JACKSON : CINQ
Jack sortit de l'immeuble d'un pas pressé, desserrant sa cravate d'une main, ébouriffant ses cheveux ébène de l'autre. « J'en peux plus, de cette mascarade. » Il regarda autour de lui. Marge et Thommy l'attendaient, debout au centre d'une rue piétonne. Le jeune homme respira un grand coup et tenta de reprendre contenance. Il s'approcha de son ami et annonça, un sourire sarcastique aux lèvres :
— Faute d'avoir un père, j'ai un banquier...
Il leur présenta le chèque. Thommy ouvrit de grands yeux.
— Eh ben, il ne s'est pas moqué de toi, ton vieux, y a de quoi tenir des semaines là- dedans...
— Calme ta joie, le serveur, il l'a fait sous la contrainte !
Thommy se figea et fixa son ami, de la compassion dans ses yeux noirs. Jackson serra les poings ; il ne voulait pas de sa pitié. Mais son énergumène d'ami le connaissait trop bien. Il lui tapota l'épaule d'un geste détaché et lança, pince sans rire :
— Alors, ça fait quoi d'avoir un esclave en costard cravate à ses pieds ? Imagine, ça doit être sympa de le voir passer la poussière avec une petite robe de femme de ménage...
Une image de Jonathan Parker juché sur une échelle et armé d'un plumeau envahit l'esprit embrumé de Jack. Il ne put s'empêcher de sourire. « Putain de ridicule. » Il donna une claque virile dans le dos de Thommy qui, de par sa carrure de cure-dents, grimaça.
— Doucement vieux, je sais que tu m'aimes, mais quand même ! Eh, ça fait un jeu de mots : m'aime et quand même...
— Mais qu'est-ce que je vais faire de toi ?, marmonna Jack, faussement excédé.
— Je propose qu'on le vende au marché aux puces, proposa Marge.
Les deux garçons la dévisagèrent, stupéfaits ! « C'est moi ou elle a fait une blague ? », s'étrangla le brun. Thommy éclata de rire.
— Mon Dieu, de l'humour de noble !
Marge lui donna un coup de coude dans les côtes, vexée. Ce qui fit pouffer Jack. L'entendant rire, Marie-Edwige lui fit un énorme sourire, un sourire qui retourna l'estomac du squatteur. « Elle a fait l'effort de blaguer pour moi... », réalisa-t-il soudainement. Une douce chaleur envahit ses sens. Il la repoussa de toutes ses forces. Il ne devait pas laisser ce genre d'émotion naître en lui. Il avait déjà bien assez de problèmes comme ça. Il avisa Marge et Thommy qui se chamaillaient en face de lui et se rendit compte que sa peine s'était allégée. Et c'était grâce à eux. Son meilleur ami s'égosilla :
— Non ! Je refuse d'être vendu au rabais, mon corps de rêve se doit d'être correctement exposé!
Jackson explosa de rire. Dieu que ça faisait du bien !
***
Lorsque les deux amis arrivèrent dans le domaine des de La Vallière, le soleil s'était couché et l'air rafraîchi. Thommy les avait quittés quelques instants plus tôt pour prendre son service au café de son père. Jackson avait enlevé sa cravate et déboutonné les deux premiers boutons de sa chemise blanche. Il avait été amusé de constater que son habillement semblait plaire à la gent féminine. Et encore plus amusé de voir Marie-Edwige foudroyer les intrigantes du regard, se croyant discrète. Il regarda le ciel, perdu dans ses pensées. « La lune est pleine ce soir. » Ça faisait longtemps que Jackson n'avait pas flâné ni regardé le ciel. Peut-être parce qu'un gros nuage noir de rage et de rancœur obscurcissait souvent sa voûte céleste personnelle.
Seulement ce soir, le chèque dans sa poche et Marge à ses côtés, il se sentait presque bien. Il allait pouvoir tenir sa promesse. Sa mère et sa sœur auraient enfin une vie décente. La voix de Marge le coupa dans ses réflexions :
— Jack, tu te rends compte que c'est déjà dans une semaine ?
— De quoi ? répliqua le squatteur, complètement largué.
