-1 - Joséphine
Elle se rapprochait dangereusement de l'endroit où elle était obligée de mettre les pieds. Véritable porte de l'enfer, antichambre de la douleur mentale. Elle pesait ses mots quand elle décrivait ce bâtiment. Son malheur n'était-il pas accentué par la répugnance qu'elle éprouvait à passer le pas de la porte? Sûrement mais c'était plus fort qu'elle, comme une phobie, une peur, un dégoût. Plus simplement, tous les adjectifs assez négatifs à ses yeux pouvaient fonctionner dans sa description. Mais elle n'était pas une fille simple, elle. Il fallait de grands mots pour son grand esprit. Elle riait un peu dans ses pensées lorsque que le fil conducteur arriva à cette conclusion mais ce ne fut pas assez pour défroncer ses sourcils.
De toute façon, où qu'elle aille, une odeur d'inachevé la suivait. Elle n'aimait pas particulièrement sortir, sous l'exposition des gens et de leurs œillères.
Elle finit par entrer par les portes automatiques et tout de suite, l'odeur d'administration la prit au nez. Elle regarda autour d'elle. Que des gens passifs, regardant le sol, les carreaux blancs dénués d'intérêt. Ses yeux les voyaient normalement mais son regard changeaient leurs couleurs. Ils étaient gris. C'était assurément bien hautain d'apprécier des inconnus ainsi mais dans sa nature maladroite, elle ne pouvait rien y faire. Pour elle c'était tout sauf fier. Elle aimerait tant trouver de la couleur chez autrui.
Elle avança un peu, essuya ses pieds mouillés par la bruine extérieure se dirigea vers un guichet libre. Elle avait eu le bon sens de ne pas venir à l'heure de pointe. La femme de l'accueil s'adressa à elle avec un perceptible agacement. Bien-sûr, cela se pouvait se comprendre, c'était la fin de sa journée. L'ardeur qu'elle du avait atteler à son travail et la souffrance qui était provoquée par le fait de finir à 16h30 devait être insupportable.
Elle soufflait. Beaucoup de personnes n'imaginent pas leur chance.
En fixant les gens dans les yeux, elle finissait souvent par les dérouter mais elle ne lâchait jamais son infaillible assurance. Et ils détournaient souvent le regard. C'était sa manière à elle de retrouver un peu le dessus sur le monde. Il était bien rare qu'arrive une personne qui la soutenait elle et son regard noisette. Ça avait le mérite de la faire rire un peu. Donc aujourd'hui, cette pauvre femme à l'occupation pourrie gardait rapidement ses iris sur son écran pour vérifier les rendez-vous. Bien sûr qu'elle avait rendez-vous, c'était eux qui lui avaient envoyé une convocation. Exaspérée, encore. Non, fatiguée.
Il s'agissait de faire un point sur sa vie professionnelle ou une autre connerie du genre donc elle ne connaissait jamais l'exacte formulation. Elle n'avait pas de travail, seulement celui sur elle même. Elle ne savait pas exactement ce qu'elle faisait le jour et son lendemain. D'ailleurs, elle oubliait toujours la veille. Quel âge elle avait? C'était facile de le deviner, dans sa définition littérale. Mais elle, elle ne savait pas. 20 ans, 50 ans ou à peine 12? Qu'importe, elle laissait couler sa vie entre ses doigts, maîtresse passive de son existence. Elle passait ici, elle reculait et traversait le monde sans le voir.
Elle riait, encore et toujours quand ses pensées divaguaient à la philosophie. L'homme dans le bureau en face d'elle était étonné. Jeunesse bien insouciante de son futur.
Il vaut mieux rire de sa bêtise que d'être dans le déni. Entre la peste et le choléra, elle avait fait un choix pratique.
Ecouter ne lui semblait pas important. C'était la même chose que pendant tous les dernières entrevues à la productivité réduite. L'homme était passablement agacé, sinon complètement fatigué les minutes passant, par l'indolence de la jeune femme. Les sourcils froncés, il l'observait regarder les gouttes ruisseler par la fenêtre du bureau. Mais elle s'en fichait. Enfin, ce fut quand il évoqua son gouffre professionnel qu'elle finit par tourner la tête et le fixer. Comment? "Gouffre professionnel"? Qui était-il pour lui dicter sa conduite? Un pauvre fonctionnaire réduit à recommencer chaque jour la même routine. A dire inlassablement les mêmes insanités aux même personnes démotivées. Comment pouvait-il lui donner une leçon sur sa vie? Elle refusait de travailler pour travailler. Elle ne vivait pas pour vivre, alors à quoi bon trouver une occupation journalière qui ne la ferait pas avancer? Pour gagner de l'argent, oui, c'est vrai. Mais l'argent n'était qu'une moindre chose dans sa vie dénuée de fioritures. Elle survivait simplement et n'avait pas besoin de salaire en plus pour subvenir à ses besoins. Donc elle lui sourit et lui assura que tout ceci était bien inutile. Il parut surpris de sa déclaration mais ne put rien dire puisqu'elle sortait déjà, la flamme de la colère grandissant.
