MARGE : CINQ

Marie-Edwige regarda sa mère en guise de soutien. « Dis-moi que c'est faux ! » 

Mais en la voyant sangloter de plus belle, la jeune femme eut envie de vomir. Tout lui semblait flou autour d'elle. Comme détachée des lois de la pesanteur, elle ne savait plus à quoi se rattacher. Elle n'avait même plus la force de pleurer. On lui avait menti toute sa vie. 

« Pourquoi? »

 La petite brune se releva sur son lit et dévisage l'homme qu'elle avait adoré, adulé, son modèle, l'homme qui n'était pas son père. Ses yeux verts si semblables aux siens semblaient la défier. Il ne lui laissa pas le temps de réagir et ricana :

— Oui, une aubaine que votre chère mère ait toujours eu un penchant pour les yeux verts... Ça a considérablement facilité les choses.

Le cerveau de Marge refusait de comprendre. 

— Comment..., commença-t-elle.

Charles-Albert eut un rire sans joie.

— Votre mère a fauté avec un autre homme quelques mois après notre mariage. Il se trouve que l'heureux élu avait les yeux verts, comme moi, et la génétique étant ce qu'elle est, vous avez hérité de ces mêmes yeux. Ce fut bien pratique pour votre mère, qui tenta de me faire croire, assez habilement, je l'avoue, que vous étiez bien ma fille. Seulement voilà, Rose-Marguerite avait oublié un léger détail.

Sa voix devint acide :

— À savoir que je suis stérile. Alors nous avons fait comme si de rien n'était, l'étiquette l'oblige. Le scandale aurait été immédiat si quiconque avait su la vérité. Le très estimé Charles-Albert De La Vallière trompé par sa femme, c'était impensable. Et qu'il se retrouve sans héritier direct, c'était impossible. Donc je vous ai gardée. Haïe, mais gardée. Vous devriez me remercier.

« Vous remercier ? Pour quoi ? Pour avoir grandi sans amour ? », voulut hurler Marge des larmes brillant au coin des cils, mais les mots restèrent coincés dans sa gorge. Elle se tourna vers sa mère :

— Et vous ? Pourquoi n'avez-vous rien dit ?

— Je... Je..., suffoqua la belle femme entre deux sanglots.

— L'assurance d'une vie aisée, la coupa Charles-Albert, ça vaut bien dix-sept ans de remords.

Marie-Edwige les regarda avec dégoût. Elle les haïssait de tout son être. L'homme qu'elle avait toujours cru être son père ne parut pas s'en formaliser.

— Bon, après cette petite formalité réglée...

— Petite formalité ?!, hurla Marge retrouvant sa voix. Vous n'êtes pas mon père ! 

— Sur le papier, si.

Le ton était sans réplique.

— Je ne témoignerai pas pour vous, c'est hors de question !, clama-t-elle, voyant où il venait en venir.

— Oh, mais vous n'avez pas le choix, je suis l'autorité parentale, petite sotte, je peux vous forcer à obéir. En mettant à la porte ce majordome que vous aimez tant, par exemple.

— Non ! Pas Sébastien !

Ses entrailles se glacèrent. Il ne pouvait pas, pas Sébastien, pas l'homme qui l'avait pratiquement élevée. Des larmes de rage débordèrent de ses yeux, traçant des sillons brûlants sur ses joues.

— Voilà qui est mieux. On dirait que j'ai trouvé de quoi vous faire changer d'avis, annonça Charles-Albert triomphalement.

— Si vous la contraignez ainsi, je demande le divorce, clama une voix aiguë que Marge avait oubliée.

« Mère ? » Elle la fixa, abasourdie. De toute sa vie, elle n'avait jamais vu sa mère contredire le maître de maison. Rose-Marguerite défia son marie du regard. Puis elle se baissa à la hauteur de sa fille, les yeux rougis d'avoir pleuré.

— J'espère que tu pourras un jour me pardonner, mon poussin...

Mais Marie-Edwige était rancunière. Elle cracha :

— Rien n'est moins sûr !

***

Ça faisait maintenant trois jours que Marie-Edwige était consignée dans sa chambre. Sébastien lui apportait un petit-déjeuner et deux repas chauds par jour, mais il avait été son seul contact avec l'extérieur. La jeune femme avait passé les deux premiers jours à pleurer et à se lamenter sur son sort en mangeant du chocolat, des tartines au Cenovis et le pot de beurre de cacahuète à la cuillère devant son écran plat, mais au troisième jour, elle s'était reprise.

