MARGE : TROIS

Marie-Edwige se réveilla la boule au ventre au milieu de son lit à baldaquin. « Ça y est, c'est le grand jour. » Elle était horriblement stressée. Elle s'habilla en tremblant et mit à l'envers son T-shirt de sport la première fois. Aujourd'hui elle allait montrer à tous ce qu'elle valait. Elle allait montrer à Bertrand-Louis qu'il avait tort, qu'elle méritait son héritage.

La petite brune se dévisagea dans son miroir. Elle n'avait pas changé depuis six mois. Mêmes yeux verts, mêmes cheveux bruns, même figure d'ange présumé, même petite taille. Pourtant, pour une raison inexplicable, elle se sentait grandie. Elle observa ses iris émeraude et un poids se posa sur son estomac. Les prunelles de son père. Leur point commun, leur air de famille. Elle ferma les paupières. « Si je gagne, il me verra. » Elle rouvrit les yeux et défia son reflet et annonça :

— Il te verra, il sera fier !

Pourtant ses paroles sonnaient faux. Elle ravala ses doutes, enfila des chaussures de sport et quitta la chambre d'un pas décidé. Non, elle ne pouvait pas se permettre de se laisser abattre. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre !
La jeune femme croisa sa mère dans les escaliers. Sa génitrice était une fois de plus impeccable dans sa robe cintrée violette. C'était à croire qu'elle ne dormait jamais. Marge regarda les pieds de sa mère et leva les yeux au ciel. « Escarpins, encore et toujours. »

— Marie-Edwige, mon poussin, où vas-tu de si bon matin ? s'enquit Rose-Marguerite.

« Évidemment, elle a oublié. » Mais honnêtement, elle s'en moquait pas mal. Ça faisait bien longtemps qu'elle avait cessé de s'intéresser à sa mère. Le pire, c'est que c'était réciproque.

— La Porte du ciel, l'héritage, mon grand-oncle, ça ne vous dit rien ?, railla-t-elle.

Mais sa génitrice était totalement hermétique à l'ironie. Peut-être n'était-elle pas assez intelligente pour cela. Sa bouche forma un O parfait et elle piailla :

— Oh mon canard en sucre ! J'avais oublié ! Je dois aller promener Rocky, tu m'en vois désolée... Sinon, je serais venue t'applaudir.

« Tu aurais au moins pu faire l'effort de mentir correctement ! » Marge soupira, lasse :

 — Ne vous en faites pas, mère. Ce n'est pas grave.

Elle prit congé et se dirigea vers la porte de sortie, espérant secrètement croiser son père et obtenir un encouragement de sa part. Apparemment, elle aurait mieux fait de se remettre à croire au père Noël. Une fois de plus, Charles-Albert de La Vallière était absent. Marie- Edwige haït l'espoir qui s'était emparé d'elle.

Elle allait fermer la porte derrière elle lorsque Sébastien la rattrapa sur le perron, toujours tiré à quatre épingles dans sa queue-de-pie.

— Suis-je autorisé à vous souhaiter bonne chance, Mademoiselle ?

Là, Marie-Edwige dut retenir ses larmes. « Oh, Sébastien... » Elle hocha la tête, les lèvres crispées, mourant d'envie de se réfugier dans ses bras. Certes, ce n'était pas très bien vu du point de vue protocolaire, mais elle aurait eu besoin d'un peu de chaleur humaine, de quelqu'un qui lui dise : « Ne t'inquiète pas, ça ira. ».

— Si je puis me permettre, Mademoiselle, je pense qu'il est impossible que vous ne gagniez rien aujourd'hui.

— Merci, Sébastien.

Elle aurait voulu rajouter quelque chose, le remercier plus, mais elle ne trouva pas les mots. Alors elle s'en fut, avec un petit signe de main.

***

Marge n'aurait jamais cru que la Porte du ciel puisse être d'une telle importance pour le milieu populaire. Un bon tiers de la ville semblait s'être rassemblé sur la ligne de départ. La foule était dense, les gens bruyants et excités. Marie-Edwige chercha les membres de son équipe, mal à l'aise. Elle se sentait minuscule et invisible face à cette cohue. Et pour Marie- Edwige Isabelle de La Vallière, c'était très inhabituel.