— Mais la compétition !, s'énerva Marie-Edwige.
« Ah ouais. » Avec tout ce qui se passait dans sa vie, il avait complètement oublié cette histoire de Porte du ciel. Il haussa les épaules :
— On s'est entraîné dur, ça devrait aller.
— Mais comment peux-tu être aussi désinvolte ?, cria la noble.
Le jeune homme sursauta. « Mais qu'est-ce qui la met dans des états pareils ? »
— Mais Marge, on s'en fout, l'important c'est de donner le meilleur de nous-mêmes, de participer...
— Non ! On doit gagner !
Il y avait une réelle panique dans ses yeux verts. Cela le désarçonna. Il ne comprenait pas ce soudain changement d'attitude. Il comprenait qu'elle soit stressée, mais il semblait qu'il y avait quelque chose d'autre. Quelque chose de bien plus profond. Il fronça les sourcils :
— C'est cette histoire d'héritage qui te tracasse ?
— Non, je m'en fous, de l'argent !, clama-t-elle au bord des larmes.
« Mais comment ça ? » Son discours n'avait aucun sens. La voir si perdue serra le ventre du squatteur. Alors dans un élan non réfléchi, il lui attrapa les mains et la tira contre lui. Elle était là, son corps blotti contre le sien, le cœur battant la chamade. Jack l'entendait distinctement. Bien qu'un peu gêné par cette soudaine proximité, il se força à ne penser qu'au but de la manœuvre : comprendre. Il passa un bras autour de sa taille, et remarqua, un brin agacé, qu'elle avait gardé les bras le long du corps. « Bon, maintenant cuisinons un peu la bourgeoise. »
— Marge, je suis complètement perdu, là ! Je ne suis pas un putain de voyant, il faut que tu m'en dises plus.
La jeune noble garda résolument son regard baissé et murmura, un peu calmée :
— Il faut absolument que je gagne, parce qu'il faut absolument que je...
— Arrête !
Un cri déchira la nuit, les faisant sursauter tous les deux. Le sang de Jackson ne fit qu'un tour. C'était la voix de sa mère. Il lâcha précipitamment Marge et courut en direction de la voix, mû par une rage incommensurable. Il n'y avait qu'une personne pour faire avoir ce genre de réaction à sa mère. Il accéléra la cadence, la peur au ventre. « Dom l'a retrouvée. » Il allait lui faire du mal.
Jack se rapprochait de plus en plus de l'endroit d'où venaient les cris, en pilote automatique. Il ne ressentait plus rien. Plus rien d'autre qu'une rage inouïe qui lui rongeait le cœur et lui brouillait la vue. Il entendit à peine Marge hurler quelque chose dans son dos. Il courait comme si sa vie en dépendait. La voix de sa mère retentit de nouveau :
— Arrête ! Ne t'approche pas, je ne reviendrai jamais avec toi, tu entends, jamais !
Jackson déboula en furie entre deux massifs de rhododendrons et aperçut enfin sa mère, à côté de la fontaine qui ornait le parc. Le jeune homme courut dans sa direction, accélérant encore la cadence. En face de Soraya se dressait un homme d'une cinquantaine d'années, aux cheveux brun fade grisonnants et au ventre rendu rond par l'excès d'alcool. Des yeux marron enfoncés dans leurs orbites lui donnaient une allure plus porcine qu'humaine. Il s'avança d'un pas titubant, probablement saoul.
— Oh que si, tu vas venir avec moi !, affirma-t-il d'un ton sans appel.
C'est à cet instant que Jack atteignit le duo, le souffle court. D'un geste il passa sa mère derrière lui et arma ses poings. « Maintenant tu vas payer, connard. » Lorsqu'il le vit, une lueur haineuse anima le regard de Dom. Il cracha :
— Tu as amené ton fils pour te protéger, Sora ? Voilà qui me semble bien naïf.
« Sora... » Jackson vit rouge, son poing vint fracasser la mâchoire de son beau-père. Un os craqua et celui-ci s'affala par terre. Jack tenta de ne pas ressentir une satisfaction morbide, mais n'y parvint pas. Il attendait ça depuis si longtemps.
