BAKARI: DEUX

Bakari entendit son père rentrer et ferma rapidement la boîte. Il la fourra sous le lit et partit à la rencontre de son géniteur. M. M'Moa sourit et posa la main sur l'épaule de son fils. Bakari ne ressemblait physiquement peu à son père. C'était sa soeur qui avait hérité de lui sa peau café au lait, ses fines mains et sa démarche conquérante. Cependant, au niveau du caractère, personne n'aurait pu nier qu'ils étaient père et fils. Ils ne se parlaient jamais beaucoup, n'étant l'un comme l'autre pas de nature très bavarde, mais ils se comprenaient très bien quand même. S'asseyant dans un fauteuil, M. M'Boa s'écria soudainement :

— J'ai oublié mes factures au magasin ! Bon, j'y irai demain...

Tout en ayant un regard qui voulait dire : « Bakari, mon garçon, tu n'irais pas me les chercher ? » Au même moment, la voix tonitruante de Mme M'Boa leur parvint de la cage d'escalier. Elle râlait, comme à son habitude, et semblait en vouloir au monde entier. Bakari se précipita pour prendre les clés du magasin dans le vide-poche et dit :

— J'y vais...

IL s'en fut par la porte de derrière en jetant un regard compatissant à son père. « Amuse-toi bien, moi j'ai déjà donné. » Son père hocha la tête. Il avait compris. Il savait que son garçon ne la supportait plus. Il savait.

Le jeune marchait d'un pas tranquille en direction du magasin lorsqu'il entendit un drôle de bruit venant des toits. Étonné, il leva la tête et, se dévissant le cou, chercha d'où pouvait provenir le bruit. Il ne vit rien. « Bizarre. » Il continua en grelottant. L'automne avait fait place à l'hiver et un vent froid soufflait sans discontinuer tout au long de la journée. « Ça sent la neige. » Comme pour lui donner raison, de gros flocons se mirent à tomber. Bakari en attrapa un dans sa main et le regarda fondre doucement. « C'est beau. » Puis il entendit à nouveau le bruit. Un bruit de pas venant des toits. Il releva la tête et découvrir qu'un visage le scrutait du haut de la toiture. C'était un jeune garçon arborant d'épais cheveux roux, des taches de rousseur et de grands yeux gris mélancoliques. « Qu'est-ce qu'il fait seul sur le toit ? Il va tomber ! », s'alarma Bakari avec raison.

— Eh descends ! C'est dangereux !, cria-t-il à l'inconnu.

Le garçon leva les yeux et tourna les talons, aussi à l'aise que s'il avait été à côté de lui et non pas à dix mètres du sol. Le sang de Bakari se glaça. Il ne pouvait tout de même pas le laisser partir ! « S'il tombe, je m'en voudrais toute ma vie. » Il s'approcha de la façade la plus proche et déglutit sombrement. La grimpe encordée, ça il savait faire, mais escalader un immeuble, c'était autre chose ! Prudemment, il réfléchit au parcours qu'il allait emprunter. D'abord le rebord de la première fenêtre, puis se hisser sur le balcon, la corniche, la troisième fenêtre en partant de la droite, de nouveau la corniche, le dernier balcon, la gouttière. « Ça me semble jouable. » Il inspira un grand coup et s'élança. Atteindre le premier balcon ne lui fut pas trop difficile. Mais il avait mal évalué la distance qui le séparait de la première corniche. Par conséquent il dut refaire son itinéraire. Quand il atteignit finalement le toit, une dizaine de minutes plus tard, il remarqua avec plaisir qu'il n'était pas trop essoufflé. « Comme quoi ça sert de réfléchir avant de sauter dans le tas. » Il regarda autour de lui et découvrit que le rouquin l'avait attendu, assis sur la fine pellicule de neige qui était en train de se former sur les tuiles. Bakari s'approcha doucement, comme s'il craignait de le voir s'enfuir à nouveau. Il s'assit à ses côtés et soupira. Une minute passa, puis une autre, sans que ni l'un ni l'autre ne prenne la parole. Finalement, ce fut le grand Noir qui rompit le silence.