C'est bon, elle était venue et restée assez longtemps, il ne pouvait pas décemment la radier, comme le prétendait l'homme qui la menaçait si elle ne faisait pas plus d'efforts. Elle avait l'impression d'être retournée au lycée ou les rencontres avec la conseillère d'orientation avaient plus d'importance que nécessaire.
Au fond, elle savait bien qu'il avait raison mais sa situation était bloquée de toute manière.
Elle s'évada rapidement de son enfer à elle et se retrouva dans la rue. Elle s'assit rapidement sur un banc libre pour essayer de calmer l'énervement qui pointait. Si elle n'était pas partie, cela aurait pu finir mal pour elle et ses allocations. Elle prit sa tête entre ses mains et resta ainsi quelques temps avant de relever ses cheveux en arrière. Le banc en bois était très inconfortable, il manquait une latte mais elle choisit quand même de s'y adosser. Elle était fatiguées par les visites, les lettres, les quiproquos à répétition qui faisaient des employés du Pôle Emploi des incapables. Ils ne lui servaient à rien et sa situation serait la même sans eux.
Elle était fatiguée de l'incohérence générale de son monde.
Qu'importe, de toute façon, elle n'avait pas envie de chercher de travail. On pouvait lui trouver beaucoup de défauts. Feignante, orgueilleuse, hautaine et il y en avait sûrement d'autres dont elle n'avait même pas connaissance. Les qualités? Ouais, elle devait en avoir vite fait.
Mais tout ça, ce n'était pas à cause de ses défauts.
Alors qu'elle réfléchissait, les yeux fixés sur le point mort, elle entend une voiture ralentir devant elle. Bien avant d'en connaître la teneur, elle levait déjà les yeux intérieurement d'agacement. C'était clairement sa journée. Il s'agissait d'une jolie Fiat Punto, vert bouteille. Elle semblait légèrement tunée, maquillée avec soin et goût. L'homme qui tenait le rôle du conducteur avait le bras nonchalamment posé sur le bas de l'ouverture de la vitre. Il avait un sourire de vainqueur sur les lèvres quand il honora la jeune femme de ses compliments bien sentis. Elle allait forcément se trouver bien chanceuse de s'être trouvée sur la route de ce bel éphèbe et voudra assurément monter dans son carrosse pour qu'il l'emmène voir mondes et merveilles.
Mais non, de l'autre côté de la route, la magie opérait différemment. De son point de vue, elle observait la peinture inégale appliqué sur la voiture, elle n'était pas de première fraîcheur. Quand au conducteur... Elle en avait vu des lourds mais à ce niveau là, il gagnait la médaille d'or. Si il savait qu'il n'y avait rien à tirer d'elle. Il ne soupçonnait pas que la belle coquille puisse être vide. Elle avait finit par être habituée à ce genre de problèmes et elle se demandait si c'était encore utile d'essayer de se défendre. De tout manière, elle finissait toujours par être qualifiée de pute. Ou de salope, ça dépendait mais le résultat était toujours le même. La fatigue. Sûrement qu'a une époque elle aurait bien rit de cette situation. Une insulte bien sentie aurait été trouvée et on aurait débriefé sur la pauvreté de cette rencontre, à force de grands fou rires. Mais, rire de cette manière, avec une certaine personne n'était plus permis.
"Ils sont relous, hein?"
Merde. Encore...
- Tu parles à moi?
- A qui d'autres tu voudrais que je parles, là maintenant?
- Je sais pas, moi, toi même mais pas à moi.
Pourquoi tout ce qui peut arriver d'ennuyeux arrive toujours en une journée? Pourquoi il était revenu? Il aurait du rester là où il était.
- Je les connais.
- C'est vrai? Alors va leur dire qu'ils sont lourds.
Un sourire triste s'affichait sur son visage. Non! Non, elle ne voulait pas le rendre triste.
- Je pense qu'ils le savent. Ils ignorent juste qu'ils sont aussi idiots.
- Et toi tu cumules. Tu le sais que tu es con, hein?
- Ouais, mais c'est pour ça que tu m'aimes.
- Je t'aime plus...
- T'as déjà dit ça à ta sœur alors que ce n'était pas vrai, je m'en souviens.
- Tu m'énerves.
- Toi aussi.
Elle se tourna complètement vers l'idiot du banc. Cheveux bruns en pétard, fins comme la soie et des petites rides aux coins des yeux. Ça se voyait qu'il avait trop rit. Elle le fixait dans les yeux, des yeux noisettes, pareils aux siens. Mais lui ne détournait pas le regard. Elle savait qu'il était bien trop habitué à sa petite combine. Depuis si longtemps qu'il la connaissait et qu'il la côtoyait, il n'était plus intimidé par son iris qui accroche. Il avait conscience de son habitude à glacer les gens qui n'étaient pas dans sa bonne grâce. Pour survivre à ses côtés, il fallait soutenir son regard. Mais un jour, il a finit par baisser les yeux en premier. Depuis tout était différent.
