MARGE :QUATRE
Marie-Edwige ouvrit les yeux difficilement, l'esprit encore embrumé. « Où suis-je ? » Elle regarda autour d'elle. Les murs étaient d'un blanc immaculé et son corps reposait dans un lit de drap crème. À côté d'elle, une perfusion était reliée à son bras. La jeune fille ne mit pas longtemps à se rendre compte qu'elle était dans une chambre d'hôpital. Tous ses souvenirs lui revinrent dans un flot d'images ininterrompu. Le défi, les entraînements, ses amis et coéquipiers, la course, la défaite. Elle se prit une claque monumentale. Elle avait échoué. Après avoir fait tant d'efforts, mis tant d'attention, pris tant de temps, elle avait tout de même échoué.
Elle sentit ses yeux se brouiller et la douleur l'étreignit. « Bertrand-Louis avait raison, je suis une moins que rien. » Une larme roula sur sa joue, puis une autre. Elle aurait pu être en colère contre son grand-oncle, mais elle comprenait qu'elle ne pouvait s'en prendre qu'à elle-même. Elle venait de détruire le dernier espoir de voir son père fier d'elle. Sanglotant de plus belle, elle pensa à ses amis qui avaient tout donné pour elle, qui l'avaient suivie dans ce pari inconsidéré. Ils avaient manqué la victoire par sa faute ! « Que vont-ils penser de moi ? » Une peur sans nom naquit dans son ventre. Ils allaient sûrement se détourner d'elle maintenant que tout était fini ! Horrifiée par cette idée, elle pleura de plus belle.
Elle s'était attachée à eux, retrouver sa solitude d'antan lui serait intolérable. La bonne humeur constante de Thommy, le calme rassurant de Bakari, la gentillesse, le courage et l'adorable accent d'Yvan, la justesse de Simon et son don pour toujours tout comprendre à demi-mot. Et Jackson. Jackson, le premier qu'elle avait rencontré, Jackson le colérique, Jackson le malicieux, Jackson qui faisait tout pour ceux qu'il aimait, Jackson et sa loyauté infaillible, Jackson et ses sourires à fossettes, Jackson à tomber par terre avec ses cheveux en bataille et son corps de rêve, Jackson qui l'avait embrassée...
Elle se moucha. « J'ai tout gâché ! » En plus, personne ne semblait se préoccuper de son sort. Si elle avait vraiment compté pour eux, ils seraient venus la voir... Un trou béant se forma dans sa poitrine et elle se recroquevilla dans le lit. Elle avait échoué, elle n'était plus Marie- Edwige Isabelle de La Vallière l'invincible et, sans ses amis, elle n'était plus Marge non plus. Alors qui était-elle ?
***
Marie-Edwige s'était assoupie lorsqu'un toquement à la porte la tira de son sommeil. Les yeux bouffis d'avoir trop pleuré, la petite brune se redressa sur son lit et dit d'une voix qu'elle espérait assurée :
— Entrez !
« S'il vous plaît, faites que ce soit eux ! » Peine perdue, à la place des cinq garçons attendus, Bertrand-Louis fit son entrée. Marge se retint in extremis de grimacer. Puis, se souvenant que ça n'avait plus d'importance grimaça. « Il ne manquait plus que lui. » Néanmoins, lorsqu'elle releva les yeux sur lui, elle fut surprise de ne pas trouver d'air supérieur ou satisfait dans son regard bleu glacé. Non, il l'observait avec douceur. C'était nouveau, ça. « C'est peut-être une ruse ! »
— Vous venez savourer votre victoire ? M'humilier encore plus !, cracha-t-elle, les larmes revenant au galop.
Son aïeul eut un petit sourire. Il caressa du doigt son bas de pyjama au motif écossais et annonça d'une voix douce :
— Non, je viens saluer ta victoire.
« Quoi ?! » Il avait abandonné le vouvoiement. Marge était complètement perdue. Le vieil homme reprit :
— Je voulais que tu tentes de nouvelles expériences, que tu sortes de ta routine, que tu découvres de nouvelles choses. La Porte du ciel n'était qu'un prétexte pour te forcer à te dépasser, à aller vers l'inconnu. Je redoutais que tu deviennes un jour comme ton père...