« Bon, trouver Bak. » Avec ses un mètre nonante, il devait se démarquer de la foule. Elle le trouva en pleine discussion avec une jeune femme à la peau ébène qui lui ressemblait beaucoup. « Ça doit être sa sœur. » Elle décida de rester à l'écart et de leur laisser un peu d'intimité. Ils riaient de bon cœur ensemble, elle ne voulait pas leur gâcher ce moment. Un peu plus loin, Yvan faisait des étirements sous le regard gourmand d'une troupe de filles un peu plus jeunes qu'eux. « Bonne chance, les filles ! », ricana intérieurement Marge. À côté du jeune homme, une petite fille aussi blonde que lui essayait de copier ses mouvements.« Anya. » Et un poil plus loin, la troisième et plus discrète de ses sœurs lisait un livre, assise sur le bord du trottoir. Marge se sentit soulagée. Au moins il était bien entouré.

À une dizaine de mètres de là, la famille de Thommy brandissait fièrement une banderole intitulée « Allez Toto ! » et la jeune femme ne put s'empêcher de rire. Même Balou, de son vrai nom Giorgio, le grand frère du serveur, était là. Le faire se lever si tôt relevait déjà de l'exploit. Quelques mètres plus loin, un vieil homme avec une canne et de lunettes noires rallait allègrement. Marie-Edwige sourit en reconnaissant Papy Mcphy. À côté des exubérants bistroquets, la mère de Jack, le ventre bandé, et le père de Bakari discutaient tranquillement, tout en gardant un œil sur Elza qui gambadait entre eux. Mme M'Boa n'était pas présente, le contraire aurait été étonnant, mais au moins le reste de la famille était là pour le jeune homme.. Marge était partagée entre la joie de voir ses amis si bien entourés et la tristesse de se voir délaissée.

— Salut.

Elle sursauta. C'était Simon, les cheveux roux en bataille et les yeux gris interrogatifs. « Mais tu ne peux pas apparaître normalement tôt une fois ? » Il avait le don de lui ficher la frousse. Et elle n'était toujours pas habituée à ce qu'il ait une voix. Elle se pencha pour lui faire la bise. C'était le seul à qui elle la faisait. Elle ne savait pas pourquoi elle la faisait à lui spécialement. Peut-être parce que c'était le seul qui n'avait pas minimum une tête de plus qu'elle. Ou peut-être aussi parce qu'elle savait qu'il avait plus besoin de contact physique, de chaleur humaine que les autres. Et peut-être qu'elle aussi, en fin de compte...

— Salut Simon.

— Moi non plus, personne n'est venu..., soupira le rouquin, devinant comme toujours ce qui la tracassait. Tu sais, au fond, ce n'est pas si grave, on se tiendra compagnie.

 — Oui, c'est sûr, répondit-elle gentiment.

Mais il y avait un peu trop d'espoir dans sa voix. Et ce n'était pas la première fois qu'elle s'en rendait compte. « Ne tombe pas amoureux de moi, Simon, je t'en prie ! » Elle l'aimait beaucoup, c'est sûr, mais pas comme ça. Plus comme un frère. Un frère tantôt plus jeune, tantôt plus âgé qu'elle. Cela dépendait des circonstances.

Elle secoua la tête. « Ou alors peut-être que je me fais des idées. » Elle avait un don pour s'imaginer tout et n'importe quoi lorsqu'elle était stressée. Pourtant, le regard que Simon posait sur elle pensant qu'elle ne le voyait pas confirma ses doutes. Elle se força à penser à autre chose. 

La jeune femme aperçut Thommy et Jackson sur la ligne de départ et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Elle n'avait pas parlé au squatteur depuis qu'il l'avait embrassée sous l'emprise de l'alcool quelques jours plus tôt. Elle s'était arrangée pour l'éviter lors des derniers entraînements. Certes, c'était très lâche, mais Marge savait que s'il lui disait qu'il ne ressentait que de l'amitié pour elle, ça la déconcentrerait. OK, ça lui broierait le cœur et la déconcentrerait du même coup. Et elle ne pouvait pas se permettre d'être déconcentrée ou distraite. Elle ne pouvait pas se permettre de perdre ! Alors elle choisissait de rester dans l'ignorance. C'était pratique, l'ignorance, ça permettait l'espoir.

Voir les garçons de son équipe rassemblés au départ fit augmenter son stress considérablement.

— Hé Marge, ça va aller, souffla Simon comme s'il avait lu dans ses pensées.

 Elle serra les dents.