Grâce à l'intervention de sa mère, Charles-Albert avait renoncé à la faire témoigner contre son gré. Néanmoins, pour préserver sa réputation, il avait décidé de l'envoyer en pensionnat le plus vite possible. Cette fois-ci, Rose-Marguerite n'avait pu s'y opposer. Depuis, Marge avait passé la journée à préparer son évasion. Aujourd'hui, c'était les auditions d'une des plus grandes écoles de danse de la ville. Et lorsqu'elle avait su que Bakari rêvait de tutu et de chaussons de danse, elle l'y avait inscrit en secret, payant tous les frais. Ils étaient colossaux, mais elle avait de l'argent à dépenser. Autant que son prétendu père lui serve à quelque chose. Elle avait prévenu Thommy, c'était à lui d'amener Bakari à l'audition. Quant à Simon, la jeune femme l'avait mis aussi dans la confidence, pour qu'il trouve les mots qui convaincraient le grand Noir de participer. Quant à Yvan et Jack, ils devaient être là pour l'empêcher de s'enfuir s'il avait le trac. Son plan était rondement mené, le seul bémol résidait dans le fait qu'elle était toujours enfermée. Mais là aussi, elle avait pensé à tout.

Elle se rapprocha de la porte-fenêtre qui menait au balcon de sa chambre. « Quand faut y aller, faut y aller. Allez, Marie, tu peux le faire. » Elle avait demandé à Sébastien une corde pour s'évader, ce que son allié de tous les instants s'était empressé de lui apporter.
Elle inspira un grand coup et ouvrit la porte vitrée. Une fois sur le balcon, elle accrocha la corde à un barreau de la barrière, sera bien le nœud et s'efforça de ne pas regarder en bas. Elle enjamba la balustrade le cœur battant et se laissa glisser le long de la corde. Une fois en bas, elle détala le plus vite qu'elle pouvait. Cette nouvelle liberté prise de force était grisante. Elle se sentait pousser des ailes.

***

La petite brune arriva essoufflée devant le bâtiment qui abritait l'audition. Thommy, Yvan, Simon et Jack l'attendaient devant la porte. « Où est Bak ? », paniqua Marge. Le serveur fut le premier à la voir.

— Salut Marge ! Encore en retard, dis voir..., rigola-t-il, les yeux pétillants de malice. 

— Thommy, où est Bakari, le coupa-t-elle.

- À l'intérieur, en train de se préparer...

— Parfait.

Un poids se libéra de ses épaules. Yvan vint la saluer, lui fit un léger bisou sur le front, ce qui la fit rougir, et demanda, inquiet :

— Où tu étais depuis trois journées ? Tu pas donner de nouvelles...

« Alors ça, c'est une longue histoire. » Et très franchement, elle n'avait pas envie de gâcher ses derniers instants avec eux en parlant de celle-ci. Ils sauraient bien assez tôt, quand elle serait revenue du pensionnat. Une fois qu'elle aurait dix-huit ans, son représentant légal ne pourrait plus rien lui imposer et elle pourrait les revoir. Mais en attendant, il ne fallait pas les inquiéter. Alors elle mentit, pour la bonne cause :

— J'ai eu une grosse grippe, impossible de sortir du lit.

 — OK, heureusement que tu guérir...

— Oui.

Elle passa ensuite à Simon et lui fit un rapide bisou sur la joue. Il lui souffla à l'oreille : 

— Pourquoi tu nous mens, Marge ?

« Pourquoi remarques-tu toujours tout ? », voulut répondre à la jeune femme. Mais à la place, elle le serra dans ses bras le cœur battant, tout en sachant bien que c'était la dernière fois avant longtemps. Il sembla comprendre qu'elle n'avait pas envie d'en parler. Elle le sentit tressaillir à son contact et voulut mettre les choses au clair avec lui, une bonne fois pour toutes. Le cœur serré, elle chuchota :

— Qu'est-ce que tu ressens pour moi, Simon ? 

Il la regarda de ses beaux yeux gris et murmura : 

— À peu près ce que tu ressens pour Jack...

La jeune femme reçut un coup dans la poitrine. « Alors il sait. » Elle le serra plus fort.

 — Je suis désolée.

— Y a pas de quoi, je comprends, ce sont des choses qui ne se commandent pas.