— Tu sais que tu ne devrais pas te promener sur les toits par ce temps ?

Le jeune garçon haussa les épaules.

— Tu n'as pas d'ami avec qui passer du temps au lieu d'espionner les inconnus comme moi ?

Son interlocuteur fit non de la tête. « Il doit être sacrément timide », se dit Bakari. 

— Tes parents savent que tu es sorti ?

Mouvement négatif de la tête.

 — Ils ne s'inquiètent pas ?

Idem, non de la tête. Bakari commençait à trouver cette manière de communiquer étrange. Il fut pris d'un doute.

— Je te fais peur?

Le jeune garçon haussa les sourcils, leva les yeux au ciel et fit frénétiquement non de la tête. Puis il traça quelque chose du bout du doigt dans la neige. Bakari se pencha et lut :

 Qui aurait peur de toi ? 

« Bonne question »...

— Je ne sais pas... Une jeune fille a eu peur de moi il y a quelques semaines. C'est peut- être ma taille, ou ma couleur.

Le rouquin haussa les épaules.

— Tu ne parles pas ?, s'enquit soudain Bakari. 

Non.

— OK.

Un silence s'installa entre eux, mais, étonnamment, le jeune homme ne ressentit aucune gêne.

 — Tu as quel âge ?

Quinze ans et demi.

Il en faisait deux de moins.

— Et tu t'appelles comment ?

 — Simon.

Simon. C'était joli, ça, Simon. Tendant la main, le grand Noir dit : 

— Moi, c'est Bakari.

Ils se serrèrent la main. Le jeune homme se sentait bien à l'aise avec Simon, sans qu'il ne sache vraiment pourquoi. « Peut-être parce qu'il ne me juge pas. »
Simon posa ses yeux gris comme un ciel d'orage  sur lui et écrivit : 

Raconte-moi quelque chose.

 « Comment ça ? » Pourtant, Bakari décida de le prendre au mot. Il commença de sa belle voix grave de conteur :

Je vais te raconter une histoire. Il était une fois un petit garçon qui vivait dans une belle famille. Une famille avec une mère, un père et une petite fille. Le petit garçon aimait beaucoup ses parents et sa sœur. La vie était belle et les premières années de sa vie furent heureuses.

Un beau jour, lorsque le petit garçon eut huit ans et sa sœur six, leur mère les appela vers elle. Ils venaient de manger et leur père était sorti faire un tour. Leur mère leur dit qu'ils étaient maintenant assez grands pour se choisir une activité en dehors de l'école.

Tout de suite, la petite fille s'exclama qu'elle voulait faire de la danse, comme les princesses. Sa mère fut ravie et interrogea ensuite son fils. Mais le petit garçon hésitait. Il ne savait pas vraiment que choisir, alors il demanda s'il pouvait réfléchir encore un peu. Sa mère parut agacée, mais accepta, un peu à contrecœur.

Une fois seul, le petit garçon s'assit au centre de sa chambre et réfléchit. Il ne savait vraiment pas quoi faire et ça lui faisait un peu peur. Il sentait bien que sa maman attendait qu'il fasse du football ou du basket comme ses petits camarades, mais il n'en avait pas envie, lui.

Soudain, une note de musique résonna dans la chambre et le petit garçon courut à la fenêtre. Il l'ouvrit en grand et se pencha en avant, l'oreille tendue. Le son mélodieux d'un violon emplissait la rue. Et une femme dansait. Une femme dansait comme un oiseau au milieu des pavés, emportée par la musique. Le petit garçon sur à cet instant ce qu'il voulait faire. Il voulait devenir danseur. Lorsque la femme s'immobilisa quelques secondes plus tard, le petit garçon applaudit à tout rompre depuis sa fenêtre et la danseuse leva la tête, cherchant d'où venait le bruit. Leurs deux regards se croisèrent et la femme sourit. Ce fut ce sourire qui acheva de séduire le petit garçon.