La jeune femme frissonna. Elle ne savait que penser. Bertrand-Louis planta les yeux dans les siens :
— Mais tu n'es pas comme lui. Je suis très fier de toi, jeune fille. J'ai vu à quel point tu t'es impliquée auprès de tes amis. Tu as du cœur, de l'audace et de l'esprit. Si tu gardes ces qualités, personne ne pourra se mettre en travers de ton chemin.
Marge bloqua sur le « je suis fier de toi ». C'était la première fois de sa vie qu'on lui disait quelque chose comme ça. Son cœur battait la chamade, gonflé d'espoir. « Vraiment ? » Elle attendait ces mots depuis si longtemps. Mais de la bouche de quelqu'un d'autre. Elle bégaya, retenant ses larmes :
— Merci, mais... Je n'ai pas gagné. Je n'ai rien gagné.
— Oh que si, très chère, tu as gagné bien plus que ce que tu crois...
À peine eut-il prononcé ces mots qu'une voix explosa à l'extérieur de la chambre. Une voix que Marge connaissait bien.
— Mais vous allez nous laisser passer, oui ou merde !
Son cœur fit un bond dans sa poitrine. « Jack. »
Le vieil homme rigola et dit, en sortant de la pièce :
— Il semblerait qu'il soit judicieux que je m'éclipse discrètement.
— Grand-oncle ?! dit Marge, sans réfléchir.
— Oui?
— Je viendrai vous rendre visite.
— Bien, mon mur n'attend que toi...
La jeune femme sourit, ce qui était une promesse implicite. Peut-être que c'est ce qui s'apparentera le plus à une famille pour elle désormais.
Soudain, la porte de la chambre s'ouvrit avec fracas et Jack entra telle une furie, les cheveux en bataille, foudroyant la jeune femme du regard.
— Bordel, Marge !
Il s'approcha du lit, furieux. Elle sentit son cœur se serrer.
— Je, je suis désolée... On a perdu...
Le squatteur prit ses joues dans ses mains d'un geste qui aurait pu être très romantique s'il n'avait pas été aussi brusque, et la fixa de son regard noisette pailleté d'or.
— Je m'en fous qu'on ait perdu ! Tu as trop forcé et tu as fait un malaise à trente mètres du sol. Tu sais ce que c'est, trente mètres, merde ? Tu aurais pu tomber. C'est la chose, la chose la plus stupide que tu pouvais faire !
Marge frôlait la crise cardiaque. Certes, il l'engueulait comme jamais, mais il était là, dans sa chambre, son visage à dix centimètres du sien. Si son ventre ne jouait pas déjà les feux d'artifice parce qu'il s'inquiétait pour elle, elle l'aurait embrassé.
— Je sais, ce n'était peut-être pas la chose la plus intelligente que j'ai faite... Je suis restée inconsciente combien de temps ?
— Dix heures.
— Oh !
« Ah oui, quand même. » Il avait toujours ses mains sur elle. Elle n'osait plus bouger. Elle tenta, le cœur battant :
— Tu as vraiment eu peur ?
— Qu'est-ce que tu crois, pauvre idiote ?, cracha-t-il.
Il retira ses mains et se passa la gauche dans les cheveux. Elle ne put s'empêcher de sourire. « Je suis bien trop niaise. » Elle adorait lorsqu'il laissait transparaître son côté humain derrière des paroles faussement rageuses.
Il soupira :
— Ne me fais plus jamais un coup pareil, la bourgeoise...
— Promis.
Et là, la noble la plus connue de la ville eut vraiment envie d'embrasser le squatteur des bas quartiers.
— C'est bon, les gars, vous pouvez rentrer, je lui ai remonté les bretelles !, clama soudain Jack.
Marie-Edwige ne sut pas si elle était contente que ses amis arrivent déjà ou déçue que son moment d'intimité avec le beau brun soit déjà fini. Mais en voyant entrer son équipe, elle décida qu'elle aurait d'autres occasions avec Jack. La jeune femme était juste trop contente de les voir. Elle s'en voulut d'avoir de nouveau les yeux embués. Simon fut le premier à entrer. Mais il resta sur le pas de la porte, hésitant. « Qu'est-ce qu'il a ? »
— Entre, Simon, elle ne va pas te manger, tu es trop chérif !, blagua Thommy en le poussant dans la pièce.
