A propos de la nonna

Odeur de lavande et d'huile d'olive. Sur la table, sont disposés des petits napperons blancs. On peut retrouver les mêmes aux rideaux, ils laissent passer une lumière bien caractéristique, comme sur un vieux polaroïd, un peu passée. Les bouquets de fleurs sont factices et on se demande encore pourquoi ils sont là. Depuis quand les tulipes sont aussi bleues ? Qu'on prouve que les tulipes sont si bleues autre part. Dans une autre maison, dans un autre village. L'enfant qui rentre ici se sent si petit par rapport aux grands meubles de bois. Table millénaire, antique buffet, armoire qui a sûrement vu passer la guerre. Mais tout cela n'est pas authentique. Bien-sûr, le canapé est rayé de griffures de chats. A certains endroit, de petites mains ont agrandi les déchirures, maintenant on peut en voir le rembourrage. Et à chaque fois, comme prises sur le fait, les malicieuses s'en vont, chassées par les anciennes. Et à chaque fois, on peut entendre le rire de l'insouciance qui résonne dans la vieille maison. C'est celle de l'enfance pour quelque uns, celle de la fin pour d'autres. Rien ne semble avoir bougé depuis des années, c'est une maison figée dans le temps.

La nonna, elle, est dans la cuisine. Toujours, c'est sa place. Quand chacun est devant son assiette, elle vérifie que tous mangent bien à travers le carreau. Elle a comme un pouvoir qui sait comment contenter ses êtres chers. Elle est vieille, la nonna, elle est fatiguée. C'est une mère, une grand-mère et arrière encore. Elle a tant vécu dans sa vie, la nonna. Et quand elle mourra, la nonna, ce sera un régiment qui sera là autour d'elle. En attendant, elle laisse vivre sa maison par ses enfants et les enfants de leurs enfants. La vie, qui va la quitter bientôt, est constamment présente dans la petite bâtisse. Il y a du granit autour des fenêtres, des ardoises sur le toit et un style tellement différent de là où elle est née. Quand elle s'endort le soir, elle rêve à son petit pays. Elle rêve qu'un jour elle quittera l'air iodé, les nuages et l'océan pour rejoindre sa terre de soleil. Elle retrouvera les tons de jaunes et airs heureux de sa jeunesse. Son retour sera beau, il sera flamboyant. Rien n'aurait changé, la guerre ne serait pas passé par là. Mais ses mains sont noueuses, son genou lui fait mal et chaque jour, elle a peur de descendre les escaliers.

On la voit souvent se promener dans les rues, une main derrière le dos, une autre sur la canne. Elle avance, toujours silencieuse jusqu'au bureau de tabac pour acheter son journal et retourne chez elle. Chaque jour la même sortie, sauf le dimanche. Le dimanche, elle cuisine. Elle est fatiguée, la nonna, elle veut que cela se finisse. C'est une femme qui a connu l'exode, la peur et la misère encore. Elle a trop vécu dans dans sa vie, la nonna. Et quand elle rejoindra son pays, la nonna, ce sera une famiglia qui pleurera. En attendant, elle continue de faire des frollini, des grands repas, couscous et légumes du soleil. Elle embrasse ses enfants sur les deux joues, qu'ils ont grandi, les petits. Elle a fait un cake, il est beau et bien rond sur le dessus. Parce qu'elle sait que c'est ce que tout le monde aime. Tous les dimanches elle fait des cakes. Au citron, aux pépites de chocolat. Les enfants se chamailleront, riront un peu trop fort mais elle les laissera faire. Sa famille c'est le clan, c'est sacré.

Parfois elle se dit, <<après moi, le déluge>>. Elle va reprendre le bateau dans l'autre sens pour les étendues inconnues. Elle qui ne sait rien, qui ne connait rien, qui de sa vie, n'a vu de la route que le gravier qui écorche les pieds, elle va partir enfin. Sur le rivage, avant le départ, elle ramassera un peu de sable, le glissera dans un flacon comme elle a fait lors de son départ. Et dans un dernier souffle, elle s'en ira dans l'eau. Mais elle ne peut pas se résoudre à les laisser. Toutes ces petites têtes, qui leur feront du cake? Qui racommoderont leur pantalons avec des joli patchs?

Elle n'est pas immortelle, la nonna et elle sait bien que son souvenir non plus. Qui sera là pour arroser les fleurs de sa tombe? Personne n'arrose celles de son mari, à part elle. Quand ils seront ensemble ce sera la vraie mort de l'ancien temps. Elle aurait du écrire sa vie, la nonna car on va l'oublier. On va oublier son dévouement, sa combativité, sa force, ses fleurs. Pour tout le monde, elle sera la grande femme dans la cuisine. Son destin, elle ne sait pas si elle l'a réussi. Mais elle a perdu l'espoir, l'ancienne, elle ne sait pas que chaque dimanche, on posera un brin de lavande sur sa tombe, comme celui qu'elle portait toujours, tel une broche. On va la pleurer la nonna car elle était l'âme de la famille. C'est elle qui n'a jamais abandonné, elle qui a tout donné pour son fils, qui a vu s'éloigner la rive. La peine sera immense, presque aussi imposante que l'amour dans leur cœur. On lui remonte ses couvertures, on la couvre d'attention comme pour rattraper les années de services sans retour. Que Santa Maria veille sur elle, au dessus de son lit. Il y a tant de souvenir autour d'elle que jamais elle ne les quittera.

Le ciel est bleu pour la nonna car tous sont venu l'entourer. Tous ces visages aimés, elle peut partir. Les cloches sonneront comme chaque jour mais la famille aura les joues noyées de larmes. Et après la dernière fournée de gâteau, l'odeur de la lavande et de l'huile d'olive s'en ira.

Elle est morte, la mamma, elle est morte. On a entendu son dernier souffle dans toute la ville. Et alors sur son chemin on donnera de la couleur. Et des fleurs. Et des cris. Et alors, peut-être, que la nonna retournera vers son pays.

Addio, nonna, nostro amore è infinito.

Buon viaggio, puo andare in paradisio, l'antica.

Arrivederci, arrivederci !

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