CHAPITRE 1: Dimanche 2 mai /1




Ma brosse à dent bleu dans la main gauche,  j'ai plié le tube du pouce et de l'index de la main droite pour en faire sortir une limace de dentifrice rayé. La moitié s'est écrasé sur la faïence du lavabo et le bouchon a roulé sous le meuble au milieu des moutons de poussière.

Les pieds nus sur le carrelage froid de la salle de bain et les yeux fatigués, dans le miroir de l'armoire à pharmacie j'ai regardé mon reflet qui se brossait les yeux avec des dents placides. Ou plutôt mon reflet qui se brossait les dents avec des yeux placides.

Dans ce moment d'intime solitude, je me suis demandé ce que je foutais là à me brosser les dents au beau milieu de la nuit.

J'avais les dents très propres, huit fois déjà que je répétais l'opération. La vérité c'est que c'était la seule chose qui puisse me maintenir éveillé.

J'ai regardé ma montre pour la centième fois, quatre heure onze du matin. J'étais un gosse, incapable de faire une nuit blanche à dix sept ans.

Pourtant l'expérience psychologique m'avait semblé révolutionnaire dans l'après midi alors que le soleil était encore haut dans le ciel. L'idée de rester éveillé cette nuit pour ne pas faire "le cauchemar" m'avait séduite et je m'en étais félicité.

J'ai craché la mousse mentholée, je me suis rincé la bouche et la brosse à dents bleu a claqué dans le fond du pot. Sous le meuble du lavabo j'ai récupéré le bouchon pour le revisser et je n'ai pas fermé la porte de la salle de bain derrière moi.

Dans mon lit, les draps remontés jusqu'au menton pour vaincre le grand méchant loup, je me suis endormi.

Tant pis si je devais cauchemarder toute ma vie. Qu'ils aillent tous se faire voir les monstres sous mon lit.

***

Plus je m'éloignais de la plage, plus les eaux étaient sombres, calmes et froides.

J'avais mal, j'avais tellement mal au cœur. Mais pourquoi la douleur s'accentuait elle encore chaque fois que je prenais ma respiration entre deux brasses ?

Il faisait bien noir soudain. Pourtant il faisait jour, je voyais le ciel bleu au dessus de moi.

Tous ces petits points qui dansaient devant mes yeux, qu'ils étaient beaux, qu'ils étaient gracieux, pourtant j'aurais bien aimé qu'ils s'arrêtent de sautiller comme ça. Ils me brouillaient la vue.

Je me suis mis à suffoquer doucement sous l'assaut de cette douleur si profonde et si vrai qui commençait à m'achever. Je ne savais plus si elle me perçait le cœur à coups d'aiguille un peu plus profondément chaque seconde ou si elle me l'arrachait bien consciencieusement, morceau par morceau pour s'en délecter plus tard.

L'eau était froide, l'océan était immense, il glissait autour de moi ; sombre, mouvant, il semblait vouloir me noyer en son sein. Pour me faire disparaître. Pour me grignoter tout entier.

J'étais en train de mourir en toute conscience et c'était là un bien étrange sentiment que de subir la mort.

J'avais mal, je tombais, je me noyais. Incapable d'appeler à l'aide je concentrais toute mon énergie pour me maintenir à la surface.

Les cheveux mouillés, les lèvres bleues et le teint pale; seul au milieu des larmes de la terre où je me noyais, j'écoutais le ralentissement progressif de mon rythme cardiaque.

De l'eau, plein d'eau, un océan entier qui emplissait mes poumons et qui laissait fuir la vie de mon corps.

J'étais devenu l'océan.

                                                                          ***

Battant délicatement des cils j'ai ouvert de grands yeux paniqués sur le monde.

Immédiatement pris d'une violente quinte de toux je me suis redressé et mon corps tout entier s'est contracté. Je me suis recroquevillé sur moi même comme un escargot dans sa coquille, j'ai écouté le silence familier puis progressivement comprenant qu'il n'y avait rien, aucune eau à recracher, aucun océan autour de moi, je me suis calmé.