 Plus décidé que jamais, il courut voir sa mère et lui annonça, la voix pleine de joie, qu'il voulait faire de la danse classique. Mais sa maman n'eut pas la réaction qu'il attendait. Elle éclata de rire et lui dit qu'il avait beaucoup d'humour pour un petit garçon de son âge. Pourtant, il ne comprenait pas, ce n'était une blague ! Il tenta de faire comprendre à sa mère qu'il ne plaisantait pas. Elle lui dit que ça suffisait maintenant, que la plaisanterie était terminée et qu'il ferait du football ou du basket, comme tous les petits garçons de son âge.

Il s'endormit tard ce soir-là dans son petit lit, veillant bien à ce que ses sanglots ne réveillent pas sa petite sœur. Le lendemain matin, il avait pris une décision. Si sa maman ne voulait pas lui payer des cours de danse, alors il apprendrait tout seul ! Depuis ce jour, le petit garçon imita tous les jours sa sœur lorsqu'elle répétait ses enchaînements. Au début, c'était dur, ça faisait mal, mais petit à petit, il commença à réussir à reproduire les pas de sa sœur à l'identique. Les exercices de souplesse lui donnèrent plus de fil à retordre, mais il persévéra, car il savait qu'un jour tous ses efforts paieraient, mais surtout parce que danser le rendait heureux.

Alors il dansa. Il dansa en allant pour la première fois au collège, il dansa devant sa première petite amie, il dansa dans la cour de récréation, il dansa dans les magasins, il dansa dans la rue. Il dansa partout. Sauf devant sa famille.
Peu à peu, il devint plus grand, plus mûr, sa musculature changea et son comportement aussi. Pourtant, une chose resta la même, son cœur battait toujours pour la même passion, la danse. Pour ne pas éveiller les soupçons de sa mère, il avait fini par se mettre au football. Mais il n'était pas très bon et son entraîneur se plaignait souvent qu'il avait une démarche trop aérienne.

Tout cela n'atteignait pas le jeune homme. Ni les railleries de son entraîneur, ni les moqueries des garçons de son équipe. Il se réfugiait dans sa passion et c'était tout ce qui comptait à ses yeux.
Puis un jour un imprévu vint bouleverser ses petites habitudes, tel un chien dans un jeu de quilles. Ce fut la première fois qu'il parvenait à faire des pointes que sa mère rentra plus tôt du travail. Et là, tout l'espoir qu'il avait gardé en lui, d'années en années, de réaliser son rêve s'envola en un instant, comme une nuée d'oiseaux qu'un passant trop pressé fait s'enfuir.

Sa mère cria, demandant à qui voulait l'entendre ce qu'elle avait fait au bon Dieu pour mériter ça. Puis, n'obtenant pas de réponse, elle tenta de se rassurer en lui demandant s'il n'était pas de l'autre bord. Quand il lui assura que ce n'était pas le cas, elle s'effondra, supplia, rugit, mais ne comprit pas. Elle se protégea du mieux qu'elle put de cette aberration qui se trouvait être son fils et lui interdit de continuer dans cette voie douteuse. Pour se donner bonne conscience, elle lui paya même un nouveau cours de grimpe.

Mais le mal était fait. Le jeune homme retint ses larmes, comme les vrais hommes doivent le faire, et jeta dans une boîte sous son lit ses chaussons de danse qu'il avait payés de ses économies. 

En voulait faire de lui ce qu'il n'était pas, sa mère venait de détruire son rêve. Sa course aux étoiles venait de s'achever lamentablement dans un placard, ou enfouie au fin fond de l'esprit d'un garçon à qui on avait brisé les ailes.

Bakari soupira et regarda Simon. Celui-ci traça entre eux dans la neige :

 Ce petit garçon, c'était toi.

Il n'y avait pas de point d'interrogation. C'était une affirmation. Le jeune homme hocha la tête et sourit tristement.

« On a tous une histoire à raconter, la mienne est juste un peu triste. »

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