tête, comme pour cacher sa tristesse. Allait-il tomber dans le piège ?
- « Niet », non, ça pas être ça !, annonça le Russe, paniqué.
Marie-Edwige sourit en coin. Le bon vieux truc du « je suis triste » marchait toujours ! Elle releva la tête et dit :
- Alors, parlons un peu de toi ! Tu as des frères et sœurs, comment s'appellent-ils ?
- Trois sœurs, Ania, Irina, Yelena. Elles très belles.
- J'imagine. Tu habites où ?
- Moscou, je déjà dis !
- Non ! Je voulais dire : tu habites où dans ce pays ?
- Rue des Oliviers 17.
- Super, c'est tout près de chez moi !, sourit-elle.
- Toi où ?
- J'habite la rue des Oliviers 8 !, s'exclama Marie-Edwige.
Soudain, Yvan sembla réfléchir intensément, puis essaya de poser une question :
- Comment tu appeler toi ?
La jeune femme le regarda avec étonnement et sourit de plus belle. Il avait beau faire des tas de fautes, il était à croquer avec son accent et sa petite moue timide de peur de ne pas se faire comprendre. Heureuse, la jeune fille déclama son nom avec fierté :
- Je suis Marie-Edwige Isabelle de La Vallière.
Il la regarda un instant perdu, puis tenta :
- MarridwigisabeledelaValirre ?
La jeune fille soupira, mécontente, d'abord Jack, maintenant lui, personne ne la prenait au sérieux. Vaincue, elle accorda d'une petite voix :
- Tu peux m'appeler Marge si tu veux...
- Marge ? Espace blanc autour d'une page de texte écrit ou imprimé ?
Elle le regarda bouche bée. Comment diable peut-il savoir cette définition ? s'étrangla-t-elle. Il lui lança un regard d'excuse et dit :
- Je être très bonne mémoire. Je lire. Je retenir bien !
- C'est incroyable ! Tu as une mémoire photographique ! Tu lis le dictionnaire ?
- Non ! Je pas... fou !
- Alors comment connais-tu ce mot ?
Il réfléchit quelques instants comme pour vérifier sa prononciation, puis dit :
- Quand je pas comprendre mot, je lis, je retenir !
La jeune fille hocha la tête. À ce rythme, il parlerait bientôt couramment le français ! Changeant de sujet, elle demanda :
- Tu fais du sport ?
- Oui... Je faire... Je pas savoir...
Il mima l'action d'escalader quelque chose et Marie-Edwige sourit de toutes ses dents, le cœur battant, le hasard faisait parfois bien les choses :
- Tu fais de la grimpe ?!
- « Da », oui...
- Moi aussi ! On pourrait en faire ensemble !, s'écria la jeune fille sans réfléchir.
Son instinct lui criait de ne pas laisser passer cette chance inattendue. Un sourire aussi sincère qu'étonné se peignit sur les lèvres d'Yvan.
- Tu être bizarre, mais je « OK » !
***
À la fin de la journée, Marie-Edwige se rendit au grenier et raconta, avec fierté et peu de modestie, sa rencontre avec Yvan Doumanovski à Jackson. Étonnamment, celui-ci n'eut pas la réaction joyeuse qu'attendait la jeune fille.
- Mais oui, un Russe qui retient tout ce qu'il lit, qui est sympathique et qui, comme par hasard, fait de la grimpe ! Tu n'aurais pas par hasard oublié quelque chose, Marge ?! vociféra-t-il, passant la main dans ses cheveux brun foncé ébouriffés.
- Euh... Il est très beau aussi !, assura la jeune fille en rougissant.
Les yeux noisette de son ami perdirent leur éclat doré lorsqu'il répliqua avec colère :
- Évidemment ! Et bien foutu, avec ça ?!
- Pas mal...
- Mais enfin, Marge, regarde-toi ! Tomber sous le charme du premier garçon avec qui tu parles réellement ! C'est pathétique ! Je suis sûr qu'il se fiche de toi !, reprit-il, hargneux.
Marie-Edwige, qui ne supportait pas bien qu'on lui parle sur ce ton, rétorqua, sentant la colère l'envahir :
- Premièrement, techniquement, c'est le deuxième garçon avec qui je discute. Deuxièmement, j'ai besoin d'une équipe pour la porte du ciel parce qu'à deux, on ne va pas loin. Et troisièmement, il me paraît tout à fait sincère et je lui ai déjà proposé de venir grimper avec nous!
- Super ! ... J'aime avoir mon mot à dire..., grimaça-t-il ironiquement.
- Arrête de bouder, Jack ! Si tu as quelqu'un à proposer, vas-y, ne te gêne pas !, annonça la petite brune.
- J'allais te le dire, il faut croire que tu lis dans mes pensées, demain je t'emmène voir le futur nouveau membre de notre équipe.
- Ah oui ? De qui s'agit-il ? demanda-t-elle, un peu par curiosité, un peu pour le tester.
- De Thomas Castelli, alias Thommy, mon meilleur ami.
Marie-Edwige sourit, hocha la tête, mais le cœur n'y était pas. Elle se rendit compte qu'elle avait peur. Peur de connaître une nouvelle personne, peur de s'éloigner malgré elle de l'image d'elle-même qu'elle voulait montrer aux autres. « Par pitié, Thomas je ne sais qui, sois un gentleman, je t'en conjure ! » pria silencieusement Marie-Edwige.
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