— Il va falloir. Je n'ai pas le choix.

Elle se fracassa contre la dureté de son regard ardoise.

— On a toujours le choix, Marie-Edwige.

Et il tourna les talons, la laissant songeuse, pour aller saluer ses coéquipiers.
Marge en profita pour observer les autres équipes. Elles étaient quatre. Toutes comportaient six membres et la jeune femme ne compta aucune présence féminine dans leurs rangs. Elle frissonna. « Je risque d'être un poids mort. » Lorsqu'elle allait rejoindre ses coéquipiers, elle entendit une voix moqueuse l'interpeller :

— D'accord, je le reconnais, je n'aurais jamais pensé que vous arriveriez jusqu'ici...

 Elle se retourna d'un bloc. « Encore vous ! » Son grand-oncle la fixait, pipe au coin des lèvres, l'air parfaitement à l'aise dans son pyjama écossais. Il la regarda avec un sourire ironique.

— On dirait bien que je suis le seul de la famille à m'être déplacé. Quel hasard.

 « Taisez-vous ! » Il prenait un malin plaisir à retourner le couteau dans la plaie.

— Je ne vous permets pas..., commença-t-elle rageusement.

— Tant mieux, parce que je me le permets tout seul. Il est encore temps d'ouvrir les yeux, jeune fille. Au fait, bonne chance...

Sur ce, il s'éloigna, laissant Marge méditer sur ses paroles. Sauf qu'elle ne voulait pas y penser. Elle voulait juste gagner ! La petite brune rejoignit son équipe.

— Hey! Ce n'est pas trop tôt!, l'apostropha Jack. On se refait les ongles, la bourgeoise ?

— Oh la ferme, Jack !

Elle était devenue beaucoup plus vulgaire en les côtoyant.

— Oh tiens, la princesse m'adresse la parole, railla-t-il. 

« Ah, tiens donc, il a remarqué que je l'évitais. »

— Il se souvenir de rien de la soirée !, lui glissa Yvan à l'oreille.

— Eh, c'est quoi ces messes basses !, hurla Thommy, beaucoup trop joyeux pour les circonstances.

— Rien, rien, sourit Marge. Il me rappelait juste l'état de Jack au pub.

— Ah..., rigola le serveur. Et une cuite pour le beau gosse, une !

— Ouais, bon, ça va, cassez pas les couilles !

Marie-Edwige se détendit un poil. Rien de tel qu'un peu de taquineries pour alléger l'ambiance. Soudain une voix amplifiée s'éleva au-dessus de la foule :

— Que toutes les équipes se placent sur la ligne de départ ! Les proches et autres spectateurs sont priés de quitter la rue !

Marge vit Irène, la copine de Thommy, faire un dernier baiser à son cher et tendre. « Je n'avais pas vu qu'elle était là », s'étonna la noble. Venant d'une famille haut placée, elle ne devait pas être enchantée d'être vue dans ce genre de quartier populaire. Marie-Edwige regarda ses amis. Non, en fait, elle comprenait.

Le commentateur continua :

— À mon signal, toutes les équipes partiront. Il y a dix immeubles à gravir, chacun orné d'un petit drapeau. Il y aura un juge en haut de chaque immeuble. Toute l'équipe doit toucher le drapeau pour que l'étape soit validée. La première équipe à avoir touché tous les drapeaux sera déclarée gagnante. Maintenant, que la coupe annuelle de la Porte du ciel commence...

Marie-Edwige échangea un regard avec ses coéquipiers.

 — Merci d'être là, annonça-t-elle.

Ils hochèrent tous la tête d'un air concentré, sauf Thommy qui lui fit un pouce en l'air en signe de victoire. « Quel clown, il ne changera jamais. »

— À vos marques... Prêts... PARTEZ ! 

Marge s'élança.

***

Marie-Edwige suait à grosses gouttes. Son rythme cardiaque était élevé et son souffle court. « Qu'est-ce qui m'a pris de relever ce défi, bon sang ! » Elle n'en pouvait plus. Honnêtement, elle n'avait qu'une envie, se laisser tomber par terre, se rouler en boule et dormir au moins cent ans. Elle se reprit durement. « Courage ! Tu ne peux pas lâcher ! Pas maintenant ! »

Ils couraient vers leur dixième immeuble et pour l'instant, ils étaient en tête. Tous les garçons étaient en sueur, malgré le fait qu'ils étaient des athlètes hors pair pour la plupart.