La jeune femme tendit les bas en une invitation muette. Le rouquin s'y jeta, oubliant toute retenue, et ils restèrent ainsi quelques minutes, immobiles et silencieux. Parfois les mots paraissaient dérisoires. Simon finit par se détacher en toussotant, gêné. Il était rouge pivoine. Marge vit le grand serveur s'apprêter à lui faire une remarque, l'œil malicieux, et l'en empêcha, le foudroyant du regard. « Ce n'est pas le moment. »
— Alors Marge, contente de me voir, on dirait, rigola-t-il avec un clin d'œil. Elle ne put s'empêcher de sourire.
— Bien sûr, qu'est-ce que tu crois !
Bakari s'approcha d'elle et lui tapota le sommet du crâne de sa grande main.
— Content de te savoir sur pied.
— Enfin, pas tout à fait, remarqua Thommy, elle est couchée là, plutôt...
— La ferme, Thommy !, le rabroua Yvan en lui envoyant un coup de coude.
— Oh, mon Dieu, le Russe a fait une phrase correcte, appelez le SAMU !
Marie-Edwige éclata de rire. C'était bon de les retrouver.
***
Quelques heures plus tard, les garçons étant partis, Marie-Edwige lisait tranquillement un livre lorsque sa famille entra. Elle se redressa instinctivement sur son lit et lâcha précipitamment son bouquin. Son cœur battit fébrilement quand son père s'assit sur un fauteuil qui bordait le lit, sans un mot. Rose-Marguerite resta debout, telle une potiche, juchée sur ses talons aiguille. Sans lui jeter un regard, son père lança un exemplaire du quotidien sur les draps. L'estomac de la jeune femme se retourna lorsqu'elle vit le gros titre :
« La fille du célèbre Charles-Albert de La Vallière fricote avec les bas quartiers ; une éducation qui se perd ? »
Elle tourna les pages, retenant un haut-le-cœur :
« De La Vallière déshonoré. »
« M. de La Vallière désœuvré devant les agissements de sa fille unique. »
« Scandale dans les bas quartiers ; l'idée saugrenue de l'héritière des de La Vallière. »
Marge hoqueta, désemparée :
— Je suis désolée, père...
— Les excuses ne servent à rien. Ce sont les actes qui comptent, lâcha son père d'une voix glaciale.
Il regardait le mur en face d'elle, l'ignorant complètement. Marge sentit les larmes lui piquer les yeux. « Je ne suis même pas digne d'attention... » Charles-Albert continua :
— Ce qui s'est passé est déplorable pour notre réputation et prouve une fois de plus votre incompétence, mais ce n'est pas définitif. Il est encore possible de faire tourner la situation à notre avantage.
Les yeux de Marge se brouillèrent. « Une fois de plus... » Elle eut toutes les peines du monde à demander :
— Comment ?
— En jouant la carte de la pauvre petite fille sans défense. Vous allez témoigner contre ces bâtards, dire qu'ils vous ont forcée à le faire. Ce sera votre parole contre la leur. Et comme nous bénéficions de meilleurs avocats, l'affaire sera vite réglée.
Son père posa les mains à plat sur ses genoux et tourna la tête vers elle pour la première fois, toute la froideur du monde dans ses prunelles. Marge, quant à elle, se repassait les mots qu'il venait de prononcer dans sa tête à toute vitesse, comme pour essayer de leur donner du sens. « Non, je ne peux pas faire ça ! » Jack avait déjà un casier, il risquait gros, et les autres ? Bakari pourrait dire adieu à son rêve, aucune école ne voudrait de lui. Yvan serait déshonoré, Thommy perdrait le sourire, et Simon...
Le sang de la jeune femme se glaça. Simon n'aurait plus personne. Il lui avait accordé sa confiance, il voyait en elle une confidente, une amie, ou plus même, quelqu'un capable de lui donner de l'affection. Une affection qu'il n'avait jamais eue ! Il n'était rien sans leur groupe. Marge serra les poings, la rage au ventre. Et elle n'était rien sans eux !
