BAKARI : TROIS

Quelques jours plus tard, Bakari attendait tranquillement le reste de l'équipe devant le bistrot du père de Thommy. Il était assis à une table de la terrasse et scrutait la rue. Il n'était pas sûr que Simon viendrait. Il le lui avait proposé et le jeune roux avait acquiescé, mais sincèrement, Bakari n'y croyait pas trop. Il était plongé dans ses pensées lorsque Thommy débarqua.

— Salut Bak ! Comment ça va aujourd'hui ? Tu es prêt pour cette première grimpe d'immeuble ?, s'écria-t-il avec un grand sourire.

— Bien. Et oui, je suis prêt.

— Super. Il y a quelqu'un qui t'attend à l'intérieur.

— Ah bon ? Qui ?

— Un petit rouquin de treize piges, à vue de nez. Il m'a donné un bout de papier où c'était marqué « J'attends Bakari ».

« Donc il est venu », se réjouit Bakari. Il entra dans le bistrot. Simon était bel et bien là, assis devant une tasse fumante, un petit carnet entre les mains. Patapouf, le chat roux de Tommy le fixait d'un air méfiant depuis le buffet. S'asseyant devant lui, Bakari sourit et déclara :

— Je ne pensais pas que tu viendrais. Mais tu es là. C'est une bonne chose.

Le rouquin écrivit quelque chose sur son carnet et Bakari remarqua qu'il était gaucher. Il lut :

De toute façon, je n'ai rien d'autre à faire de mes après-midis.

— OK.

Thommy passa devant eux en sifflotant joyeusement, avant de servir un steak à un vieil homme au fond de la salle. Bakari les regarda, amusé. « On dirait le grand-père et le petit- fils. » Le jeune serveur s'approcha des deux garçons, quelques minutes plus tard, non sans avoir discuté avec la moitié des clients du bistrot avant. Le grand Noir annonçant en désignant Simon :

— Tu te souviens quand j'ai dit que j'avais trouvé une nouvelle personne pour l'équipe. C'est lui.

Thommy écarquilla les yeux surpris, mais se reprit vite, tendant la main au rouquin.

— Ravi de te rencontrer. Moi c'est Thomas, mais tu peux m'appeler Thommy, enfin « m'appeler », m'écrire plutôt..., dit-il avec un grand sourire.

Bakari observa Simon et vit un soupçon de sourire se former au coin de ses lèvres. Il sourit : « Ça, c'est l'effet Thommy. » Le carillon de la porte sonna et Yvan entra. Il s'approcha d'eux, serra la main de Bakari, fit une tape dans le dos de Thommy et se figea devant Simon.

— Qui es-tu ?, demanda-t-il avec son accent slave.

— C'est le petit nouveau amené par Bakari, scanda joyeusement le serveur. 

— Ah...

Yvan haussa les épaules et serra la main du rouquin. Mais Bakari voyait bien qu'il n'était pas convaincu. « En même temps, tant qu'ils ne l'auront pas vu grimper, ils ne le seront pas. » Le Russe demanda sans aucun tact, ce qui était inhabituel chez lui :

— Tu ne vas pas réussir à parler ?

Le grand Noir fronça les sourcils. Yvan n'était pas comme cela d'habitude. Ses grands yeux bleus reflétaient quelque chose que Bakari n'avait jamais vu chez lui : de la jalousie. « Mais de quoi peut-il être jaloux ? », se demanda-t-il, se promettant de tirer ça au clair plus tard. Pendant qu'il réfléchissait, Thommy avait répondu au blond :

— Il est muet. Ça veut dire qu'il ne peut pas parler...

— Oui, je sais ce que être muet ! Muet : qui est privé de l'usage de la parole, même étymologie que mutisme, mutité.

Simon le regardait, bouche bée.

— Ça va, je pas un animal de foire !, cracha Yvan avant de tourner les talons.

 — Qu'est-ce qu'il a ?, s'enquit Thommy.

Il est toujours comme ça ? , écrivit Simon.

— Non, justement pas, c'est étrange, répondit sombrement Bakari.

Le carillon sonna de nouveau et Jackson entra, le sourire aux lèvres.

— J'ai croisé le Russkoff qui avait l'air sacrément énervé ! Qui est-ce qui l'a mis en colère, que je le félicite...

Thommy pointa du doigt Simon et Bakari soupira : « Il ne manquait plus que lui pour envenimer la situation. » Jack observa le rouquin et éclata de rire :

— Lui ? C'est pas possible ! Bien joué, mon pote !