— Courage, les gars, on y est presque !, se surprit à les encourager la jeune femme, perdant son souffle par la même occasion.

Thommy hocha la tête, les cheveux plaqués au crâne par la sueur. Jack lui accorda un clin d'œil, Yvan une tape dans le dos, Simon un demi-sourire. Leur dernier immeuble se dressait devant eux, fier et imposant. Il devait faire au moins quinze étages. C'était le plus haut de la course. « Évidemment, le meilleur pour la fin... », railla Marge intérieurement.

Comme à chaque fois, ils laissèrent Simon prendre la tête, puis la jeune femme le suivait. Derrière elle, Jack et Yvan assuraient ses arrières, ce qui la rassurait pas mal. Thommy et Bakari fermaient la marche. Ils avaient atteint le troisième étage lorsque des voix se firent entendre. Marge jeta un coup d'œil en bas et vit, horrifiée, qu'une des équipes les avait presque rattrapés. « Oh non, pas ça ! » Elle accéléra la cadence, même si ses muscles la suppliaient d'arrêter, même si son corps entier réclamait une trêve. Elle donna tout ce qu'elle avait. Elle ne pouvait pas lâcher maintenant. Ses compagnons adaptèrent leur rythme au sien sans rechigner. Mais deux étages plus haut, la noble fut contrainte de ralentir. Elle avait trop forcé. Sa respiration était sifflante. Elle frôlait l'hyperventilation.

— Courage, la bourgeoise, scanda une voix dans son dos.

Les mots de Jack lui réchauffèrent le cœur et lui donnèrent de l'adrénaline. « Ce n'est pas fini ! » Devant elle, Simon se retournait de temps en temps, l'air inquiet, jugeant si oui ou non la jeune femme était apte à le suivre suivant la voix qu'il choisissait. Les cinq étages suivants furent un calvaire. L'équipe adverse gagnait du terrain et Marge était incapable d'aller plus vite. Elle sentait ses forces décliner. « Ne lâche rien ! » Au douzième étage, elle commit sa première erreur, une prise peu fiable sur un clou dépassant de la paroi. Elle n'eut même pas le temps de crier, elle glissa et se rattrapa tant bien que mal avec les bras. Heureusement pour elle, son pied trouva vite un nouvel appui. Elle se figea, le cœur battant à tout rompre, la sueur coulant le long de sa tempe. « Ouf, je suis pas passée loin... » 

Au-dessous d'elle Jack explosa :

— Bordel, Marge, regarde où tu mets les pieds, bordel de merde !

La peur qu'elle sentit dans sa voix lui donna un coup de jus. « Concentre-toi. » Elle fit de nouveau un faux pas au quatorzième étage. Cette fois-ci, ce fut moins dangereux, seule sa main dérapa, mais elle se fit tout de même une belle frayeur et cette fois-ci ce fut Yvan qui l'injuria :

— Tu devoir faire attention ! Блин!*

— Marge, ralentis, tu vas te blesser..., intervint Bakari de plus bas, soutenu par Thommy.

 « Non ! » Marge sentit sa vision se brouiller. « Non ! Je ne peux pas ! Je ne peux pas échouer si près du but ! »

— Non, ça va, grimaça-t-elle, à bout de souffle.

Elle ne pouvait pas. Elle ne pouvait pas le décevoir, pas une fois de plus. Elle refusa de regarder en bas pour voir l'équipe adverse progresser. Elle puisa dans ses dernières forces et continua à se hisser plus haut par la force du désespoir. Elle accrochait son regard au T-shirt bleu clair du rouquin devant elle, comme à une bouée de sauvetage. Le dernier étage fut un supplice.
Les jambes tremblantes, elle toucha enfin le toit de l'immeuble. Seulement, ce ne fut pas six personnes qui arrivèrent en direction du drapeau, mais douze. L'équipe adverse les avait rattrapés. Tout le monde eut le même réflexe : courir en direction du drapeau. Jack, Yvan et un garçon de l'équipe adverse partirent en sprint malgré leur fatigue, dans un bel ensemble. Marie-Edwige voulut faire de même, mais son corps refusa. Ses jambes se dérobèrent sous elle et sa vue se brouilla. 

Elle eut juste le temps de réaliser, avant de tomber dans l'inconscience : « J'ai échoué. »

 En russe dans le texte: *merde

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