Elle défia son père du regard, relevant la tête. Elle avait promis de les protéger, elle tiendrait sa promesse. « Il y a des moments où il faut faire face. » Ce fut plus son cœur que sa voix qui formula :
— Non.
Le sourcil droit de son géniteur se souleva, comme un point d'interrogation.
— Non ?
— Non. Je ne témoignerai pas contre eux. Ce sont mes amis...
Un ricanement hautain sortit de la fine bouche de Charles-Albert.
— Vos amis, voyez-vous ça... Si vous n'avez pas compris qu'ils se servent de vous depuis le départ, vous êtes bien plus naïve et stupide que je le pensais...
« Ne l'écoute pas, il cherche à t'embrouiller. »
— Ils ne sont pas comme ça !, s'écria-t-elle avec rage.
— Oh que si, et vous vous en rendrez compte bien assez tôt. L'argent suscite la convoitise...
« C'est faux. » Mais elle tremblait.
Son père se pencha vers elle, le regard cruel, et chuchota à son oreille :
— Personne ne vous aimera jamais pour ce que vous êtes. Personne.
— Non... Non, ce n'est pas vrai...
Elle sentit son armure se fissurer.
— Ils ne voient que votre valeur monétaire, que votre prestige, rien d'autre.
— Taisez-vous..., supplia-t-elle, les mains sur les oreilles, les larmes coulant maintenant le long de ses joues.
— Ils ne verront jamais rien d'autre !, clama son père d'une voix dure.
Un instant, au milieu de la violence de ses paroles, elle se demanda s'il parlait d'elle ou de lui-même. « Non, ne te laisse pas influencer ! » Elle revit tous les instants de bonheur et de joie qu'elle avait vécus avec eux, toutes leurs disputes qui l'avaient fait grandir, toutes leurs confidences.
Elle sécha ses larmes d'un revers de main et annonça, son cœur se brisant un peu plus en morceaux à chaque mot :
— Non, tout ce que vous dites est faux. C'est vous qui ne m'aimerez jamais comme je suis, pas eux...
« Ne pleure pas, Marie, pas pour lui, c'est fini maintenant ! », s'ordonna-t-elle vaillamment. La mâchoire de son géniteur se contracta une fois et elle comprit qu'il devait lutter pour garder son calme. Ses lèvres esquissèrent un sourire cynique. C'est ce sourire qui acheva de détruire Marge.
— Oh, vous avez enfin compris. Dire qu'il a fallu dix-sept ans. Dix-sept ans que je vous voir tous faire pour obtenir une affection de ma part qui n'arrivera jamais. Mais c'est le prix à payer pour s'appeler de La Vallière... N'est-ce pas, Rose-Marguerite ?
Marie-Edwige se tourna vers sa mère, tétanisée. Elle avait complètement oublié sa présence. Son coeur battait à tout rompre. « Comment ça, quel prix ? » La belle blonde qui lui servait de mère regardait ses pieds, sa longue chevelure cachant son visage. La petite brune paniqua :
— Mère ! Que veut-il dire ?
Rose-Marguerite releva la tête et ce que vit Marge la stupéfia. Des larmes s'écoulaient le long de ses joues, ravageant son maquillage cendré. « Mais qu'est-ce qu'il se passe ? »
C'était la première fois qu'elle voyait sa mère pleurer. Un frisson glacé la parcourut. Que devait-elle faire ?
— Mère, que se passe-t-il ?
Elle voulut se lever et s'approcher, mais la blonde recula, sanglotant :
— Je, je suis désolée, mon canard... J'ai... J'ai fait tout ça pour toi...
— Mais quoi ? Hurla Marge paniquée oubliant toute bienséance.
Que lui cachait-on ? Ça la rendait folle. Elle se tourna vers son père, qui semblait trouver la discussion fort divertissante. Une rage sans nom s'empara d'elle.
— Parlez !
Son père la jugea durement.
— Ce n'est pas une manière de parler à son père... Puis il continua, ironique.
— Mais en même temps, cela a-t-il une réelle importance puisque je ne suis pas votre père ?
Et là, le monde de Marie-Edwige vola en éclats. Les débris lui charcutèrent le coeur.
« Comment ça, vous n'êtes pas mon père ? »
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