Il avança en tendant la main, mais Simon refusa de la lui serrer. Thommy grimaça et Bakari se tint sur ses gardes, prêt à intervenir. Il savait que si Jackson avait un bon fond, il n'en restait pas moins impulsif. Simon écrivit sur son bloc-notes : 

Il me semble que le Russe et toi n'êtes pas en très bons termes. Je refuse de prendre le parti de qui que ce soit tant que je ne vous connais pas. Tu ne m'embobineras pas. Je sais très bien que si je n'avais pas énervé ton "ennemi", tu m'aurais méprisé !

Jackson lut et fronça les sourcils. Il serra les poings et Bakari se tendit, prêt à intervenir. Heureusement, le noiraud se contenta de cracher :

— Tu regretteras ces mots un jour !

Sur ce, il quitta la pièce. Thommy tapota l'épaule de Simon, qui avait blanchi, goguenard :

— Bien joué, le nouveau ! Il ne faut pas te laisser faire ! Tu sais, Jackson est un bon type sous ses airs de chien de garde, il a juste un fichu caractère, dit-il.

Le rouquin acquiesça sombrement. Bakari quant à lui réfléchissait. En moins d'un quart d'heure, Simon avait réussi à se mettre à dos les deux plus anciens membres de l'équipe (excluant Marge, bien sûr) et ça, ça n'engageait rien de bon ! « Que Jack réagisse comme ça, oui, mais Yvan ? Il doit y avoir autre chose... » Mais c'était le cadet de ses soucis, il fallait que Marge se montre clémente et comme elle était plus imprévisible que tous les garçons réunis, cela n'allait pas être chose facile.

Marie-Edwige entra dans le bistrot à ce moment précis. Bakari déclara :

 — Marge, je te présente Simon, le garçon dont je t'ai parlé.

Elle scruta Simon quelques secondes avant de dire :

— Bien, mais je doute qu'il plaise à mon grand-oncle...

— Il vient aussi aujourd'hui, l'ancêtre !?, s'exclama Thommy.

 — Oui.

La jeune fille n'avait pas fini ses mots que Bertrand-Louis apparut devant eux, la pipe entre les lèvres bien que le café soit non-fumeur. Le chat feula à son arrivée et disparu derrière le comptoir. Le vieil homme arborait son éternel pyjama écossais que Bakari soupçonna de ne pas avoir changé depuis leur dernière rencontre.

— Bon, un premier malus pour la ponctualité, railla le vieil homme.

— Mais je suis là !, s'indigna Marge.

— Un groupe est un groupe, s'il n'est pas complet, il ne sert à rien. Mettez-vous cela dans le crâne, chère petite-nièce.

La porte s'ouvrit et Yvan entra, suivi de Jackson.

— Bien, maintenant que nous sommes au complet, sortons !, décida Bertrand-Louis.

Ils marchèrent dans la rue une bonne quinzaine de minutes. Soudain, l'ancien s'arrêta. Ils étaient devant un vieil immeuble désaffecté. Bakari en évalua la hauteur sombrement, il devait faire entre dix et quinze mètres de haut, de quoi rendre une chute mortelle. Bertrand-Louis déclara, comme s'il lisait dans ses pensées :

— Lorsque vous faites de la grimpe sur une façade, vous n'êtes pas encordés, votre corde, c'est vos équipiers. C'est pour cela qu'il faut que vous vous fassiez une confiance aveugle. Tous vos gestes doivent être calculés, précis, vous devez anticiper et être attentifs les uns aux autres ! Alors pendant les instants où vous grimperez, je veux que vous ne fassiez qu'un, alors Blondinet, Calimero, vous mettez de côté vos querelles de chiots immatures durant tout le temps que vous passerez en n'ayant plus les pieds sur terre. Vu ?!

Les deux concernés hochèrent la tête à contrecœur.

— Toi le grand, reprit le vieil homme en désignant Bakari, tu m'as l'air d'être le plus sensé de l'équipe, tu ne te laisses pas distraire et tu les remets sur le droit chemin s'ils débordent !

— OK.

— Toi le serveur, je veux du sérieux ! Alors toutes tes petites allusions et blagues, tu les gardes pour quand tu es au sol !

— Pas de problème, grand-père, sourit Thommy avec un salut militaire. Heureusement pour lui, Bertrand-Louis était déjà passé à autre chose, c'est-à-dire à Marge.

— Quant à vous, jeune fille, vous me mettez de côté votre insupportable fierté et vous vous extrayez les doigts de l'arrière-train, une bonne fois pour toutes ! Car de vous tous, vous êtes la moins bonne, pourtant le potentiel, vous l'avez, soyez-en certaine, mais il ne vous tombera pas dessus sans rien faire !