Son visage était sans âge. Elle eut les larmes aux yeux.

 — Ça ne nous empêchera jamais d'être amis, hein ?

Il leva les yeux au ciel, comme si la question était stupide.

 — Bien sûr que non.

Soulagée, elle le lâcha et se tourna vers Jack qui les observait, les sourcils froncés. Simon empoigna Yvan et Thommy par le bras et les tira à l'intérieur du bâtiment en annonçant :

— On va réserver les places.

« Subtil. » Le cœur de Marge battit la chamade lorsqu'elle réalisa qu'elle était seule avec Jack. Le squatteur se passa une main dans les cheveux.

— Tu l'aimes bien, le rouquin, à ce que je vois... N'y avait-il pas une pointe de jalousie dans sa voix ?

— Bien sûr ! Il est super !

Elle y mit trop d'entrain, par pur esprit de contradiction.

— Tu sais qu'il est sur toi..., reprit-il, faussement désintéressé.

 — Oui.

Elle se tordit les mains derrière le dos. « Où veux-tu en venir ? » Il haussa un sourcil.

 — Et?

— Et quoi ? le défia-t-elle.

— Bordel, Marge, ne rends pas les choses plus difficiles qu'elles ne sont !

Son cœur battit à tout rompre. Elle retint un sourire. Elle avait l'avantage. Elle susurra, se rapprochant légèrement :

— Quelles choses ?

— Tu sais très bien !, s'emporta le beau brun, reculant contre le mur.

« Alors comme ça, il la sent aussi, l'ambiguïté ? » Elle se rapprocha encore. Elle jouait avec le feu et elle le savait très bien. Seulement elle adorait ça. La jeune femme plongea dans l'ambre de ses iris et annonça malicieuse :

— Non, je ne sais pas, mais ce que je sais, c'est que Simon n'est rien de plus qu'un ami pour moi.

Elle allait frôler ses lèvres lorsqu'il la prit par les hanches, la retourna et la plaqua contre le mur. Il se pressa contre elle et elle sentit son cœur battre contre sa poitrine. Le souffle coupé, elle s'agrippa à lui. Il gronda :

— Tu me rends complètement fou, Marge...

Et il l'embrassa passionnément, cherchant ses lèvres avec envie, caressant ses longs cheveux bruns. Elle eut l'impression de se consumer de l'intérieur. Lorsqu'il s'éloigna, ils peinaient tous les deux à reprendre leur souffle. Jack avoua :

— Depuis le temps que j'attends ça...

— Ce n'est pas la première fois, en fait, rigola-t-elle. 

— Quoi ??!!

Il la foudroya du regard et elle éclata de rire.

— Tu l'as fait quand tu étais bourré...

— Sérieux ? Oh merde... Ça ne devait pas être hyper romantique, attend...

Il se rapprocha à nouveau et l'embrassa tout doucement. Ce baiser était différent du premier, moins dans l'urgence, moins dans la fureur de l'envie. Le cœur de Marie-Edwige fondit, c'était un baiser qui voulait tout dire.

— Ça veut dire qu'on est ensemble ? demanda-t-elle soudain alarmée.

 « S'il te plaît, dis oui ! » Elle attendit sa réponse, impatiente.

— Bah oui, tu crois quoi ? Je ne veux pas qu'on pose ses sales pattes sur toi !

— Et jaloux en plus ? se moqua-t-elle, soulagée.

— Je ne suis pas jaloux !, protesta-t-il d'une voix où perçait la mauvaise foi.

— Vous venez, les tourtereaux ? s'écria soudain la voix de Thommy depuis l'intérieur.

Marie-Edwige rougit et ils suivirent le serveur à l'intérieur. La salle était noire de monde. Au fond, une scène était éclairée. Devant la scène, un jury de cinq personnes contemplant les candidats. Marge s'assit entre Jack et Yvan, stressant autant que si elle avait été sur scène à la place de Bakari. Il entra sous la lumière des projecteurs en débardeur, collants et chaussons de danse.

— Bakari M'Boa, c'est bien ça ? s'enquit un membre du jury.

— Oui.

Marge chercha dans la salle la famille de son ami et ne trouva que son père et sa sœur. « Sa mère ne viendra pas », comprit-elle le cœur serré. Une musique de Tchaïkovski s'éleva et le grand Noir s'élança.

 Et Marie-Edwige crut voir la salle entière retenir son souffle lorsque Bakari s'envola.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top