— Jack !, hurla sa mère horrifiée.
— Regarde tout ce qu'il t'a fait souffrir, maman, commença-t-il d'une voix sourde, il mérite de payer !
— Non !, supplia-t-elle au bord des larmes, pas comme ça...
Le squatteur s'approcha de Dom étendu au sol sans défense. Sa rage lui cria d'en finir et de le frapper jusqu'à ce que mort s'ensuive. De le frapper d'un coup autant de fois qu'il avait frappé sa mère durant ces dernières années. Lui faire ravaler dans le sang toutes les insultes rabaissantes, tous les coups, tous les abus et attouchements qu'il avait fait subir à sa mère durant tant d'années. « Il mérite de crever ! » La rage et la haine lui embrumaient le cerveau. Il s'apprêtait à le frapper une nouvelle fois lorsque la poigne de sa mère sur son bras le força à se retourner. Elle planta son regard dans le sien et dit d'un ton sans appel :
— Ne fais pas ça, Jackson. Je sais qu'il le mérite, je sais qu'il doit payer, mais pas de cette manière. En agissant ainsi, tu ne vaux pas mieux que lui. Tu es mon fils, Jackson , pas un meurtrier.
Le jeune homme sentit son cœur se serrer. Se pourrait-il qu'elle ait raison ? Que Dom ne doive pas finir ainsi ? Tout se mélangeait dans sa tête. Vengeance, lui criait sa rage. « Tu n'es pas un meurtrier. » Il ferma les yeux. « Tu n'es pas un meurtrier. » Il tenta de se calmer. « Tu n'es pas comme lui. » Il tenta de s'en persuader. Lorsqu'il rouvrit les yeux, il vit tout l'amour d'une mère dans ceux de Soraya, il en fut convaincu.
— Tu as raison, je ne suis pas comme lui.
Il abaissa son bras et desserra ses poings. Sa mère lui sauta dans les bras, pleurant de soulagement :
— Merci, mon Dieu, merci...
Puis soudain un éclair de peur passa dans son regard et elle poussa violemment Jack sur le côté. « Mais qu'est-ce que... » Puis il vit. Il vit Dom retirer précipitamment le couteau du corps de Soraya, complètement paniqué. Le jeune homme vit sa mère tomber lourdement sur le sol dans un état second. Lorsqu'il vit la tache de sang s'étendre sur sa robe, il perdit la raison. Il s'avança vers Dom. L'homme lâcha son arme, leva les mains au ciel et bégaya :
— Ce... Ce n'était pas elle que je visais... Je... Je te jure.
Jackson aurait peut-être pu écouter la plaidoirie de son beau-père, mais il n'y avait plus de Jackson. Il n'y avait plus que sa douleur et sa rage. Il frappa une première fois. Le nez de Dom explosa en sang. Il frappa encore. Encore plus fort. L'homme tomba à genoux. Mais ce n'était pas assez. La douleur rendait Jackson fou. Il frappa encore, cet homme, il avait brisé sa famille, sa vie. Dom s'effondra au sol et le jeune homme continua de frapper, fou de rage. Les côtes, le visage, les tibias, les mollets, les cuisses. Jackson hurla. Ce n'était plus qu'une bête. Une bête assoiffée de sang à qui on avait retiré son humanité. Il n'avait plus rien à perdre. Il avait tout perdu. Il frappa encore, les mains en sang.
— Arrête ! Arrête, Jack ! Tu vas le tuer ! Arrête !, lui parvint l'écho d'une voix lointaine.
Une voix de femme.
« Marge ? »
— Tu n'es pas un meurtrier! Jack!
Cette phrase sortit le jeune homme de sa transe. Il regarda Dom défiguré à terre, le regard apeuré de Marie-Edwige et ses mains couvertes de sang. Horrifié, il réalisa que c'était lui le responsable. Le brun paniqua. Comme mu par une force invisible, il s'en fut dans la nuit, sans se retourner.
Le visage entre ses mains, Jackson ne sut plus bien si le liquide qui poissait sur ses doigts était fait du sang de Dom ou de ses propres larmes.
« Je suis un monstre. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top