Marie-Edwige le foudroya du regard, mais hocha tout de même la tête. Bakari échangea un regard avec ses coéquipiers. Thommy avait les yeux ronds comme des billes, Yvan regardait ses pieds, gêné, et Jack arborait un petit sourire en coin. Même s'il savait que le vieil homme avait raison, il le trouvait un peu dur avec sa nièce. Il jeta un regard à Simon, que tout le monde semblait avoir oublié. Bertrand-Louis finit par le voir et s'approcha de lui.

— Et toi ? Tu fais aussi partie de l'équipe ? Son interlocuteur hocha la tête.

— Pourtant, je doute sincèrement qu'on puisse faire quelque chose de toi...
Les yeux gris du garçon se voilèrent une fraction de seconde et Bakari intervint, posément:

— Regardez-le grimper avant de tirer des conclusions trop hâtives, s'il vous plaît !

— Bien. Qu'il grimpe ! Mais pas plus haut que le deuxième étage.

Simon ne se fit pas prier. D'un bond, il s'accrocha au premier balcon et s'y hissa par la force des bas. Quelques secondes plus tard, il avait bondi sur une petite corniche. On aurait dit qu'il avait fait ça toute sa vie. Il virevoltait de fenêtre en fenêtre. Il semblait savoir où il allait aussi bien que s'il avait été sur terre et non pas à trois mètres du sol. Ses gestes étaient fins, précis. Il eut tôt fait de dépasser le deuxième étage. Il avait une détente impressionnante par rapport à sa petite taille. « Un vrai écureuil », songea Bakari. Bientôt il fut au toit, sous le regard ébahi de toute l'équipe. Thommy lâcha même un:

— Ben ça alors...

Quelques minutes plus tard, Simon était de retour devant le vieil homme, ayant descendu la façade aussi élégamment qu'il l'avait gravie. Bakari n'en croyait pas ses yeux. Il avait bien pensé qu'il était doué, sinon comment aurait-il pu grimper sur le toit lors de leur première rencontre, mais pas à ce point !

— Je crois que tu as un don, mon petit, annonça le grand-oncle de Marge. Comme si tu savais instinctivement où t'accrocher. Tu iras en tête, pour ouvrir la voie. Parce que tu as beau être doué, point de vue musculature, tu ne fais pas le poids.

Simon hocha la tête. Marie-Edwige se tourna vers lui et la colère que Bakari vit dans ses yeux verts le stupéfia. Il comprit tout de même très vite qu'elle était jalouse de l'attention que tout le monde portait au rouquin. Celui-ci sembla le remarquer aussi bien que le grand Noir et écrivit frénétiquement quelque chose sur son carnet. Quand il eut fini, il arracha la feuille et la tendit à la jeune fille. Elle lui lança un regard dédaigneux et lança :

— Je n'en veux pas, de ton bout de papier !

Choqué, Bakari la regarda s'éloigner. Mais bien vite, il comprit qu'il ne pouvait pas laisser faire ça. Il avisa Thommy qui avait l'air aussi étonné que lui et lui fit signe de le suivre. Ils rattrapèrent Marge un peu plus loin. Le serveur essaya le premier, pour détendre l'atmosphère :

— Il est dur, ton grand-oncle, mais il nous veut du bien, au fond. Il me fait penser à papy Macphy. Tu...

— Arrête de tourner autour du pot, Thommy, je sais ce que vous êtes venus me dire. Que j'ai été trop dure avec Simon.

« Au moins elle s'en rend compte. » Bakari prévint:

— Tu ne peux pas l'envoyer bouler comme ça, c'est incorrect.

— Je sais bien ! Je suis bien éduquée, quand même ! C'est juste que ça m'énerve qu'il soit aussi doué sans rien faire.

— Oui, il a un don, mais est-ce vraiment de sa faute ?, demanda le jeune Noir de sa belle voix grave. Il est né comme ça, tout comme moi je suis né noir ou toi tu es née riche. C'est comme ça.

Il se surprit lui-même en disant ça, il n'était pas très habitué aux longues tirades. Marge baissa les yeux et déclara :

— Tu as raison.

— Évidemment qu'il a raison !, scanda Thommy. On est ce que l'on est !

« Ça, elle mettra du temps à l'accepter. » Bakari tourna les talons, les deux autres à sa suite. Lorsqu'ils arrivèrent vers le reste de l'équipe, Marie-Edwige s'approcha de Simon, lui arracha des mains le papier qu'il tenait toujours et le lut. Elle le lui rendit quelques secondes plus tard et hocha la tête. Bakari se sentit soulagé. C'était un début.