Il fixèrent devant tous les deux en même temps.
- Ça se voit que tu es de mauvaise humeur.
- Tu as deviné ça tout seul ?
- Non.
- Non?
- Ta tête de déterrée m'a aidé.
Elle rit jaune.
- Qu'est ce que tu venais faire ici? Comment t'as su que j'était là?
Il leva les yeux au ciel et ne daigna même pas répondre. Puis s'ensuivit un silence. Un long silence et dans une voiture en face d'eux, un ange leur faisait signe. Ils regardaient le même point mort, comme elle avant que les beaufs arrivent et l'interpelle. Ceux qui étaient à ce moment là, la seule manifestation de la vraie vie. Triste vraie vie.
Il reprit la parole.
- T'as décidé de m'ignorer.
- Ouais, pourquoi d'ailleurs?
- Je sais pas, je suis pas dans ta tête.
- Ah bon? Je pensais après tout ce temps.
- Tu te souviens de ce qu'a dit Dumbledore à Harry, dans la gare de King's Cross? A la toute fin?
- Ouais, j'aime bien cette idée.
- Bah là c'est pareil.
- Je ne veux pas y croire. C'est pas très sain je trouve.
- T'as bien raison. Je devrais pas te dire ça.
Là, elle ria franchement et les passant la regardèrent en fronçant les yeux. Comme ces conversations-énigmes lui manquaient.
- T'as jamais été raisonnable, poto.
- Poto... Depuis quand tu dis ça toi? A l'époque, tu cherchais à parler comme Elizabeth Bennet.
- Les choses changent, les gens aussi. Certains partent et gardent la même aura tandis que les autres... changent.
Il la fixa encore avec une immense bienveillance. Beaucoup d'amour, le vrai, le beau, le sacré. Et elle, elle s'accrochait encore à son âme avec une grande détresse. Sa poitrine était si lourde, ses poumons comprimés par tous les sentiments qu'elle aimerait lui exprimer. Elle ferma les yeux, la douleur était trop intense.
Et quand elle les rouvrit, bien-sûr, il n'était plus là. Envolé, encore une fois.
Comme si sa vie s'échappait de son corps, par de petits trous qui s'élargissaient de plus en plus, elle courba son dos. Tout était lourd, les bruits de la ville, l'air, les paroles des gens, leur regard. Elle serrait les poings. Plus fort, plus fort pour oublier tout ça. Elle n'arrivait plus à retrouver son masque de jeune fille enjouée et insouciante.
Une femme se trouvait à sa place sur le banc. Comme sa pitié était grande pour elle! Insupportable quand tout cela n'est pas désiré. Des mots réconfortants sortaient de sa bouche, sûrement que la triste folie de la jeune femme l'avait émue. Mais que faire, elle qui n'avait même plus de radeau auquel s'accrocher, elle était perdue.
Perdue dans le tumulte, dans la violence de l'océan.
Elle vit le vent agiter les arbres au loin. Il soufflait avec précision et beauté dans les feuilles.
A cet instant, elle voulait être le vent. Indomptable, libre et inconscient. Un souhait cliché mais qui résoudrait tous ses problèmes. On dit que le zéphyr, c'est l'âme d'un être aimé qui veille sur nous et adoucit notre esprit.
Eh bien, elle tout ce qu'elle veut, c'est veiller sur le monde avec son être aimé.
Elle voudrait voler avec lui si haut et percer les nuages.
Elle voudrait rire avec lui, encore une fois peut-être et agiter les cheveux dorés par l'été qu'il aimait tant.
Elle serait même esprit frappeur, pour s'amuser ensemble comme au bon vieux temps et faire des blagues d'enfants aux simples mortels.
Elle imaginait tellement de choses, rafistolait son cœur et ses souvenirs, dans l'espoir illusoire que ça lui ferait du bien.
Mais le ciel finissait toujours par s'affaisser et elle se sentait oppressée entre le goudron abimé et les nuages. Elle était bloquée ici. Devant ses yeux, elle voyait passer une dernière chimère, symbole d'une autre vie et riait un peu.
Pour tenter d'alléger le poids, sûrement.
Mais elle finit par souffler un bon coup, énergique. Elle regarda la femme à côté dans les yeux, comme à son habitude. Bien-sûr, elle fut étonnée par un tel réveil. Mais la jeune femme n'attendit aucune réponse et partit sans parler une seule fois.
Elle s'étira et replaça son masque sur son visage avec décontraction. Folle, voilà ce que les gens devaient penser d'elle. Elle s'en fichait comme à son habitude et marchait d'un pas souple dans la rue.
Mais quand elle riait, c'était toujours au vent. Lui filait entre ses doigts mais Joséphine continuait de l'imaginer. Il est connu ce cercle vicieux. Pour ne pas qu'il lui manque, elle lui donnait des fragments de sa vie.
Le vent, c'était le générique de sa moitié disparue,
le placebo d'une amitié.
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