Dans un souffle j'ai refermé les paupières et me suis laissé tomber doucement contre les oreillers imprimés de bleuets.

C'était le même cinéma tous les matins. Tous les matins de ma vie.

Je voulais rester dans mon lit, le nez enfoui contre les draps qui sentent le parfum de mon enfance, au moins autant de temps qu'il le faudrait pour que tout s'efface.

J'ai passé une main tremblante contre mon visage sans plus savoir quoi en penser.

Il n'y avait plus aucun repos. Même quand je fermais les yeux et que je croyais me retrouver seul, l'océan était encore là à m'épier dans l'ombre pour me rappeler ma douleur.

Je me suis tourné et j'ai ouvert les yeux pour contempler le mur face à moi.

Qu'étais je censé comprendre de ce souvenir? Me méfier de l'eau ? Si c'était ça, c'était réussi, je savais à peine nager.

J'ai serré des poings contre le drap. Ma peau était encore humide et mes doigts fripés comme si j'étais resté trop longtemps dans l'eau. J'ai fermé les yeux un moment avant de passer la langue sur mes lèvres pour y trouver le goût salé de la mer.

C'en était trop.

D'un geste sec je me suis dégagé des draps entortillés autour de moi pour me redresser. Le souffle court, vacillant sur mes jambes je me suis retenu au mur. Tout mon corps était douloureux et à la moindre respiration mes poumons me rappelaient cette souffrance. Dieu seul savait que cette douleur ne m'était pas inconnue.

Je me suis assis sur le lit défait et j'ai regardé les oreillers au sol et le désordre de ma chambre.

Dans une grimace de douleur je me suis forcé à expirer lentement pour calmer la panique et de nouveau j'ai passé la langue sur mes lèvres pour en arriver à la même conclusion : salées. Perdre le contrôle à ce point de mon corps me terrifiait.

Le rationnel et l'irrationnel se battaient jusqu' au sang pour me faire entendre leurs voix, mais moi je ne savais plus. J'étais un pauvre petit bonhomme de carton perdu au milieu de la bataille.

Après dix sept ans, je doutais encore. Le sable dans mes draps, la douleur dans mes poumons et le sel de la mer sur ma peau n'étaient manifestement pas des preuves suffisantes pour que je m'avoue que ce n'étais pas seulement dans ma tête.

Ma grand-mère disait toujours que c'était normal de douter et que c'était ce qui nous rendait vrai.

Un éclair a soudain déchiré le ciel et le tonnerre à grondé comme en écho à mes pensées bouleversées. J'ai sursauté.

Quand le calme est revenu, seulement troublé par les gouttes d'eau qui s'écrasaient contre le carreau j'ai commencé doucement à me réveiller.

Le désordre de ma chambre était resté tel que je l'avais laissé hier soir. Cette porte de bois légèrement griffée en bas, l'aspirateur caché derrière, le petit morceau de tapisserie déchiré à la jointure des deux bandes. Quelques vêtements jetés sur le dossier d'une chaise, d'autres au sol, les feuilles volantes étalées sur le bureau et les livres à la reliure usée que je n'avais jamais lu sur l'étagère. Puis le couvre lit fleuri, jauni par les années et l'affiche criarde aux coins déchirés d'un groupe de rock punaisée sur la porte.

Assis sur le bord du lit les pieds sur le parquet et les coudes sur les cuisses j'ai passé les mains dans mes cheveux en fermant les yeux.

Je détestais les dimanches parce qu'ils étaient obligatoirement suivis d'un lundi.

Et puis le lundi...

Putain le contrôle d'espagnol ! Il fallait que je le révise. Me redressant brusquement, j'ai vacillé sur mes jambes comme un oisillon fraichement sorti du nid. Une douche pour effacer le sel qui me collait à la peau, la brosse à dents bleu, le dentifrice rayé. C'était tous les matins de ma vie.


                                                              Suite du chapitre 1:  A suivre...

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