— Bien, maintenant que vous avez fini vos mélodrames, vous pouvez monter ! Le rouquin et Marie-Edwige devant, Calimero et Blondinet ensuite, et le grand et le serveur en dernier. Rappelez-vous ce que je vous ai dit, faites attention les uns les autres !

Marie-Edwige prit les choses en main et déclara, visiblement à contrecœur :

 — On te suit, Simon.

Le garçon s'élança avec une facilité évidente. Marge le suivait du mieux qu'elle pouvait. Pourtant, il était clair que le jeune roux avait adapté sa vitesse à celle de la jeune fille. Derrière elle, Jackson gravissait la paroi avec beaucoup de facilité. Il était très bon lui aussi, ce qui n'étonnait pas vraiment Bakari, après tout, il avait le physique pour ! À côté de lui, en parallèle, grimpait Yvan. Le jeune Russe s'en sortait bien, mais semblait avoir la tête ailleurs.

« Dangereux, ça », s'inquiéta le grand Noir. Pour lui, la cadence était bonne, il avait le temps de réfléchir où il allait passer sans se faire distancer. Il jeta un coup d'œil à Thommy à côté de lui et remarqua qu'il ne semblait pas très à l'aise. Puis il comprit que si le serveur n'était pas très gracieux, il n'en restait pas moins fiable, et il se détendit de ce côté-là. « Il vaut mieux garder un œil sur Yvan. » Levant les yeux, il remarqua que Jackson surveillait du coin de l'œil Marie-Edwige, veillant au grain. Bakari sourit, ce garçon était décidément quelqu'un d'étonnant. Ils continuèrent de grimper et le jeune homme se surprit à éprouver du plaisir. Ils avaient dépassé le troisième étage lorsque les choses se gâtèrent. Bakari vit que Simon avait pris assez d'avance pour se retourner et observer les autres. Soudain, le regard gris du garçon se remplit de peur et il ouvrit la bouche comme pour crier, mais évidemment aucun son ne sortit de sa bouche. Bakari haussa un sourcil en une question muette. Paniqué, Simon lâcha une main, se mettant ainsi dans un équilibre précaire et désigna Yvan. Celui-ci venait de poser le pied sur une corniche fissurée. Bakari se figea et bloqua ses deux pieds sur un rebord de fenêtre et cria :

— Yvan, grimpe !

Trop tard. La corniche céda et le jeune blond tomba, poussant un cri de surprise. Bakari sursauta et entendit que Marie-Edwige hurler. Il ouvrit un bras pour le rattraper, mais Yvan s'immobilisa à une trentaine de centimètres de lui, retenu par quelque chose. Ce quelque chose n'était autre que Jackson. Il tenait fermement le poignet du jeune Russe dans sa main, les dents serrées par l'effort. Yvan s'agrippa de sa main libre au bras de son coéquipier et se hissa un peu plus avec un effort visible. Bakari suivait les gestes des deux garçons, le cœur battant la chamade, la peur au ventre. Enfin, Yvan parvint à s'accrocher au balcon qui retenait Jack et à se hisser près de lui. Et Bakari put respirer à nouveau. Regardant la tête de Thommy, Marge et Simon, il vit qu'il n'était pas le seul à avoir eu peur. La jeune fille était pâle comme un linge, le serveur tremblait et les yeux du petit rouquin semblaient perdus dans le vague. Quant à Jackson et Yvan, ils étaient tous deux allongés sur le balcon, peinant à reprendre leur souffle. Le noiraud se reprit plus vite et éclata, son caractère orageux reprenant le dessus :

— Tu es complètement con ! Depuis le début, tu n'es pas concentré ! Mais qu'est-ce que tu fiches? Tu joues avec ta vie, sombre abruti !

Il le foudroya du regard, hors de lui.

— Tu vas te reprendre tout de suite. J'ai pas besoin d'un rival comme toi, qui se morfond et manque de se tuer ! Moi je veux le Russkoff qui fait tout pour gagner et qui n'abandonne jamais, pas une espèce de lavette qui regarde pas où il met les pieds !, hurla-t-il.

Yvan sembla se réveiller et ils se regardèrent en chiens de faïence.

 — Da, « oui », je suis pas une « lavette ».

— Eh bien prouve-le !

Ils recommencèrent à grimper dans un silence de plomb. Enfin, quelques minutes plus tard, ils atteignirent le toit. Bakari s'assit en souriant. Même si ça n'avait pas été de tout repos ils avaient réussi. Et le sourire que leur offrit Marge fut leur meilleure récompense.
« Nous avons réussi, songea Bakari, nous avons vaincu notre premier immeuble. »

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